Iran. De la stratégie révolutionnaire au repli nationaliste
La déroute militaire de l’Iran et du Hezbollah au Liban puis en Syrie bouleverse le logiciel socio-politique et géopolitique du Proche-Orient. La République islamique est désormais contrainte de se replier sur son territoire, sur ses enjeux nationaux et ses ambitions de puissance régionale, au moment où Israël multiplie les appels aux États-Unis pour qu’ils interviennent militairement.
Les échecs militaires iraniens au Liban et en Syrie ont d’abord affecté les Gardiens de la révolution et les factions idéologiques les plus radicales qui dominent la vie politique, économique, sociale et culturelle en Iran. Certains envisagent déjà un prochain « renversement de régime », d’autres craignent un pouvoir militaire encore plus radical. Le Guide suprême Ali Khamenei cherche, quant à lui, à passer des compromis pour tenter de sauver un régime islamique en perdition sous la pression des sanctions économiques américaines, de l’opposition internationale à son programme nucléaire, et surtout de la société iranienne.
Dès leur arrivée au pouvoir en 2021 avec l’élection à la présidence d’Ebrahim Raïssi, les forces conservatrices avaient pris la mesure de l’urgence de la situation. Elles avaient entamé un changement de stratégie régionale pour rendre des négociations possibles avec les États-Unis et obtenir la levée des sanctions économiques. Sans la bloquer, les divisions du camp conservateur ont entravé cette stratégie qui visait au renforcement des relations avec tous les pays frontaliers, à commencer par l’Arabie saoudite, et à la prise de distance avec le réseau des « proxies » créé dans le contexte de la guerre Irak-Iran. Cette politique a été confirmée en juin 2024 par l’élection à la présidence du réformateur Massoud Pezeshkian, avec l’assentiment du Guide Ali Khamenei, faute d’autre alternative.
Ce projet de repli en bon ordre sur le territoire et les intérêts nationaux a cependant été bousculé en quelques mois par Israël. Le renversement du régime Assad en Syrie — seul allié arabe solide de l’Iran depuis 1979 — et la défaite militaire du Hezbollah imposent à la République islamique de définir une nouvelle politique intérieure et internationale qui dépasse le simple pragmatisme.
Succès militaire, défaites politiques
Les succès militaires des Gardiens de la révolution (pasdaran) dans le passé sont nombreux. La guerre Irak-Iran (1980-1988) a permis à cette milice politique (sepah) fondée pour contrer les opposants à la République islamique de devenir une troupe d’élite de l’armée nationale. Alors que l’armée conventionnelle (artesh) se cantonnait à la défense du territoire national, les pasdarans ont été les acteurs de la stratégie de « défense avancée » au-delà des frontières, avec le Hezbollah et la Syrie comme pierres angulaires. L’engagement des Gardiens de la révolution a vite dépassé le front irakien pour être idéologique, mondialisé, contre le « Grand Satan » américain et ses alliés européens et israéliens.
Abonnez-vous gratuitement à la lettre d’information hebdomadaire d’Orient XXI
Après avoir soutenu les mouvements palestiniens, ils ont joué un rôle éminent dans la création du Hezbollah après l’invasion israélienne du Liban en 1982. Après la fin de la guerre avec l’Irak, les anciens combattants ont rapidement occupé des postes de responsabilité dans la politique, la gestion de l’État et bien sûr les entreprises. Les Gardiens de la révolution ont alors assumé la fonction de contrôle politique, de renseignement et de répression à l’intérieur du pays tandis qu’étaient structurées des forces spéciales, la force Al-Qods, spécialisée dans les actions extérieures.
L’action militaire iranienne en Syrie prit une nouvelle dimension quand l’Iran soutint activement le régime de Bachar Al-Assad contre les révoltes du printemps arabe en 2011, et surtout avec l’émergence de l’Organisation de l’État islamique (OEI) en Irak puis en Syrie. Cette armée de djihadistes sunnites farouchement anti-chiite était vue à Téhéran comme une arme des États-Unis et leurs alliés saoudien et israélien, pour renverser la République islamique. La force Al-Qods dirigée par le général Ghassem Soleimani joua alors un rôle de premier plan avec le concours de mercenaires chiites afghans, des milices chiites d’Irak et surtout du Hezbollah. L’Iran fut le seul État musulman à combattre l’OEI. Les Gardiens de la révolution restèrent sur le territoire syrien, comme les forces spéciales américaines et bien sûr les Russes.
Pendant vingt ans, les pasdarans furent nombreux à séjourner au Liban et en Syrie où certains fondèrent une petite colonie irano-chiite, officiellement censée protéger le tombeau de Zeynab, petite-fille du Prophète. Cette implantation démographique, économique et religieuse, associée aux projets politiques du Hezbollah au Liban, fit émerger des idées de conquête. L’accès à la Méditerranée donna à certains l’idée de prendre une revanche sur la bataille de Marathon1 et de construire pour l’Iran une stratégie méditerranéenne impérialiste. La création de cet « arc chiite » fut dénoncée par les pays arabes sunnites et jugée par de nombreux analystes comme un élément central dans la politique étrangère de l’Iran. Le dogme de la « menace iranienne », partagé par la plupart des analystes occidentaux, définissait alors l’Iran comme un État islamiste et impérialiste dont le but prioritaire était de déstabiliser le Proche-Orient puis l’Europe via la Méditerranée.
Une attaque directe contre Israël
En décembre 2024, ce piège s’est refermé sur les pasdarans. Ils n’ont pas mesuré à quel point le Mossad, le service de renseignement extérieur israélien, bien implanté en Syrie, avait infiltré le Hezbollah et la force Al-Qods, ni les conséquences de l’incapacité du régime Assad à sortir de la guerre. Les rêves d’ouverture vers la Méditerranée leur avaient fait oublier que l’État iranien moderne édifié par les Safavides au XVIe siècle n’était pas impérialiste mais d’abord nationaliste, attaché à la protection de ses frontières, contre les forces hostiles des empires ottoman, russe ou britannique. La lutte contre un ennemi mondialisé comme les États-Unis pouvait justifier la stratégie de la « défense avancée », mais la force Al-Qods a transformé ces bastions lointains en enjeux stratégiques.
Le changement a donc été spectaculaire la nuit du 13 au 14 avril 2024, quand plus de 350 drones et missiles furent lancés contre Israël depuis le territoire iranien sans passer par l’arsenal du Hezbollah. Téhéran affirmait ainsi sa décision de défendre seul son territoire, son régime politique et son programme nucléaire, sans l’aide du réseau de « proxies ».
Après l’attaque du Hamas, le 7 octobre 2023, l’Iran a tout fait pour ne pas être impliqué dans une guerre sans issue et retiré la plupart de ses milices du Liban et de Syrie, prévoyant un repli en bon ordre. La destruction systématique des dépôts d’armes iraniennes destinées au Hezbollah situés en Syrie avait par ailleurs poussé Bachar Al-Assad à demander aux Iraniens de se faire discrets. Les Gardiens de la révolution n’ont donc pas combattu et se sont enfuis quand, en décembre 2024, les rebelles venus d’Idleb ont pris Alep puis Damas. Leur défaite n’en a été que plus honteuse. Le général Hossein Salami, commandant en chef des Gardiens, a fièrement déclaré que le dernier iranien à quitter la Syrie était un pasdaran. Constat pathétique d’une défaite.
La fin de « l’axe de résistance » ?
Dès le 11 décembre, comme pour se convaincre que tout était irréel, le Guide suprême Ali Khamenei a déclaré que « plus l’axe de la résistance est sous pression, plus il en sort consolidé », et que « ce qui s’est passé en Syrie est le résultat d’un plan conjoint américano-sioniste », avant de reconnaître le 22 décembre que l’Iran « n’avait pas besoin de relais dans la région » (Agence IRNA). Pourtant l’absence de commentaires de fond sur les événements du Liban et de Syrie montre qu’une page vient de se tourner et que l’intérêt supérieur de la République islamique n’est plus dans la résistance ou dans une intervention directe. Chacun a compris que « l’axe de la résistance » était brisé. Les plus radicaux le regrettent et déclarent vouloir relancer l’islam révolutionnaire. Ils critiquent avec véhémence le président réformateur Pezeshkian, qui confirme la justesse du combat contre Israël, mais remet toute action « au moment opportun » et se rapproche des pays arabes. La majorité des Iraniens, quant à elle, est soulagée de l’arrêt de ces opérations militaires et dépenses extérieures. Elle regrette que ne soient probablement jamais remboursés les 30 à 50 milliards de prêts et dépenses en Syrie depuis quinze ans.
Les discours convenus des leaders iraniens, le silence inquiet des médias comme de la population semblent traduire la profondeur du choc. Le constat de la débâcle sans combat des Gardiens de la révolution marque une étape décisive dans la fragilisation de la République islamique. Un verrou a sauté, ouvrant la porte à tous les possibles, au pire comme au meilleur.
La pénurie actuelle d’électricité qui désorganise tout le pays vient s’ajouter aux autres crises. La nécessité de changements profonds semble évidente, mais les Iraniens sont également attachés à la sécurité et la stabilité de l’État. Ils savent le prix des révolutions et constatent l’absence d’une solution de rechange, alors que les forces politiques de la diaspora sont trop éloignées des réalités. Ils constatent comment les conflits internes combinés à des actions extérieures ont ravagé l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie, le Liban ou la Palestine. Ils s’inquiètent aussi des succès militaires et des conquêtes territoriales d’Israël qui pourraient générer d’interminables conflits régionaux.
Maintenir un équilibre fragile
D’où peut venir un changement qui ne fait pas tomber le pays dans le chaos ? Le Guide suprême, qui a une longue expérience de la gestion des conflits entre les factions de radicaux, de conservateurs et de réformateurs, dispose-t-il encore des moyens et de l’autorité morale pour imposer ses choix et trouver d’ultimes compromis ? Comment vont réagir les millions de personnes membres actifs ou anciens des Gardiens de la révolution et tous ceux qui en dépendent sur le plan politique et financier ? L’assassinat de Ghassem Soleymani en janvier 2020 avait suscité une vaste émotion nationale, mais c’était un général vainqueur. Aujourd’hui : vae victis (malheur aux vaincus) ?
Il est un peu tôt pour conclure à une chute prochaine de la République islamique. La défaite des factions conservatrices incarnée par les pasdarans ne saurait occulter la vitalité du nationalisme iranien ni le consensus qui existe en Iran pour que l’État multimillénaire reste stable. Pour sauver la République islamique, l’ayatollah Ruhollah Khomeiny avait été contraint d’accepter un cessez-le-feu avec l’Irak en 1988. En 2015, Ali Khamenei avait signé un accord sur le nucléaire (Joint Comprehensive Plan of Action, JCPOA). La décision prise le 15 décembre 2024 de suspendre la nouvelle loi répressive sur le « hijab et la chasteté » est importante. Le fait qu’elle ait été prise, avec l’assentiment du Guide, par le Conseil national de sécurité, la plus haute instance chargée de la sécurité nationale et internationale, en dit long sur la fragilité du régime et la volonté de ne pas provoquer une société qui pourrait à nouveau se révolter en masse comme en 2022.
Cette ouverture pourrait s’accompagner d’une négociation sur la question nucléaire, avec l’appui du Guide, menée par le gouvernement réformateur de Massoud Pezeshkian — s’appuyant sur Javad Zarif l’artisan de l’accord sur le nucléaire de 2015. Cet accord réglerait la question du nucléaire devenue secondaire et pourrait-il aboutir à la levée des sanctions économiques ? Pour Donald Trump et les entreprises américaines, l’Iran pourrait devenir, avec ses richesses en hydrocarbures et ses 90 millions d’habitants dont le niveau d’instruction est élevé, un terrain économique favorable et un moyen de contrer les ambitions chinoises. Cette renaissance économique est indispensable pour que l’Iran devienne une puissance régionale capable de contribuer avec l’Arabie saoudite à la sécurité d’une région et peut-être au règlement de la question palestinienne, alors que Trump a déclaré ne pas vouloir de changement de régime ni de conflit armé.
Malgré les réticences des factions conservatrices iraniennes, et l’hostilité de nombre de conseillers du futur président américain soutenant sans réserve les ambitions d’Israël, la République islamique, dégagée de ses engagements envers ses « proxies » et repliée sur son territoire, pourrait espérer surmonter la crise actuelle. Pour l’heure, tout semble figé à Téhéran. Le Guide Ali Khamenei maintient un équilibre institutionnel fragile entre une opposition radicale exacerbée par ses échecs, des conservateurs opportunistes, des réformateurs pragmatistes et 90 millions d’Iraniens qui aspirent à des changements profonds. En attendant Donald Trump.
Source : BERNARD HOURCADE