RENCONTRE AVEC ARUNDHATI ROY : «EN INDE, LA SAUVAGERIE DE L’IMAGINATION EXISTE ENCORE»

Arundhati Roy, à Paris, le 16 janvier. Photo Jérôme Bonnet pour Libération

Arundhati Roy est née en 1961 d’une mère chrétienne syriaque et d’un père brahmane hindou, mais depuis l’enfance, elle ne se sent ni chrétienne, ni hindoue : l’absence de sentiment d’appartenance est extrêmement rare en Inde. Elle publiele Ministère du bonheur suprême vingt ans après le Booker Prize pour son premier roman, le Dieu des petits riens. Pendant cet intervalle, Arundhati Roy n’a pas publié d’autre roman, mais en revanche, elle s’est engagée à travers de nombreux essais, très combatifs – contre les inégalités sociales et économiques en Inde, contre l’impérialisme américain, contre le nucléaire. L’héroïne de ce deuxième roman s’appelle Anjum, elle est hermaphrodite, «femme prisonnière d’un corps d’homme». L’énergie et le mouvement portent le livre, qui ramasse et rapproche avec brio le passé et le présent de l’Inde.

En commençant à écrire votre roman, il y a dix ans, souhaitiez-vous qu’il soit aussi dense ?

Non, je ne l’ai pas décidé, cela s’est passé de manière presque organique. Je l’ai écrit de la façon dont une ville se construit : une partie émerge lentement par ici, puis une autre par-là, et au bout du compte, j’ai composé un ensemble. Je ne prépare ni plan, ni carte, mais je collecte énormément de notes, d’articles de journaux, et mon inconscient travaille à l’édification du livre. Quand j’ai voyagé au Cachemire, aussi, mon livre s’écrivait. Si bien que je n’ai pas commencé par écrire ce qui est devenu, in fine, l’ouverture du roman : j’ai d’abord rédigé le milieu – la description de la ville dans laquelle naît le bébé, seul, sur le trottoir. Les premières pages, avec les vautours, sont arrivées à la fin de ma période d’écriture. Je ne réécris pas tant mon texte que je n’en déplace des morceaux.

Avez-vous modifié votre roman lorsque le nationaliste Narendra Modi est devenu Premier ministre, en 2014 ?

Cela fait vingt ans que je vois monter en puissance les nationalistes hindous, mes essais en témoignent. La victoire de Modi ne fut donc pas un coup de théâtre. Pendant toutes ces années, le vocabulaire changeait, l’atmosphère, les professeurs, les journaux aussi. L’élection de Modi ne marque pas le début des affrontements intercommunautaires, ils ont commencé bien avant : en 1992 notamment, avec la destruction de la mosquée de Babri, suivie d’émeutes importantes à Bombay. La dégradation s’est faite lentement. En revanche, au moment de l’élection, je me sentais si triste que je ne pouvais plus écrire d’essai. Je me suis réfugiée dans l’écriture romanesque.

Parce qu’écrire un roman est plus doux qu’écrire un essai ?

Peut-être. Je dis ce que j’ai à dire moins directement dans un roman que dans un essai. Mais surtout, je crée mon univers dans un roman ; je ne réunis pas des arguments, je construis un monde parallèle et complexe qui m’enveloppe.

Vous mettez-vous en danger avec ce roman ?

Non, je ne me mets pas personnellement en danger. Je suis attaquée sur les réseaux sociaux : « Elle n’est pas hindoue », voici l’argument principal de mes ennemis. Ce qui est dangereux, c’est d’écrire sur une personne ou une caste en particulier. Quand le gouvernement veut éliminer physiquement quelqu’un qui le gêne, il missionne des milices pour cela. Des musulmans sont assassinés dans la rue, d’autres violemment menacés sur les réseaux sociaux. Le mois dernier, un musulman a été assassiné, un témoin a filmé le meurtre puis a mis le film sur les réseaux sociaux. Des internautes ont versé de l’argent pour payer au meurtrier une défense légale.

Votre héroïne, Anjum, naît avec les deux sexes : est-ce parce que la question du genre est particulièrement débattue en ce moment, en Inde ?

C’est Anjum qui s’est imposée à moi et non moi qui l’ai élue. Le genre et l’identité ont toujours été des sujets prégnants et présents en Inde. L’homosexualité, par exemple, ne fait pas débat : elle fait partie de notre imaginaire. E. M. Forster écrit dans ses mémoires qu’il vit son homosexualité en Inde parce qu’il lui est impossible de le faire en Angleterre. Comme le reflète le Ministère du bonheur suprême, deux cultures coexistent dans le même temps en Inde : l’une qui rejette l’homosexualité, l’autre pour laquelle elle va de soi. Ces deux positions ne se chassent pas l’une l’autre, elles sont concomitantes. Il en va ainsi pour tout en Inde ; le vieux monde est contemporain du monde moderne, mais une frontière les sépare. Il y a beaucoup de catégories en Inde ; nous sommes sans cesse assignés à une identité, coincés dans une case.

Est-il plus dangereux en Inde d’être une femme ou d’être un musulman ?

La question qu’il faudrait se poser est plutôt celle-ci : «Est-il plus avantageux d’être une vache ou d’être une femme en Inde ?» Il est plus dangereux d’être une femme qu’une vache, et plus dangereux d’être un musulman que d’être une vache. L’Inde cultive une tradition de l’oppression et de l’enfermement dans un ghetto.

Comment vivez-vous à New Delhi ? Comment se comportent les habitants avec vous ?

Les gens me reconnaissent, ils me parlent dans la rue et c’est très bien ainsi ; je ne veux surtout pas vivre comme une star confinée chez elle. Je sors, je fais mes courses, je n’ai pas peur des gens. Il peut m’arriver de ne pas sortir de chez moi lorsque mes livres provoquent un scandale monté en épingle et relayé par la télévision. Je reste chez moi quelques jours et je recommence à sortir lorsque les médias trouvent une autre obsession et une autre cible. Plus on reste calme, mieux c’est. C’est très important pour moi de vivre normalement. Je ne pourrais pas écrire si je vivais comme une célébrité dans sa tour d’ivoire. Cela me tuerait.

Etes-vous sollicitée pour soutenir des causes ?

Très souvent, oui, mais je choisis les causes que je défends, je ne suis pas manipulable. J’ai mon point de vue, ma liberté, je n’aime pas que l’on insiste pour que j’épouse une cause quand je ne veux pas le faire. Je me protège. Je fais don d’une partie de l’argent que je gagne avec mes livres, mais je n’en donne jamais aux ONG. Je hais les ONG. Et ce que je fais relève de la solidarité, certainement pas de la charité. Je ne cherche pas à mettre en lumière les dons que je fais.

Avez-vous des amis parmi les militants d’autres continents ?

A part Noam Chomsky aux Etats-Unis, non. Noam et moi sommes amis, je le connais bien. Mais je passe trop peu de temps dans les pays dans lesquels je voyage lors de la parution de mes livres pour y nouer des liens. L’an dernier, je suis beaucoup partie à l’étranger parce que le Ministère du bonheur suprême a commencé à être traduit. Il en existe aujourd’hui 42 traductions. Mais je passe tout au plus deux semaines dans une ville étrangère, et j’ai peu de temps pour moi. Regardez la foule qui a assisté à ma présentation du roman, à New York ! (Elle montre sur son smartphone la photo d’une salle noire de monde). Cette semaine, en France, ce fut la même chose, et ceux qui m’écoutaient étaient originaires du monde entier. En Inde, pour des raisons de sécurité, je ne peux pas présenter mes livres devant un public aussi important.

Comment se porte la littérature contemporaine en Inde ?

J’ai du mal à vous répondre, d’abord parce que je ne lis pas toutes les langues de mon pays, tant il en existe de différentes ; ensuite, parce que les éditeurs, comme les groupes de presse, publient davantage sur Internet que sur papier et les livres perdent pour moi de leur visibilité. Les journaux, en Inde, sont en train de disparaître dans leur version papier. Mais d’après ce que je sais, nous avons surtout des écrivains pour les très jeunes lecteurs.

Que lisez-vous ?

Peu d’écrivains contemporains. Je lis des classiques. Dans mon sac, actuellement, j’ai Dostoïevski. J’ai lu récemment les mémoires de Nadejda Mandelstam, je lis surtout des Russes, en ce moment. J’ai aussi beaucoup aimé l’Arbre d’or, de John Vaillant : l’histoire se passe dans une forêt de Colombie-Britannique, près de Vancouver. C’est un face-à-face entre l’homme et l’environnement. Magnifique.

Vous êtes critique envers l’Inde, dans vos essais et dans le Ministère du bonheur suprême ; qu’aimez-vous cependant de votre pays, qui ne se trouve nulle part ailleurs ?

Ce que j’aime, je pense qu’on le sent dans le Ministère du bonheur suprême. L’Inde est un pays dans lequel l’imagination n’a pas encore été réglementée, ni disciplinée. La sauvagerie de l’imagination existe encore. Lorsque je voyage en Occident, j’observe que la civilisation a conquis et figé chaque chose. Quand je marche dans une ville occidentale, j’ai peur, tant les rues sont soumises à une discipline. Alors qu’en sortant de chez moi, à Delhi, je vois des vaches, des chiens, j’entends différentes langues… Certes, tout n’est pas merveilleux et je le sais ; le climat est conflictuel, agressif. La liberté de parole politique est délicate, mais c’est un autre sujet. D’ailleurs, les gens en Inde disent ce qu’ils pensent, même si leurs propos les mettent ensuite en difficulté. Je ne vais pas vous dire : « Nous sommes tellement heureux, c’est si merveilleux, l’Inde. » Ce serait stupide de ma part. Je n’ai jamais habité en Occident, donc je ne peux pas comparer ces deux modes de vie en connaissance de cause, et le matérialisme se répand très vite ces dernières années en Inde aussi. Mais il y a, en Inde, un caractère imprévisible du quotidien, et j’aime cela.

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