Depuis sa captation par le groupe Bolloré, la vieille et prestigieuse maison d’édition Fayard a adopté la ligne et les méthodes de son nouveau propriétaire. L’arrivée controversée de l’éditrice d’Eric Zemmour, Lise Boëll, à sa tête, son management contesté, ses positions réactionnaires et les manœuvres d’influence en coulisses ont profondément bouleversé les équipes en place. Dernier choc en date, le recrutement d’un assistant éditorial condamné pour pédocriminalité. Plongée dans les méandres d’une reprise en main autoritaire et violente où luttes de pouvoir internes, les rumeurs plus ou moins fondées et le mercantilisme ambiant finissent de transformer une vieille institution littéraire en un projet idéologique de droite extrême. Enquête, témoignages et révélations.
« Un État dans l’État. » La métaphore est empruntée à Olivier Bétourné, ex-vice-président de Fayard passé chez Albin Michel. Elle a longtemps collé à la peau de Lise Boëll. Passée par Albin Michel et Plon, cette éditrice est connue pour ses coups commerciaux lui permettant une grande liberté d’attitude et de ton. On lui doit notamment les aventures de Dora l’exploratrice, les essais pseudoscientifiques de Natacha Calestrémé ou encore les pamphlets extrémistes de Philippe de Villiers et Éric Zemmour. « C’est quelqu’un qui n’a pas de convictions. Elle s’en fout. Elle veut vendre, être la meilleure, peu importe ce qu’elle publie », détaille une éditrice. Après tout, les scandales de plagiat de Philippe de Villiers, de désinformation scientifique de la psychogénéalogie de Mme Calestrémé, et les condamnations pour propos racistes et haineux de Zemmour sont des succès en librairie. En 2021, à un an des présidentielles de 2022, alors que la rumeur court que ce dernier souhaite se présenter, Lise Boëll soumet à Albin Michel un énième projet manuscrit du polémiste d’extrême droite.
Le tortueux cheminement de Lise Boëll vers Fayard
Mais celle qui incarnerait donc « un État dans l’État » est elle-même la cible d’un coup d’État. À l’été 2021, La France n’a pas dit son dernier mot, quinzième essai de Zemmour, est tué dans l’œuf par Gilles Haéri, alors président de cette maison d’édition, selon qui l’auteur « s’accompagne d’un ton politique qui ne correspond tout simplement pas à la ligne éditoriale d’une grande maison généraliste comme Albin Michel ».
« C’est Gilles qui l’a sortie. Le livre de Zemmour, c’était un prétexte pour s’en débarrasser. Après ça, elle est allée au siège de Vivendi et elle a dit : “Moi je veux Plon.” Ce qui intéressait Bolloré c’était de pouvoir récupérer certains auteurs de Lise », raconte une éditrice, sous le couvert de l’anonymat.
À l’époque, Vivendi vient cependant de nommer Céline Thoulouze, directrice de Plon depuis moins d’un an. Mais peu importe, Vincent Bolloré veut Lise Boëll et va alors imposer sa championne dans l’écurie d’Éditis. « L’État dans l’État » va diviser les effectifs de la maison d’édition. Un « Plon A » composé de Céline Thoulouze et de ses collaborateurs et un « Plon B » dirigé par Lise Boëll vont scinder l’entreprise. « Comme les premiers refusaient de travailler avec Boëll, la direction lui a demandé de recruter. Mais vu ses méthodes managériales, personne ne voulait y aller donc elle n’a embauché que des petites (juniors) », raconte l’éditrice souhaitant rester anonyme.Les renégats s’installent rue d’Assas, dans le 6e arrondissement de Paris, loin des bureaux de « Plon A », situés, eux, dans le 13e arrondissement. Les deux équipes nourrissent mutuellement de terribles rancœurs.
Quelques mois seulement après son embauche, Mme Boëll fait déjà l’objet d’un premier audit pour ses méthodes. En novembre 2021, le cabinet Nayan décrit « des humiliations répétées en public », du « dénigrement », une « infantilisation » de ses équipes, une « absence de clarification sur le management », mais aussi « une désorganisation du travail », « des demandes formulées dans des délais intenables » et surtout un « management autoritaire et centralisé ».
En mars 2023, rebelote. Un nouvel audit diligenté par Stimulus, cabinet d’experts de la santé psychologique au travail, pointe chez la protégée de Bolloré des « comportements inappropriés », « des contrôles aléatoires », la surveillance des « allées et venues », le questionnement quant à « l’allégeance des collaborateurs à son égard », et ses remontrances sont vécues comme « dégradantes et humiliantes ». « Ce fut un carnage absolu. Quand je repense à ces gamines passées les unes après les autres rue d’Assas faisant face à son management très dur… », pointe une source proche de Plon. Ce deuxième rapport corrobore, évoquant un « Plon B » reposant surtout sur « des profils juniors et inexpérimentés » appelés à faire des heures supplémentaires le soir et les week-ends. « Un État dans l’État. »
Projet X
Finalement, en 2023, la direction d’Editis tranche et Lise Boëll prend le pouvoir sur Céline Thoulouze qui est écartée. Dans le plus grand secret, la nouvelle PDG de Plon commence un projet de livre avec Jordan Bardella. Jean-François Achilli, journaliste politique chez France info, a déjà au préalable commencé le travail avec le jeune président du Rassemblement national. Chloé Morin, sa compagne, a-t-elle joué les intermédiaires ? L’Express raconte un dîner le 27 février 2023 où cette ex-collaboratrice de Manuel Valls et autrice chez Fayard rencontre la figure d’extrême droite. Lui souhaite comprendre ce monde de l’édition dont Jean Marie Le Pen, et sa mentor, Marine Le Pen, ont toujours été exclus. Le premier a sorti un livre aux éditions Muller (inconnues au bataillon) et la seconde a bataillé dur pour finalement publier chez… Grancher dont les productions « épanouissement, santé et bien-être » ont fait rire le Tout-Paris.
Ont-ils parlé d’un projet de livre ? Négatif, livrent plusieurs sources dont une présente ce soir-là. Les jalons sont pourtant posés et Lise Boëll entre dans la danse, sûrement par l’entremise de Vincent Bolloré dont on connaît la proximité avec Bardella. Ce dernier sait aussi que l’éditrice de Zemmour a la réputation de (bien) vendre les livres de ses auteurs d’extrême droite.
Mais alors qu’Éditis ne peut rester dans l’escarcelle de Bolloré en même temps que Hachette en raison des règles européennes en matière de concurrence, Lise Boëll et un Plon en miettes se retrouvent vendus à Daniel Kretinsky. Branchés sur un courant Printemps républicain conservateur mais pas villiériste ou zemmouriste, le milliardaire tchèque et son représentant Denis Olivennes ne conservent pas l’éditrice. « Elle se vantait partout de son projet avec Bardella et prétendait qu’elle allait avoir la tête d’Isabelle Saporta, alors PDG de Fayard, pour prendre sa place », raconte une éditrice d’une grande maison d’édition.
En novembre 2023, Vincent Bolloré conclut effectivement l’acquisition de Lagardère / Hachette, dans laquelle se trouve Fayard où il retrouve son ami éditeur Nicolas Diat.Depuis 2015, cet autre « État dans l’État » à un œil sur tout ce qui sort. Officiellement, il s’occupe notamment des ouvrages religieux de la maison. Tous les hommes en soutanes aux idées les plus obscurantistes y passent, collant parfaitement avec la vision catholique ultraconservatrice du nouveau propriétaire. En s’achetant la maison de Claude Durand ayant traduit et édité notamment Jorge Semprún, le prix Nobel Gabriel García Márquez ou encore Alexandre Soljenitsyne, le milliardaire breton acquiert une institution de la littérature. Un cachet de respectabilité qu’il souhaite désormais apposer sur chacun de ses idéologues et sur ses champions politiques.
Janvier 2024, Bolloré place alors l’éditrice des droites réactionnaires à la tête de Mazarine, branche de Fayard. Le cheval de Troie est introduit. La PDG Isabelle Saporta ne veut pas revivre l’expérience de Céline Thoulouze chez Plon et refuse que Fayard soit associé à Mazarine. Elle est congédiée en avril 2024.
Cet été-là, Pauline* signe son contrat chez Fayard. La maison d’édition n’a plus de PDG et une équipe intérimaire assure son bon fonctionnement. « Je passe les entretiens avec Jérôme Laissus, directeur général finances et administration, et Nathalie Jouven, qui font le job en attendant une nomination. Droit dans les yeux, ils me disent que ça ne sera jamais Lise Boëll à la tête de Fayard. Je signe. Une semaine plus tard, un article tombe dans Le Monde : Lise Boëll prend la direction de Fayard », se rappelle-t-elle dépitée. Marc*, encore en poste, se souvient de cette journée de juin 2024. « Quand on nous l’a annoncé, une collègue a fait un malaise. Le silence des salariés du groupe Hachette a été dur à vivre, pareil pour le monde de l’édition en général. Puis en septembre (2024), il y a eu une première vague de départs. Sept en l’espace de deux mois, pour un effectif de quarante, c’est assez significatif. »
Dès l’arrivée de Lise Boëll comme PDG de Fayard, la maison d’édition créée en 1857 par Jean-François Lemerle dont le pseudo était « Arthème Fayard » prend une tournure bollorienne. Pauline perçoit le changement dès les premiers jours. « J’avais la sensation d’avoir visité une personne en fin de vie. Plus aucune bibliothèque dans les couloirs, mais des télés bloquées sur CNews. Des stickers d’ado “Have a good day“ collés dans les toilettes et l’ascenseur. Des titres de livres sous X (dissimulant les projets de Ciotti et de Bardella) sur les tableaux de fabrication… Même les plus combatifs, les anciens et fidèles de Fayard n’y pouvaient plus rien. Tout était foutu », se souvient-elle.
Une grande partie des salariés reste, en attendant de trouver un poste ailleurs. C’est le cas d’Olivier*. Lui aussi a été choqué de voir Lise Boëll envoyer au pilon (destruction) de grandes quantités de livres d’archives stockées dans les bibliothèques des bureaux de Fayard. « Quand un journaliste nous demandait d’anciens ouvrages, il allait piocher dedans. Je pense qu’elle l’a fait un peu pour effacer le passé. C’est un peu choquant parce qu’on travaille dans une maison d’édition et ces livres faisaient partie de notre quotidien », raconte ce salarié.
Joséphine* relate qu’en raison de la mauvaise réputation de Lise Boëll et de la difficulté à retrouver un emploi dans l’édition, les effectifs devraient massivement changer, mais cela prendra du temps. « Contrairement à ce qu’on pourrait croire, chez Fayard, très peu de gens soutiennent la ligne éditoriale ou sont fiers d’être associés à des livres que celle nouvelle direction a pu sortir. À la première occasion ils s’en iront », prédit-elle.
« Les commandes venues du haut », comme on les appelle communément chez Fayard, donnent le ton : Pour qui roule Mediapart ? de Gilles Gaetner, Je ne regrette rien de Éric Ciotti, Yes Kids – La colère d’une mère face aux nouveaux diktats de Gabrielle Cluzel, chroniqueuse chez CNews et cheffe du site de désinformation Boulevard Voltaire. Elles sont commentées en interne avec consternation. Seul le livre de Bardella tarde à être annoncé.
Patrick*, salarié chez Fayard, et ses collègues espèrent alors que le projet est tombé à l’eau. « D’anciens collaborateurs de Lise Boëll nous avaient dit qu’elle leur avait avoué être en froid avec Jordan Bardella et que le livre ne sortirait donc pas chez nous », se souvient-il. En coulisse, les réunions de travail secrètes entre Lise Boëll et Jean-François Achilli ont accouché d’une brouille. L’éditrice veut que Bardella écrive un chapitre sur sa vie privée pour mettre fin aux rumeurs courant sur sa prétendue homosexualité. Il refuse catégoriquement. Achilli est quant à lui gêné de la tournure people que prend le projet, souhaitant en faire un format plus classique de type questions-réponses. Quitte-t-il le navire à ce moment-là ? Difficile de le savoir. Le projet Bardella tangue franchement.
Diat, complots, fantasmes et récupération
Sentant les fondations branlantes, un homme de la maison aurait-il fait fuiter l’information quant à la collaboration du journaliste politique de FranceInfo avec Bardella ? Nicolas Diat, l’ami de Bolloré éditeur chez Fayard du très conservateur Cardinal Sarah, collaborait déjà avec le trio Boëll-Bardella-Achilli. Il est dans la ligne de mire pour plusieurs témoins interrogés chez Fayard, sans que rien ne vienne corroborer cette accusation. Exaspéré par « Dorah l’exploratrice » – surnom péjoratif qu’il prête à Boëll – il aurait eu intérêt à balancer le nom d’Achilli « pour jeter le doute sur Lise Boëll et susciter un lien de confiance exclusif avec Bardella », théorise notre informatrice. Les résultats sont en tout cas immédiats. « Cela a provoqué immédiatement une engueulade entre Bardella et Boëll », raconte cette même source. L’éditrice est définitivement exclue du projet. « L’équipe de Bardella a demandé explicitement à ce que Boëll ne soit pas présente à la soirée de lancement », détaille Laura*, autre employée de Fayard.
Gérard* ayant collaboré avec Nicolas Diat prétend lui aussi que la fuite viendrait de ce dernier. Cet ancien salarié de Fayard a bien identifié le personnage avec qui il a officié pendant plusieurs années. Selon lui, le sieur Diat détesterait Boëll, la jugeant« vulgaire ». Avant qu’elle arrive chez Fayard, il aurait devant des témoins fait« la promesse qu’il retirerait sa collection sur les religieux ». Promesse non tenue. Jean-François Achilli sera très vite licencié par Radio France, suite à la divulgation de son rôle auprès de Bardella. Dans une position intenable, le journaliste politique sera ensuite définitivement écarté du projet Bardella.
Les informations publiées autour de la réalisation du livre entre mars et avril 2024 dans L’Express par l’intermédiaire d’Emilie Lanez et de Ariane Chemin au Monde, n’ont jamais mentionné la participation de Diat dans la genèse du projet.
Ce n’est que bien plus tard, en octobre 2024, alors que le livre de Bardella est sur le point de sortir et que Nicolas Diat a déjà commencé la communication autour de l’ouvrage, que des médias révèlent enfin son implication.
Les esquisses du livre entamées par Jean-François Achilli et Lise Boëll ont vraisemblablement été en partie abandonnées. Le mardi 15 octobre, quand l’équipe Fayard est réunie par la direction pour un brief autour du livre à paraître du président du Rassemblement national, Lise Boëll paraît totalement ignorer son contenu et sa forme finale. « Quelqu’un a demandé s’il y avait un prête-plume, on nous a dit que non. Puis après cela, nous avons posé des questions sur le fond de l’ouvrage. Mais Lise Boëll ne répondait pas et cela montrait qu’elle ne connaissait pas un chapitre du livre. Ça nous avait étonné à l’époque mais on a compris plus tard que c’était Nicolas Diat qui avait eu le dernier mot », raconte Laura.
Par le passé, NicolasDiat a toujours disposé d’une grande autonomie au sein de Fayard, que ce soit sous l’autorité de la PDG Sophie de Closets ou dernièrement sous celle d’Isabelle Saporta. « Il faisait beaucoup de voyages en Italie, au Vatican et passait tout en notes de frais chez Fayard. C’étaient des sommes délirantes », se rappelle Simone* qui a travaillé avec lui. Léa* a été une de ses assistantes pendant de nombreuses années. La jeune femme raconte un « petit jeu malsain » qu’il avait seulement avec les collaboratrices du service presse chargées de réserver ses taxis, billets de train ou d’avion. « Il fallait que ce soit fait tout de suite et efficacement sinon il s’énervait. Pour l’avion, c’était toujours première classe, premières rangées et le hublot. C’était un personnage un peu colérique. Il appelait parfois le week-end ou en semaine un peu trop tôt ou un peu trop tard pour ensuite rapporter à son ami Jérôme Laissus (à l’époque directeur général des finances), qu’on n’était pas à notre poste, se rappelle Léa. Je pense qu’il aimait nous voir s’excuser et nous voir pleurer. C’est pourquoi j’ai toujours essayé de ne jamais prononcer le mot “désolé” face à lui, car je savais qu’il se jetterait dessus ».
Plusieurs articles ont prêté à Nicolas Diat une influence sans limite, lui prêtant même la capacité de peser sur la décision finale quant à la nomination d’un nouveau pape. Son champion, Robert Sarah, prélat catholique guinéen ayant notamment comparé les homosexuels à Daech, que M.Diat a édité avec succès et a notamment réussi à mettre en une de Paris Match en passant par son ami Vincent Bolloré, n’a pourtant jamais été, de près ou de loin, envisagé pour remplacer le pape François. Et pourtant, Nicolas Diat se vantait auprès des journalistes d’être l’éditeur du futur premier pape noir. « Il a ses entrées et ses réseaux. Il est proche de Mgr Edgar Peña Parra, le Substitut de la Secrétairerie d’État (sorte de ministère de l’Intérieur du Vatican), du cardinal Mamberti (celui qui a annoncé le nom du pape au balcon de St Pierre). Comme éditeur influent chez Fayard, il s’est aussi récemment acoquiné avec Bustillo, le cardinal d’Ajaccio. Malgré ces liens, je pense qu’il y a un peu de fantasme sur son influence réelle en interne. Ces courants traditionnels ne sont pas majoritaires », détaille une source au Vatican. « Nicolas Diat en faiseur de roi au Vatican ? Ce sont des foutaises. Il n’a aucun pouvoir là-bas. Il aime entretenir cette légende lui-même », abonde une journaliste l’ayant connu. Gérard, son ancien collaborateur, fustige : « Le territoire d’influence de Nicolas Diat se situe entre le Café de Flore et la Rotonde. Il y a seulement le boulevard Raspail et la rue de Rennes. Sa zone d’influence est donc plutôt limitée », ironise-t-il.
Les tensions entre Nicolas Diat et Lise Boëll autour du projet Bardella se font ressentir chez Fayard, ont témoigné plusieurs salariés. En attendant, Diat serait devenu le conseiller communication de la figure du RN. C’est ce que pense Bruno Jeudy, directeur de La Tribune Dimanche : « Tous les journalistes qui suivent l’extrême droite savent que Nicolas Diat a pris de plus en plus d’importance dans le dispositif de communication du président du RN. Officiellement, c’est Victor Chabert qui s’occupe de la com de Bardella, mais son style est jugé trop brutal par l’entourage de Marine Le Pen, Nicolas Diat a pris de facto du galon dans la communication depuis la sortie de son premier livre ». Deux autres journalistes politiques suivant le parti tempèrent cependant son réel poids au sein de l’équipe Bardella. Un autre fantasme autour de l’éditeur de Fayard ? Le « divin chauve », comme on l’appelle sournoisement dans le milieu, aurait été à l’origine du voyage de Bardella au Vatican. Une expérience qui compte dans la tentative de délepénisation orchestrée par le jeune cadre du RN. « Grâce à Diat, Bardella a rencontré un certain nombre de représentants de l’Église. Il essaye de polir son champion pour qu’il soit convenable aux yeux des électeurs et représente aussi une droite conservatrice catholique. Probablement qu’il y a une volonté de trait d’union entre ces deux courants politiques (extrême droite et droite conservatrice) », explique Bruno Jeudy.
Deux têtes qui se détestent
Le Canard enchaîné a d’ailleurs révélé que Pierre Édouard-Stérin, milliardaire d’extrême droite et intégriste catholique, organisait des dîners pour la jonction de ces droites, invitant… Nicolas Diat. Il y a quinze ans, l’homme conseillait Laurent Wauquiez au ministère des Affaires européennes (2010-2011) puis à l’Enseignement supérieur (2011-2012). Une violente brouille les séparera.
Déjà, à l’époque, Diat rêvait de rapprocher la droite catholique conservatrice et la droite libérale. Dans des notes confidentielles de Patrick Buisson récupérées par Médiapart, on peut lire que Diat avait proposé sous le mandat Sarkozy d’« organiser des rencontres bilatérales avec chacun des évêques de France pour pacifier l’ensemble de la Conférence d’ici à 2012 », dans le « cadre d’une véritable stratégie d’influence ».
Les documents révèlent que Nicolas Diat aurait, avec l’aide de Patrick Buisson, poussé pour la nomination de l’évêque Marc Aillet à la tête du diocèse de Bayonne (Pyrénées-Atlantiques) en 2008. Une surprise à l’époque. L’ancien curé du diocèse de Fréjus-Toulon (Var) se fera remarquer plus tard pour ses positions publiques contre l’IVG, le mariage pour tous, mais aussi pour avoir avoir refusé de condamner l’invasion de l’Ukraine par la Russie ou encore d’ouvrir ses archives à la commission Sauvé sur les violences sexuelles dans l’Église et ainsi couvert de fait toute enquête sur… Notre-Dame-de-Bétharram.
Malgré un certain nombre de fantasmes et de légendes entretenues artificiellement autour de l’éditeur, l’homme a toujours un certain poids chez Fayard. Au point que selon plusieurs salariés, ils conserverait encore un train de vie luxueux quand les éditeurs sont, eux, priés de surveiller leurs moindres dépenses. Certains employés disent ignorer qui dirige réellement les éditions.
« Le pouvoir est devenu très pyramidal. Officiellement, c’est Lise qui décide », sait Laura.Cette salariée observe que les effectifs doivent constamment travailler dans l’urgence et finir à des heures tardives en raison de la lenteur des prises de décision, tombant parfois juste avant des lancements d’ouvrages. Laura voit ça comme de « l’incompétence », assure-t-elle. « Cette organisation a pour conséquence que chaque échelon de la hiérarchie doit faire valider par la personne au-dessus d’elle et in fine, tout revient à Lise qui n’est pas souvent disponible, dans les locaux ou aux réunions. On n’est pas beaucoup à avoir des liens directs avec elle, donc on ne sait pas où elle est. Quant à Nicolas Diat, c’est un mystère, je ne l’ai jamais vu dans les locaux de Fayard », poursuit Laura. Selon plusieurs témoignages, l’intéressé vante ses liens d’amitié avec Bolloré à tue-tête aussi bien pour impressionner que pour vilipender des salariés. Pour Elie*, toujours dans les effectifs de Fayard : « beaucoup de collègues sont sur la brèche. Ce qui est dur, ce sont les pertes de temps permanentes, les changements de décisions constants, des stratégies absurdes qui viennent d’en haut et qui obligent à toujours s’adapter », relate-t-il. Certains se raccrochent à de rares projets éloignés de l’idéologie bollorienne.
Comme par exemple Autorité (Pauvert)de l’autrice Andrea Long Chu, transexuelle et racisée, ou encore la compilation de textes de Victor Hugo titrée La Police partout, la justice nulle part. Un titre « arraché avec les dents » par les salariés de Fayard souhaitant son maintien face à une direction au début récalcitrante. « Le manque d’implication et de compétence de la direction nous laisse paradoxalement une certaine marge de manœuvre parce qu’en fait elles ne lisent pas tous les livres. Et je ne crois pas non plus que Lise Boëll ait vocation à tout contrôler et censurer », avoue Laura.
Si Mme Boëll s’est appliquée à briser sa mauvaise réputation managériale en félicitant ses collaborateurs ou en installant une table de ping-pong pour détendre l’atmosphère, ses employés disent ne pas être « dupes ». « Elle est capable de menacer de manière un peu mafieuse les chefs qui feraient des erreurs. Un jour, je l’ai entendue balancer à l’un d’eux : “Méfie-toi ton erreur va remonter très haut” », raconte Elie.
Rares sont les départs immédiatement remplacés, en raison d’une difficulté à recruter. Dernier en date, un poste au marketing a été ouvert suite à un départ. « En un mois, ils n’ont reçu qu’un seul CV », sait Olivier. Cela explique-t-il le recours « massif » à l’intelligence artificielle ChatGPT pour écrire les mails, les argumentaires commerciaux, les communiqués de presse et les fiches de presse pour présenter les livres? « Pour des gens qui travaillent dans l’édition, je trouve ça terrible », se lamente Laura.
Une nouvelle recrue condamnée pour pédocriminalité
« Chaque semaine on se demande ce qui va nous tomber sur la tête », continue Laura. Récemment, les salariés ont appris que l’éditorialiste réactionnaire Sonia Mabrouk allait lancer une collection intitulée « Pensée Libre ». Trois premiers nouveaux ouvrages devraient sortir à l’automne prochain. Mais la semaine dernière, il y eut plus inquiétant encore. Certains salariés ont appris par un logiciel interne le recrutement d’Arthur P.. Le jeune homme de 27 ans s’est fait connaître pour avoir postulé à l’Académie française à 15 ans, mais aussi pour avoir, à 17 ans, été élu meilleur lycéen de l’Hexagone. Mais la trajectoire d’Arthur a pris une toute autre tournure. Plusieurs salariés ont alerté Blast sur son éviction de l’École normale supérieure (ENS), inquiets d’un tel renvoi.
Un décret ministériel datant du 31 mai 2024 stipule en effet que l’élève fonctionnaire stagiaire a été exclu définitivement de l’établissement. Pour quel motif ? Après enquête, il ressort que l’ENS est à l’origine d’une plainte contre Arthur P. suite aux signalements d’élèves. Ce dernier a été condamné en première instance et en appel, à 6 mois de prison avec sursis, à 10 ans d’interdiction d’enseigner à des mineurs et à une inscription au fichier des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (Fijais) pour… diffusion d’images à caractère pédopornographique comme le stipule la décision de justice que Blast a pu consulter à la Cour d’appel de Paris. Le jeune homme s’est pourvu en cassation.
Blast a également découvert une seconde procédure pénale, toujours en cours, impliquant Arthur P. et plusieurs femmes pour des faits de violence sexistes et sexuelles (VSS). Contactées, les victimes présumées n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations.
Il faut dire que depuis plusieurs années, il vante sa proximité avec… Gabriel Matzneff, écrivain ayant longtemps défendu la pédophilie et ayant été lui-même accusé d’attouchements sur des enfants. Dans un entretien récemment dont la page internet a récemment disparu, Arthur P. explique que l’intellectuel de 88 ans est devenu son « conseiller conjugal ». « Comment j’ai rencontré Matzneff ? En lui écrivant une lettre après avoir lu Ivre du vin perdu : j’avais 16 ans et je lui demandais des conseils sur ma vie amoureuse », détaille-t-il.
Contacté, Frédéric Worms, chef d’établissement de l’ENS, n’a pas répondu à nos sollicitations. En revanche, plusieurs anciens élèves de classe préparatoire d’Arthur P. ont souhaité briser l’omerta pour mettre en garde les équipes de Fayard.
L’une d’elle, Margaux Catalayoud a accepté de témoigner en son nom. Entendue une première fois par la police dans le cadre du procès, c’est la deuxième fois qu’elle accepte de raconter cette fameuse nuit. À l’été 2020, elle fait la connaissance de deux amis « matzneviens » : Arthur P. et Emmanuel C..
Le 12 décembre 2020, elle reçoit un appel d’Arthur P. qui est chez Emmanuel C. avec Anthony N., alias Soleil Hakansson. Les trois ont fondé la revue L’Interdite, « jolie petite édition » ayant pour slogan « Sulfureuse sous le manteau » et dont le premier numéro est consacré à… Matzneff. Sur la couverture apparaît une de ses citations : « L’art n’a rien à voir avec la morale, absolument rien ».
« J’arrive donc chez Emmanuel. Peu après, Arthur demande à Emmanuel de passer sur son vidéo-projecteur une vidéo pédo-pornographique, les deux amis semblent la connaître par cœur en rejouant les injonctions obscènes assénées tout au long de la vidéo, se remémore Margaux par écrit. La vidéo démarre, Anthony est sur un fauteuil solitaire, Emmanuel est à ma droite et Arthur à ma gauche sur le canapé. La vidéo viendrait du darknet. Il s’agit là d’un père qui filme sa fille – d’environ 10 ans, elle est absolument impubère et en surpoids – en caméra subjective, il lui demande d’écarter son sexe, ses fesses jusqu’à la pénétrer. La fillette résiste peu, elle dit simplement que « ça » lui fait mal d’étirer son corps de la sorte. Cela dure quelques minutes, se souvient-elle avec peine. Les hommes autour de moi rient, je me bouche les oreilles, détourne le regard, supplie d’arrêter la diffusion. Emmanuel, plus grave qu’Arthur, accepte enfin. Les trois hommes se moquent de mon incapacité à regarder de pareilles images ».
La jeune femme dit avoir été traumatisée par cette nuit-là et dit être abasourdie par le recrutement d’Arthur P. par Fayard.
Le 15 juillet, jour de son arrivée, la direction a envoyé un mail aux équipes de Fayard pour leur demander de réserver un « accueil chaleureux », à la nouvelle recrue qui « sera ravie de faire connaissance avec chacun d’entre vous ».
Avant d’atterrir chez Fayard, Arthur P. officiait chez les éditions Bouquins et… Plon, introduit par Jean-Luc Barré. Ce même Jean-Luc Barré qui avait succédé à… Lise Boëll à la tête de Plon. Selon nos informations, il y publiera un premier roman en janvier 2026. Contactée, la nouvelle recrue de Fayard n’a pour le moment donné suite à notre demande d’entretien.
Ces choix de recrutement et d’auteurs réactionnaires portent-ils leur fruit en librairie ? Pour ce qui concerne les ventes, hormis les succès de Bardella (190 000 livres écoulés), de Philippe De Villiers ou de Gilles-William Goldnadel, certains livres commandés par le haut de la pyramide sont des échecs. Comme « l’enquête » sur Médiapart qui « contentait aussi bien Nicolas Sarkozy (toujours actionnaire de Lagardère) que Bolloré », glisse un salarié. « Ce livre, on nous l’a vendu en interne comme un futur gros succès. On l’a tiré à 16 000 exemplaires, la direction a promis une dépêche AFP, une une du Figaro. Finalement, on en a vendu 4 800 exemplaires. C’est bien, mais vu le dispositif mis en place, c’est un échec », relate Elie. Le livre « Bannie » de la journaliste Xenia Fedorova, ex-directrice de la chaîne pro-russe RT, ne s’est écoulé qu’à 2 000 exemplaires. L’ouvrage fustige le manque de liberté d’expression en France et évoque la fermeture de son média après l’invasion russe en Ukraine que cette dernière requalifie en « opération spéciale ». Il a d’ailleurs été coécrit par Raphaël Stainville, rédacteur en chef du JDD.
Un deuxième livre de Jordan Bardella est en cours. Nicolas Diat serait encore à la manœuvre. On parle cette fois d’une rencontre du potentiel candidat RN à la présidentielle, avec la France des travailleurs. Une France étrangère à Bardella et à la nouvelle direction de Fayard, adepte des complots et des gros ego.
Passer de Semprun, Garcia Marquez ou Soljenitsyne à Zemmour, De Villiers et Bardella, en si peu de temps, il fallait oser. Chez Fayard, maison de l’extrême, ils osent tout. C’est d’ailleurs à ça que maintenant on les reconnait.
Crédits photo/illustration en haut de page :
Margaux Simon