Le Monde 23 juin 2025
https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/22/bernard-hourcade-geographe-la-guerre-pourraitprovoquer-le-reveil-du-nationalisme-et-du-patriotisme-des-iraniens_6615298_3232.html
Tribune
Bernard Hourcade, géographe, Directeur de recherche émérite au CNRS
« La guerre pourrait provoquer le réveil du nationalisme et du patriotisme des Iraniens »
L’attaque israélienne, soutenue par le bombardement américain du 22 juin au motif d’une menace
nucléaire imminente, a été vécue en Iran comme comparable à celle que les Etats-Unis avaient menée
en 2003 contre l’Irak, à la suite de déclarations fallacieuses sur les armes de destruction massive de
Saddam Hussein, décrypte le directeur de recherche émérite au CNRS.
La guerre d’Israël contre l’Iran est globale et totale. Son ambition est clairement la recomposition
globale du Moyen-Orient, en imposant sa domination grâce à la suprématie incontestée de ses forces
armées. Au-delà de la « menace nucléaire » et d’un changement de régime politique, l’objectif d’Israël,
avec le soutien des Etats-Unis qui ont bombardé trois sites nucléaires iraniens dans la nuit de
samedi 21 au dimanche 22 juin, est d’affaiblir durablement l’Etat iranien pour qu’il ne devienne pas
une puissance régionale stable.
Ce projet est peut-être illusoire, car la guerre pourrait au contraire provoquer le réveil du nationalisme
et du patriotisme des Iraniens, apporter un sursis à la République islamique et provoquer en Iran et
dans la région des changements politiques, qui ne seraient pas favorables à Israël. Il est plus facile de
détruire Gaza que de trouver une solution politique à la question palestinienne, et plus facile de
bombarder l’Iran que de contrôler un Etat de 92 millions d’habitants dont on connaît le passé national,
idéologique et militaire.
La destruction, dans la nuit du 21 au 22 juin, des principales usines d’enrichissement d’uranium (mais
pas des stocks) par les Etats-Unis met un terme technique à toute négociation sur le sujet. Cela peut-il
pour autant inciter Israël à cesser les bombardements, et l’Iran à accepter la situation imposée en
négociant avec les Américains ? Cette défaite sur le nucléaire est moins militaire que « philosophique »
car elle touche à la fierté nationale iranienne. La question du nucléaire fait en effet consensus en Iran
et même (surtout ?) dans la diaspora.
Pas de programme de production d’une arme nucléaire
Le programme iranien, civil avec possibilité d’extension militaire, avait en effet été défini par le chah
dans les années 1970 et poursuivi par la République islamique. Peu d’Iraniens ont pleuré la mort des
généraux des gardiens de la révolution tués le 13 juin, mais tous ont été touchés par l’assassinat de
neuf savants et ingénieurs du nucléaire.
La politique d’enrichissement de l’uranium à des taux militaires (60 % et plus) menée par les factions
les plus radicales après le retrait des Etats-Unis en 2018 de l’accord sur le nucléaire de 2015 (JCPoA)
[le Joint Comprehensive Plan of Action (« plan d’action global commun »] ne faisait pas l’unanimité
en Iran, contrairement au « droit à l’enrichissement » à usage civil (3,5 %) sous contrôle de l’Agence
internationale de l’énergie atomique. L’Iran ne respectait pas le traité de non-prolifération sur
l’enrichissement de l’uranium mais avait renoncé officiellement à la production d’une arme atomique
et négociait un retour à l’accord de 2015. Les agences de renseignement américaines avaient d’ailleurs
confirmé en mai que l’Iran, en infraction sur l’enrichissement, n’avait pas de programme de production
d’une arme nucléaire.
L’attaque israélienne motivée par une menace nucléaire imminente a donc été vécue en Iran comme
comparable à celle que les Etats-Unis avaient menée en 2003 contre l’Irak, à la suite de déclarations
fallacieuses de Colin Powell [alors secrétaire d’Etat américain] sur les armes de destruction massive
de Saddam Hussein. La perspective de se voir injustement traités comme l’a été l’Irak et les premières
destructions d’immeubles à Téhéran ont vite montré aux Iraniens où étaient les priorités pour sauver
le pays et ne pas être humiliés. Par ailleurs, certains députés viennent de déposer un projet de loi pour
demander au gouvernement de produire une arme atomique et de quitter le traité de non-prolifération
afin d’assurer, à terme, l’indépendance nationale et de laver l’affront de la défaite militaire.
Il est peu probable que l’Iran ait la volonté politique et encore moins les moyens de se lancer
aujourd’hui dans des actions radicales – même si une provocation est toujours possible. En effet, les
gardiens de la révolution, vaincus au Liban et en Syrie et divisés entre radicaux et pragmatistes
soucieux de sauver leurs intérêts, notamment financiers, ne sont plus en position de s’imposer et
d’obtenir un minium de soutien de la part d’une population qui n’est plus celle de 1980.
Maturité politique
L’invasion de l’Iran par l’Irak de Saddam Hussein cette année-là avait alors provoqué une mobilisation
populaire et soudé le pays autour de l’ayatollah Khomeyni [1902-1989] qui avait ensuite accaparé le
pouvoir. La société iranienne de 2025 a profondément changé et acquis une vraie maturité politique
après avoir fait pendant quatre décennies la dure expérience de l’islam politique.
On constate donc une forte mobilisation contre la guerre imposée par Israël, qui touche tout le territoire
national et les populations, dans le but d’affaiblir durablement la nation iranienne, quel que soit son
régime politique. Syndicats, associations et partis d’opposition, longtemps rivaux et divisés,
n’abandonnent pas leurs revendications contre le régime islamique, mais font front commun autour de
l’Etat et des institutions qui gèrent le pays.
Dans la diaspora, les pétitions contre la guerre sont légion. Ceux qui, comme les royalistes, souhaitent
la victoire d’Israël et rêvent d’une révolte populaire massive pour renverser la République islamique
semblent coupés de la réalité et ignorer le passé et la vivacité du nationalisme iranien qui, dans les
périodes troubles, a toujours permis un consensus contre les agressions étrangères et ouvert la voie à
des changements profonds.
Dans l’immédiat, le gouvernement réformateur de Massoud Pezeshkian semble être, faute de mieux,
la seule force capable de gérer cette union nationale et le fonctionnement de l’Etat pour résister à Israël
avec réalisme, en poursuivant les négociations avec les Etats Unis qui semblent limiter leur
intervention aux seuls sites nucléaires. La levée des sanctions économiques pourrait alors, comme
2015, être le prélude à un réveil politique de la population. La guerre aurait alors donné un sursis à la
République islamique et ouvert des perspectives qui ne vont pas dans le sens souhaité par Israël.
Bernard Hourcade est géographe, spécialiste de l’Iran, directeur de recherche émérite au CNRS.
Source : Bernard Hourcade