Les Femmes Kamikazes. Par Joseph Alagha.

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Les Femmes Kamikazes.

Par Joseph Alagha1

Résumé

Bien que l’abnégation, « la mort de martyr », ou les opérations-suicide soient devenues caractéristiques des groupes islamistes radicaux engagés dans le jihad national (Hamas) et transnational (EIIL = Etat Islamique), ces groupes ne sont pas les seuls à le mener. Là où le Hezbollah libanais a mené 12 opérations-suicide par des hommes chiites, et là où huit femmes kamikazes palestiniennes (y compris des mères) ont fait de même en Israël, des partis politiques laïcs libanais ont mené des opérations-suicide visant les forces d’occupation israéliennes. Le parti communiste libanais (PCL) a mené une opération-suicide à l’aide d’une femme chrétienne, alors que le parti social-nationaliste syrien (PSNS) en a mené 12, divisées de façon égale entre six femmes et six hommes appartenant à différentes confessions et communautés religieuses : chiite, sunnite, druse et chrétienne. Les opérations-suicide ne sont pas limitées à l’Islam ; d’ailleurs, il existe d’autres genres de suicide qui ne se rapportent pas vraiment à la religion, mais plutôt à la lutte pour l’indépendance nationale. Les Tigres de libération de l’Îlam Tamoul (LTTE) au Sri Lanka et en Inde, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie et le Babbar Khalsa International (BKI) en Inde illustrent ceci. Les communistes chinois sont des bouddhistes ou confucéens, les kamikazes japonais de la Seconde Guerre Mondiale étaient des shintos ou des bouddhistes, le mouvement des LTTE est principalement composé d’hindous et de quelques chrétiens et le BKI comprend des sikhs. Cet article présente une vue d’ensemble sur les femmes qui s’engagent dans les opérations-suicide dans les situations de combat (visant des soldats) et de non-combat (visant les civils).

Introduction

Dans la section une, je fais référence à deux des huit femmes qui se sont faites explosées sur les territoires palestiniens occupés : une avocate et une mère. Dans la section deux, j’interroge la mère d’un martyr du Hezbollah. Dans la section trois, je soulève la question de savoir si ce ne sont que les mouvements islamistes qui s’engagent dans la mort de martyr, soulignant l’existence d’opérations-suicide laïques nationalistes non-musulmanes au Liban, dans le monde musulman et dans le monde entier.

  1. Femmes palestiniennes

Une enquête menée par Reuters sur la réaction palestinienne envers les opérations-suicide révèle que 75 pourcent des palestiniens ont soutenu l’opération-suicide du 4 octobre 2003, sixième opération menée par une femme palestinienne depuis le début de la deuxième Intifada (Soulèvement)2. L’opération a été menée par l’avocate Hanadi Jaradat qui s’est faite exploser, causant la mort de vingt civils israéliens lors de la célébration du Yum Kippur (Jour des propitiations) à Haïfa, une ville supposée incarner la coexistence pacifique israélo-palestinienne. Le sondage regroupait 1,318 palestiniens de Cisjordanie et Gaza, dont 17 pourcent étaient contre l’opération et 4.4 pourcent l’avaient véhément condamnée3. Le feu Cheikh Ahmad Yasin, fondateur du mouvement Hamas, avait affirmé : « Je dis que durant cette phase (de Soulèvement [Intifada]), la participation des femmes n’est pas nécessaire autant que celle des hommes. Nous n’arrivons pas à répondre aux demandes croissantes des jeunes hommes qui souhaitent mener des opérations-martyr. »4 Le 14 janvier 2004, au poste-frontière d’Erez à Gaza, Reem Saleh Al-Riyashi, septième femme kamikaze et première mère palestinienne5, s’est faite exploser entre des soldats israéliens, causant quatre morts et sept blessés6. A l’enterrement de Reem, Mahmoud El-Zahhar, un leader politique du mouvement Hamas, a déclaré : « Le martyr Reem est une héroïne puisqu’elle a tout sacrifié. C’était une jeune femme mariée qui a laissé derrière elle un époux et des enfants pour se rendre au paradis… Et elle n’est pas la dernière. »7 Bien que Cheikh Yasin ait révélé plus tôt que la participation des femmes aux opérations-martyr n’était pas nécessaire, malgré le nombre grandissant des hommes aspirants, il semble qu’il ait révoqué sa décision plus tard en raison des changements imposés sur le champ de bataille. En commentaire à l’opération de Al-Riyashi, il avait déclaré : « L’opération représente un tournant décisif pour deux raisons: la première est qu’elle a été réalisée par une femme8; la deuxième est qu’elle résultait d’un effort partagé entre Kata’ib Shuhada’ al-Aqsa9 et Kata’ib Izzeddine Al-Qassam10. » Yasin avait ajouté que le mouvement Hamas refuse tout cessez-le-feu avec Israël parce que ceci équivaudrait à une capitulation. Yasin avait affirmé : « D’où, tout le monde sait qu’il n’existe pas d’autre chemin ni d’autre choix à part le chemin de la résistance. »11 En voulant justifier le rôle des femmes dans le jihad et la mort de martyr, Yasin avait soutenu que lorsque l’ennemi [Israël] a occupé la terre des musulmans [Palestine], le jihad est devenu un devoir religieux qui incombe à tous les musulmans, hommes et femmes. Il avait repris :

Antérieurement, nous disions que les femmes sont mises à l’écart, à moins que nous ayons urgemment besoin d’elles pour mener des opérations-martyr. Ainsi, lorsque nos frères du Kata’ib ont senti le besoin de mener une opération en ayant recours à une femme, ils l’ont fait et, à mon avis, ceci est un nouveau départ pour les femmes. Toutefois, concernant le jihad, ce n’est pas le début, plutôt que la suite du chemin vers la mort de martyr et la lutte sur la voie de Dieu en ayant recours aux hommes et aux femmes.12

  1. La mère du martyr du Hezbollah

Par le dimanche ensoleillé du 9 mai 1999, deux étudiantes danoises en journalisme et l’auteur se sont rendus à la banlieue sud de Beyrouth pour interroger la mère du martyr du Hezbollah13, dans une maison très modeste et tenant à peine encore debout. Les deux étudiantes ont eu un « choc culturel » lorsqu’elles ont réalisé qu’elles devaient féliciter la mère au lieu de lui présenter leurs condoléances. En tant que libanaise, je n’étais pas surprise, mais les danoises étaient déconcertées. Elles ont demandé comment une personne pourrait féliciter une mère pour avoir perdu son propre fils ; comment une mère attentionnée et affectueuse pourrait volontairement donner son propre fils à la mort ? Toutefois, l’étonnement apparent des danoises était un défi sérieux à la mère illettrée du martyr. Elle a dit : « Mes filles, si vous êtes mordues par un serpent et que son poison circule dans votre sang, le laisserez-vous circuler jusqu’à atteindre votre cœur, ou bien l’aspirerez-vous ? » Elle a fait une autre analogie, disant que si une personne découvrait une glande cancéreuse dans son corps, ne l’enlèverait-elle pas de la racine pour qu’elle ne la tue pas ? Elle nous a montré quelques photos de son fils sans verser une seule larme ; par contre, elle était tranquille. Elle a dit notamment : « La dignité est le contraire de l’humiliation, et la mort [est assimilable] à l’humiliation. »14 Elle a ajouté que le martyr (son fils) « a agi comme un antidestin, un faucon de bronze, un altruiste déterminé dont le devoir le plus important et la source de fierté [honneur et dignité] sont le sacrifice de soi pour le bien-être de son pays en tuant autant d’ennemis que possible. » Elle a souligné : « Ceci est la plus grande fierté qu’une mère puisse vivre. »

  1. Est-ce que ce sont uniquement les mouvements islamistes qui s’engagent à la mort du martyr ?

Il est utile de noter que ‘l’abnégation’, ‘la mort de martyr’ ou les opérations-suicide ne sont pas limitées à l’Islam. Il existe des genres ‘nationalistes’ de mort de martyr qui se rapportent peu ou pas à la religion, mais qui sont liés à la lutte pour l’indépendance nationale. Par exemple, les communistes chinois lors de l’insurrection à Shanghai en 1927, le kamikaze japonais durant la Seconde Guerre Mondiale, les Tigres de libération de l’Îlam Tamoul (LTTE) au Sri Lanka et en Inde, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, le Babbar Khalsa International (BKI) en Inde et beaucoup d’autres ont eu recours aux opérations-suicide.15 A ma connaissance, les communistes chinois sont bouddhistes ou confucéens, les kamikazes japonais sont shintos et bouddhistes, le mouvement des LTTE est principalement composé d’hindous et de quelques chrétiens16, et le BKI comprend des sikhs. « Le mouvement des LTTE a mené une opération-suicide en Inde. C’est le seul groupe à avoir tué deux leaders mondiaux – l’ancien premier de l’Inde, Rajiv Gandhi17, et le président du Sri Lanka, Ranasinghe Premadasa – à l’aide d’hommes et de femmes kamikazes. »18 Par exemple, entre 1980 et 2000, les LTTE ont mené 168 opérations-suicide, alors que le PKK en a mené 2219 qui, j’estime, ont de loin pesé plus que toutes les opérations-suicide menées en Israël et au Liban durant la même période. Il est également utile de signaler qu’on estime qu’au moins 25% des kamikazes durant cette période étaient des femmes.20

Au Moyen-Orient, les cas libanais illustrent les deux tendances : « Islamique » et « mort de martyr nationaliste ». Comparé aux cas iraniens21 et palestiniens, Khosrokhavar classe les cas libanais comme « ambivalents », oscillant entre « mort de martyr » et « mort absurde », en raison de la nature multiconfessionnelle et sectaire de la myriade libanaise. A son avis, ceci a créé, parallèlement aux invasions israéliennes, « une base prospère de la mort de martyr ».22 Je mets l’accent sur le fait que dans le cas libanais, le Hezbollah n’était pas le seul parti politique ayant mené des opérations-martyr contre les forces israéliennes occupant le Liban. Plutôt, le Hezbollah connaissait une compétition violente avec des partis politiques libanais multiconfessionnels laïcs, tels que le parti de droite PSNS, le parti de gauche PCL, le parti Ba’th et le parti social nassérite, surtout durant les années allant de 1985 à 199023. Là où le Hezbollah a mené 1224 opérations-martyr par des hommes chiites25, le PSNS et le PCL ont réalisé des opérations-martyr à l’aide d’hommes et de femmes de différentes confessions religieuses.

Pour commencer, je prends les opérations-martyr du PSNS comme bon exemple. Bien que Khosrokhavar ait expliqué la ‘motivation religieuse’ derrière les opérations-martyr du Hezbollah, et la ‘motivation politique’ ou ‘nationaliste’ derrière les partis politique laïcs dans le cas du PSNS26, il semble évoquer que, Sana Muhaydli27, la fille chiite de dix-sept ans appartenant au PSNS, était la seule martyr du PSNS28. En réalité, tout comme le Hezbollah, le PSNS a mené 12 opérations-martyr au total, incluant cinq autres femmes en plus de Sana. Ainsi, il semble que Khosrokhavar met l’accent sur le capital religieux29, mais qu’il est mal informé sur les onze autres opérations-martyr du PSNS, menées par des sunnites, druses et même chrétiens, en plus des chiites30. J’aimerais mettre en valeur l’aspect nationaliste et la nature multiconfessionnelle de l’identité nationaliste, plutôt que de les limiter à une secte. Mon hypothèse est une tentative de prouver que, dans le PSNS et le PCL, les martyrs non-chiites ont sacrifié leurs vies, non comme « morts absurdes », mais comme capital symbolique dans le but de maintenir l’honneur et la dignité de leur nation et de libérer leur terre, comme était le cas des martyrs du Hezbollah par exemple. Concernant les martyrs musulmans et laïcs, Khosrokhavar fait à nouveau une surgénéralisation, affirmant que la plupart des martyrs viennent de classes pauvres et défavorisées (populaires) du sud du Liban31. En me basant sur une recherche sur le terrain, j’ai trouvé que la plupart des martyrs faisait partie de la classe moyenne; certains avaient poursuivi des études universitaires. Plus encore, j’avais découvert que les martyrs venaient de différentes localités géographiques du Liban, et non principalement du sud du Liban tel que Khosrokhavar l’affirme. Dans le cas du PSNS, on m’a dit qu’au moins quatre martyrs avaient suivi des études universitaires et appartenaientà la classe moyenne, et que l’un d’eux était même un chrétien aristocrate32. Les opérations-martyr du PSNS sont basées sur son idéologie politique tel que stipulé par Antoun Saadeh33. Pour cette raison, les martyrs du PSNS n’étaient pas uniquement des libanais, mais comprenaient aussi des syriens et des palestiniens34. Sana Muhaydli du PSNS35, ‘la mariée du sud’, est l’une des femmes martyres les plus connues. Elle n’avait que 17 ans lorsqu’elle s’est faite exploser en 1985 au milieu d’une patrouille israélienne36. Lorsque j’ai interrogé son père Yusuf37, il a affirmé que sa fille était une martyre et qu’elle est au paradis même si elle appartenait à un parti politique laïc. Il a dit: « La religion appartient à Dieu, et la nation appartient à tout le monde. »38 Selon Yusuf, « Sana s’est sacrifiée pour libérer le Liban et la Syrie naturelle de l’occupation, et pour que la nation syrienne puisse vivre avec honneur et dignité. » En soulignant la volonté nationaliste de pouvoir pour le PSNS, le père de Sana a cité Saadeh: « Il existe en vous un pouvoir qui, si concrétisé, changera le cours de l’histoire. » Il a fini par dire: « Le sang qui circule dans nos veines n’est pas le nôtre ; il appartient plutôt à notre nation ; lorsqu’elle le requiert, elle le trouve. » Ainsi, « le sang est le témoin le plus glorifié de la vie. C’est une volonté qui demande la mort, quand la mort représente un chemin pour la vie ; c’est une volonté exprimée par nos martyrs éternels. » Suivant les mots de Saadeh, le père de Sana relie le concept de mort de martyr à la vie et la survie de la nation : « Nos martyrs symbolisent nos grandes victoires. »

Un autre exemple est illustré par le cas de la chrétienne du PCL appartenant à la classe moyenne supérieure, Lola Abboud39, la fleur de la Bekaa, ‘une femme courageuse qui s’est battue pour sa terre et son peuple, et qui s’est donnée volontairement à la mort… La famille Abboud, chrétienne et pieuse40, avait déjà sacrifié un grand nombre de martyrs-guerriers41. » Lola venait du village libanais al-Qar’un, où chrétiens et musulmans vivent côtes à côtes et en harmonie et coexistence pacifique. Selon Davis, Abboud est devenue la « martyre idéale » des femmes martyres palestiniennes à imiter ; « elle avait déjà ouvert la voie au Liban. »42 Selon son frère, Dr. Fouad Elias Abboud, Lola était la « dernière martyre de la famille » lorsqu’elle s’est faite exploser entre des soldats israéliens qui attaquaient son village le 20 avril 1985 ; elle n’avait que 19 ans à l’époque43. Selon lui, la raison pour sa mort de martyr est qu’elle ‘luttait pour la libération de sa propre patrie’, en tant que droit et devoir et par amour pour son pays, dans le but de rompre l’humiliation cruelle et de maintenir la dignité et l’honneur de son peuple. Il a affirmé ‘qu’une personne est disposée à mourir pour sa cause si elle constitue la question de sa propre existence… Tous les cas de mort de martyr représentent des cas de lutte pour l’existence de soi… Chacun de nos martyrs était un martyr qui est mort par auto-défense [jihad défensif]. Nous ne sommes jamais allés en Europe et nous n’y avons jamais tué des juifs. Nous défendions nos propres enfants…’44 Dr. Abboud a ajouté : ‘Le défenseur de la liberté choisit la mort comme choix définitif. Il ne prend pas cette décision au départ. C’est lorsqu’il n’est plus capable de lutter qu’il décide de se suicider… Elle combattait les israéliens dans son propre village. Elle ne luttait pas contre les israéliens en Israël.’45 Davis fait référence à la notion que la mort de martyr est un comportement altruiste de nature surérogatoire. En comparant Lola à ‘une Jeanne d’Arc du temps moderne’, elle écrit ‘il est juste de dire que les actes de Loula Abboud dépassent toutes les attentes, non seulement pour des femmes en guerre, mais des hommes aussi.’46 Vu que sa mort de martyr a eu lieu le lendemain de jour de Pâques, sa mort pourrait être assimilée à la résurrection de son peuple. Le patriotisme de la famille Abboud s’est montré encore plus évident lorsque Dr. Abboud a avoué qu’il s’identifie au Hezbollah et qu’il considère son leader ‘comme un héro national.’47 Davis conclut que la mère et le frère de Lola n’ont perçu aucun antagonisme entre ‘la mort de Lola et leurs fermes croyances chrétiennes, même si la christianisme, tout comme l’islam, interdit le suicide.’48

Une justification similaire sur la mort de martyr est présentée par Munif Muhammad Ashmar, père de deux martyrs du Hezbollah : Ali qui s’est fait exploser entre les forces israéliennes qui occupaient le Liban, et Muhammad, décédé sur la champ de batail en les combattant. Avant de mener son opération le 20 mars 1996, Ali, dans son discours d’adieu, a dit : ‘… Mon corps sera du feu qui brûlera les occupants israéliens qui, tous les jours, tentent délibérément de vous torturer et de vous humilier [le peuple]. Toutefois, la fin des occupants est proche, si Dieu le veut, aux mains de la résistance islamique.’ La même raison a été donnée par son père, Munif, qui a affirmé : ‘Quand le devoir l’impose, lorsque les dignités sont au point d’être opprimées et lorsque la fierté et l’honneur de la umma seront opprimés par l’ennemi, nous ne resterons pas inactifs…’49 Je crois que le discours porte une ressemblance frappante au slogan du PSNS disant que ‘La vie n’est qu’une position incarnée dans la fierté et la dignité’, encore un signe du capital symbolique.

Ainsi, Khosrokhavar affirme que la thématique (thèmes) et les discours des martyrs libanais, laïcs et chiites, ressemblent à ceux des martyrs chiites iraniens et des martyrs sunnites palestiniens. La similitude est révélée dans le fait que tous croient aux mêmes valeurs de combattre l’ennemi à travers la mort de martyr, celle-ci provenant de la volonté de mourir et du désir d’immortalité. Khosrokhavar ajoute : « Pour les chiites, c’est la rencontre avec Dieu qui est a lieu en combattant l’ennemi infidèle. Pour les nationalistes et les communistes, l’immortalité est atteinte par l’identification à ‘la collectivité nationale’, ou par l’identification à tous les pauvres [défavorisés] dans le monde. »50

Conclusion

J’adhère à l’idée qui met l’accent sur la nature des kamikazes d’être entraînés individuellement, affirmant ‘qu’ils peuvent être instruits ou incultes ; croyants ou laïcs ; aisés ou indigents ; le lien entre eux réside dans la décision qu’ils prennent pour transformer leur impuissance en puissance extraordinaire.’51 En soulignant la longue lignée entre la résistance islamique et nationale, j’affirme que les opérations-martyr – qu’elles soient menées par des islamistes ou des mouvements de résistance – sont altruistes, et représentent des opérations d’abnégation prenant la forme de capital symbolique (honneur et dignité). Cette généralisation semble être justifiée par une correspondance dans les différents discours discutés plus haut. Ainsi, je suggère que la base commune des islamistes et des mouvements nationalistes laïcs est l’accord sur l’idée que vivre sous l’occupation est assimilable au déshonneur et à l’humiliation. Par conséquent, c’est un devoir religieux et nationaliste respectivement, ayant pour but de mettre fin à l’occupation en usant de tous les moyens possibles, y compris les opérations-suicide. Dans cet article, j’ai tenté d’exprimer comment les deux partis ont lancé un discours politique religieux ou laïc pour justifier les opérations-suicide, notamment afin de souligner le fait que le discours religieux lancé par le Hezbollah est devenu un exemple et une base de justification pour les groupes et mouvements islamiques, en particulier pour les palestiniens. L’idée que les deux partis, les laïcs et les islamistes, adoptent est celle que les opérations-martyr étaient menées dans le but de maintenir l’honneur, la fierté et la dignité de la ‘nation’ ; ceci étant la cause ou la motivation principale derrière les opérations-martyr. Cette expression de valeur sur le capital symbolique évoque différents sens du terme ‘umma’ aux différents partisans. Ainsi, pour le Hezbollah, l’umma signifie l’umma islamique ; pour le PSNS, l’ummafait référence à ‘la nation syrienne’ ; et pour le PCL, l’umma désigne ‘tous les pauvres [défavorisés] dans le monde.’

1 Joseph Alagha est professeur de Science politique à l’Université Haigazian de Beyrouth au Liban. Il est l’auteur de quatre ouvrages reconnus par la communauté universitaire et publiés aux presses de l’université : Hizbullah’s DNA and the Arab Spring (Knowledge World Publishers: 2013); Hizbullah’s Identity Construction (2011), Hizbullah’s Documents (2011), et The Shifts in Hizbullah’s Ideology (2006), les trois derniers parus aussi aux presses de l’Université d’Amsterdam. Il a publié abondamment sur les mouvements islamiques et sur les processus de démocratisation et de libéralisation au Proche-Orient et en Afrique du Nord. Ses recherches portent maintenant sur la mobilisation politique et les arts de la scène dans cette région. ja*********@ya***.com

2 Décembre 1987 a marqué le début des premières Intifada (Soulèvement populaire) palestiniens « Stones ». Le 28 septembre 2000, la deuxième Intifada palestinienne a éclaté à la suite de la visite du feu Premier Ministre Sharon au Dôme du Rocher (al-Masjid al-Aqsa). Elle a été sanglante ; caractérisée par des opérations-suicide contre des soldats israéliens et des civils.

3 Voir «Majority of the Palestinians Support Martyrdom Operations», al-Safir, le 20 octobre 2003.

4 Voir al-Sharq al-Awsat,le 2 février 2002 cité par Joyce M. Davis, Martyrs: Innocence, Vengeance and Despair in the Middle East. New York: Palgrave Macmillan, 2003, 79.

5 Elle eut un fils et une fille: ‘Abida, 3 ans et Duha, 18 mois. Reem Al-Riyashi est issu d’une famille riche qui possède une usine de piles.Voir Salih Al-Masri, «Reem Al-Riyashi: An Ideal Wife and a Mother Who Adores her Children», al-Intiqad 1041 (le 23 janvier 2004).

6 Voir les journaux quotidiens libanais du 15 janvier 2004. Pour plus d’information, voir Laleh Khalili, Heroes and Martyrs of Palestine. Cambridge: Cambridge University Press, 2007; Nadera Shalhoub-Kevorkian, Militarization and Violence against Women in Conflict Zones in the Middle East: A Palestinian Case Study. Cambridge: Cambridge University Press, 2009; Leila El-Haddad, Gaza Mom: Abridged Version. Charlottesville, VA: Just World Books, 2015.

7 Voir “Israel Seals off Gaza Strip after Hamas Suicide Attack”, AFP le 15 janvier 2004

8 Elle était la première femme du Hamas àmener une telle opération.

9 La Brigade Laïque des Martyrs d’al-Aqsa, qui est émanée du feu Yaser Arafat Fatah (de l’OLP).

10 L’aile militaire du Hamas

11 Al-Manar, nouvelles de 19h30, le 14 janvier 2004.

12 Al-Nour, nouvelles de 18h, le 20 janvier 2004. Voir aussi Imad ‘ Id,“Shaykh Ahmad Yasin in a Special Dialogue with Al-Intiqad: The Palestinian Woman was in the Army of Substitutes and its Role has Come”, Al-Intiqad 1041 (le 23 janvier 2004). Le Sheikh Yasinfait l’analogie entre la prière et le jihad comme deux devoirs religieux qui sont obligatoires pour les deux sexes. Voir aussi “Women as Suicide Bombers”, dans: R. Kim Cragin et Sara A. DalyWomen as Terrorists: Mothers, Recruiters, and Martyrs. Santa Barbara, CA: Praeger Security International, 2009, 55-69; Yoran Schweitzer, éd. Female Suicide Terrorists. Tel-Aviv: Jaffe Center for Strategic Studies, 2003.

13 Dans sa guerre d’usure contre les forces israéliennes occupant le Sud-Liban, Hezbollah a mené douze opérations-martyre par des hommes ciblant uniquement les militaires et le personnel du renseignement israélien occupant le Sud-Liban. Voir Hasan Fadlallah, Suqut al-Wahim : Hazimat al-Ihtilal wa Intisar al-Muqawama fi Lubnan [L’effondrement de l’Illusion : La Défaite de l’Occupant et la Victoire de la Résistance au Liban]. Beyrouth: Dar al-Hadi, 2001, 233.

14 Ce trait est attribué à l’Imam Hussein et l’Imam Ali.

15 Voir Rohan Gunaratna, “Suicide Terrorism: A Global Threat”, dans: Pamela L. Griset et Sue Mahan, Terrorism in Perspective. Londres: Sage Publications, 2003, 220-225; Martin de Gus, Understanding Terrorism: Challenges, Perspectives, and Issues. Londres: Sage Publications, 2003, 131, 259-262 “Enlistment of women in paramilitary organizations” et “Women experiences in the LTTE in Sri Lanka”, dans: Miranda H. Alison, Women and Political Violence: Female combatants in ethno-national conflict. Londres: Routledge, 2009, 123-141 & 162-185 ; Dyan Mazurana, “Women, Girls, and Non-State Armed Opposition Groups”, dans: Carol Cohn, Women and Wars. Cambridge: Polity Press, 2013, 146-168.

16 Par exemple, Anton Balasingham est un des leaders chrétiens du LTTE.

17 L’acte a été mené par une fille le 21 mai 1991. Martin, Understanding Terrorism…, 131; Cohn, Women & Wars, 159.

18Gunaratna, “Suicide Terrorism…”, 221

19 Ibid.

20 Mia Bloom, “Mother. Daughter. Sister. Bomber.” Bulletin of Atomic Scientists 61.6 (2005): 54-62.

21 Farhad Khosrokhavar, L’Islamisme et la Mort : Le Martyre Révolutionnaire en Iran. Paris : L’Harmattan, 1995.

22 Farhad Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs D’Allah. Paris : Flammarion, 2002,221.

23 Conformément aux dispositions du Taëf qui a mis fin la guerre civile libanaise et qui est devenu la nouvelle constitution du Liban en 1990, toutes les milices ont été dissoutes à l’exception de la résistance islamique, branche militaire du Hezbollah, parce qu’il était et il est toujours classé comme un mouvement de résistance et non comme une milice. Ainsi depuis 1990, Hezbollah a pratiquement monopolisé la résistance contre les forces israéliennes d’occupation du Sud-Liban.

24 Martyrs du Hezbollah répertoriés par ordre chronologique : [1] Ahmad Qasir (le 11 novembre 1982) ; [2] ‘ Ali Safiyyeddine (le 13 avril 1983) ; [3] Jafar Al-Tayyar (le 14 octobre 1983) ; [4]une opération terroristeavortée, tuant 2 membres du Hizbullah (1983) ; [5] ‘Amer Kalakish (le 11 mars 1988) ; [6] Haytham Dbuq (le 19 août 1988);[7] Abdallah ‘Atwi (le 19 octobre 1988) ; [8] Sheikh As’ad Birru (9 août 1989) ; [9] Ibrahim Dahir (le 21 septembre 1992); [10] Salah Ghandour (le 25 avril 1995) ; [11] ‘Ali Ashmar (le 20 mars 1996) ; [12] ‘Ammar Hussein Hammoud (le 30 décembre 1999). Voir Joseph Alagha, Hizbullah’s DNA and the Arab Spring. New Delhi : Knowledge World Publishers, 2013, 326.

25 Hezbollah a placé des garanties sur les opérations-martyr ; le plus important est que le nombre de soldats israéliens tués soit de 30 ou plus. Cependant, pas tous les martyrs du Hezbollah ont pu atteindre cet objectif ; Ahmad Qasir, le premier martyr du Hezbollah, en était le seul. Qasir s’est fait exploser dans le siège israélien de Tyr au Sud-Liban, tuant environ 76 officiers militaires et blessant 20 autres. Begin, le premier ministre israélien à l’époque, a déclaré trois jours de deuil en Israël annonçant que c’était les pires calamités d’Israël depuis sa création en 1948. En l’honneur de Qasir, Hezbollah célèbre la « Journée du Martyre » annuellement le 11 Novembre. Voir Amin Mustapha, Al-Muqawama fi Lubnan: 1948-2000 [La Résistance au Liban : 1948-2000]. Beyrouth : Dar Al-Hadi, 2003, 459-463.

26 Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs D’Allah, 228.

27 Al-Muqawama Al-Wataniyya Al-Lubnaniyya, Al-‘Amaliyyat Al-Istishadiyya : Watha’iq wa Suwar [Les Opérations-Martyr : Documents et Photos] (1982-1985). Damas : Al-Markaz Al-‘Arabi li al-Ma‘limat, 1985, 120-140.

28 Dans son discours d’adieu, que cite Khosrokhavar, Sana Muhaydli a dédié son opération-martyr au premier martyr du PSNS, Wajdi al-Sayegh. Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs Allah, 330.

29 Ibid., 229-231.

30 Les martyrs du PSNS répertoriés par ordre chronologique : [1] Wajdi Al-Sayegh (le 13 mars 1985), [2] Sana Muhaydli (le 9 avril 1985) ; [3] Malek Wehbé (le 20 avril 1985) ; [4] Khaled Al-Azraq (le 9 juillet 1985); [5] Ibtissam Harb (le 9 juillet 1985) ; [6] Ali Ghazi Talib (le 31 juillet 1985) ; [7] Mariam Kheireddine (le 11 septembre 1985) ; [8] Ammar al-A’sar (le 4 novembre 1985) ; [9] Muhammad Qana’a (le 10 juillet 1986) ; [10] Norma Abi Hassan (le 17 juillet 1986) ; [11] Zahr Abi ‘Assaf (le 18 juin 1987) ; Fadwa 12 Hasan Ghanim « Suryana » (le 25 novembre 1990). Voir Al-Bina’ : Sabah Al-Khayr1039 (mars 2001) : 21-23 ; Alagha, Hizbullah’s DNA…, 327.

31 Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs D’Allah, 330. Khosrokhavar semble se contredire lorsqu’il mentionne que les martyrs du PCL, Lola Abboud et Jamal al-Sati (une femme chrétienne et un homme musulman) provenant de la Biqa’ (Ibid., 229). Jamal al-Sati s’est fait exploser le 6 août 1985 à la résidence du gouverneur militaire israélien à Zaghleh. Pour un aperçu des opérations contre les forces israéliennes PCL, voir Mustapha, Al-Muqawama fi Lubnan…, 345-349.

32 Interview avec Elie Saadeh, un PSNS du cadre de rang moyen, le 29 novembre 2003.

33 Le PSNS croit au nationalisme syrien, optant pour une « Nation syrienne » dans une « Syrie Naturelle», qui regroupe les pays actuels suivants : Liban, Syrie, Palestine [Israël], Jordanie, Irak, Koweït, le désert du Sinaï en Égypte, Chypre et les parties sud de la Turquie. Antoun Saadeh, le fondateur libanais chrétien de la PSNS laïque avait formé une brigade pour lutter contre Israël et, en 1949, il fut exécuté par l’Etat libanais.

Voir Labib Z. Yamak, The Syrian Social Nationalist Party: an Ideological Analysis. Harvard : Center for Middle Eastern Studies, 1966.

34 Ce qui explique pourquoi le PSNS, contrairement au Hezbollah, envoyait des martyrs pour mener des opérations-martyr en Israël.

35 Après 23 ans, Israël a renvoyé ses dépouilles ainsi que celles de 187 combattants libanais, palestiniens et arabes le 16 juillet 2008 dans un échange de prisonniers révolutionnaire avec le Hezbollah. Sa mère, Fatima ou Umm Haytham, fut très heureuse de pouvoir enfin enterrer sa fille. Voir al-Safir (le 25 juillet 2008). L’échange inclus le fameux Samir al-Quntar qui avait servi 29 ans de prison de sa sentence a perpétuité et les quatre combattants du Hezbollah qui ont été kidnappés par Israël pendant la guerre de juillet 2006 : Khudr Zaydan, Maher Kawtharani, Husayn Sulayman et Muhammad Srur. Avec cet échange, Israël visait à combler ce fichier litigieux avec le Liban.

36 Cohn, Women & Wars, 158-9. Un an avant que le Hezbollah ne commence à filmer les opérations-martyr et les adresses d’adieu des martyrs, le PSNS avait filmé le message d’adieu des martyrs, commençant par Sana.

37 Le 2 juillet 1988. Il est à noter qu’en reconnaissance envers « l’acte héroïque » de Sana, sa famille a reçu une maison ainsi qu’une offre d’emploi en Libye par le feu dirigeant libyen feu Mu’ammar al-Qadhaffi.

38 Cela rappelle la phrase du Dr.Abboud que « chacun de nous est libre d’adorer Dieu à sa façon, mais nous ne sommes pas libres de traiter notre pays comme nous le voulons. » Dr.Abboud est le frère du martyr Lola Abboud. Voir Davis, Martyrs : Innocence…, 83.

39 Al-‘Amaliyyat Al-Istishadiyya…, 258-271.

40 Sa mère reconnait que Lola était « une fille pieuse, qui allait à l’église, et qui priait et allumait des cierges pour les soldats libanais qui combattaient les israéliens. » Voir Davis, Martyrs : Innocence…, 76.

41 Ibid., 68.

42 Ibid., 68, 77-79.

43 Ibid., 69.

44 Ibid., 69-70.

45 Ibid., 70.

46 Ibid., 72.

47 Ibid., 81.

48 Ibid., 84.

49 Voir Kawakib Al-Nasr : Qisas Shuhada’ Al-Muqawama al-Islamiyya [Lanternes de la Victoire : Les Histoires des Martyrs de la Résistance Islamique]. 2 volumes. Beyrouth : Dar Al-Amir, 2001, 23-35.

50 Khosrokhavar, Les Nouveaux Martyrs D’Allah, 331.

51 Christoph Reuter, My Life as a Weapon : A Modern History of Suicide Bombing. Traduit de l’allemand par Helena Ragg-Kirkby. Princeton, NJ : Princeton University Press, 2004 ; Voir aussi “Shireen and Others Like Her”, The Economist, (le 22 mai 2004) : 88-89.

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