Alger, juillet 1830 par Assia Djebar

Photo : AFP/OLIVIER LABAN-MATTEI
Photo : AFP/OLIVIER LABAN-MATTEI

Assia Djebar, de l’académie française, était militante du FLN pendant la guerre d’Algérie, auteure de romans, nouvelles, poésies et essais. Enseignante au département d’études françaises de l’université de New York, titulaire, entre autres, du Prix international Pablo-Neruda (Italie) et de l’International Literary Neustadt Prize (États-Unis). 

L’encre de l’acte de capitulation n’avait pas encore séché, le départ pour Livourne du dey Hussein et de sa famille venait juste d’avoir lieu dans la darse que, le 11 juillet, un décret d’apparente et simple police urbaine est rendu public : chaque habitant doit éclairer à ses frais la façade de sa maison…

Rappelons que la nuit du 4 au 5 juillet, qui précéda l’entrée de l’armée française dans Alger, a vu des milliers de citadins se décider, en pleine nuit, à l’exode… Parmi ceux qui restent, les uns ne peuvent se résigner à abandonner maisons et biens meubles, les autres ont des exigences familiales qui les immobilisent, enfin d’autres espèrent que les termes du traité de capitulation (qui garantit la sécurité des biens, des familles et du culte) seront respectés par les troupes étrangères. Or la première atteinte dont est victime la population, peu fixée sur son sort immédiat, concerne l’espace de celle-ci. L’étranger entend l’ordonner de suite à sa manière, y introduire son autorité. Éclairer, le soir venu, sa maison peut apparaître un détail, en ces jours sombres. En fait, il est, au regard de la violence symbolique, d’une grande importance. La coutume orientale conçoit davantage le seuil du chez soi comme un lieu obscur, un passage à effectuer dans l’ombre (le cœur de l’intimité, lui, s’éclairant ensuite peu à peu et, finalement, en trouée à ciel ouvert). L’Occident qui surgit ici prétend tout naturellement que la façade même, que le front de toute demeure est d’abord exposition.

Le premier quiproquo des attitudes mentales, des styles de vivre et de communiquer, s’inscrit là. Il devient, bien plus qu’une exigence d’administration urbaine à respecter, une antinomie dressée entre deux mondes opposés et, en ces circonstances, irréconciliables.

Ce premier hiatus entre deux communautés hétérogènes en révélera d’autres. Cet espace vécu de la ville algéroise, les soldats français en font l’expérience sur le mode de la plus grande perplexité. Les rues de la Casbah, qu’ils sillonnent et où ils s’égarent très souvent, les déroutent : les repères habituels (noms de rues, numéros, relevés topographiques, etc.) manquent, l’espace lui-même semble les repousser et vouloir les cantonner dans ce rôle de corps étrangers.

Théophile Gauthier, quinze années plus tard, en premier écrivain touriste de cette rive d’Orient qui fascine, notera sa première impression ainsi : « Alger est comme un écheveau de fils où vingt chats en belle humeur se seraient aiguisé les griffes. »

Après les premières semaines de leur occupation, les Français ne sont même plus sûrs de leur durée en ces lieux. Le régime à Paris vient d’être renversé après trois jours d’insurrections populaires. Un roi moins discrédité, Louis-Philippe d’Orléans, est vite élu pour barrer la voie à un retour de la République… L’occupation d’Alger ne va-t-elle pas bientôt finir ? Après tout, le fabuleux trésor de l’État algérien a été confisqué et embarqué ; il a permis de rembourser largement les frais de l’énorme expédition.

Occupants donc qui occupent, mais sans savoir de quoi sera fait le lendemain… Or, quand ils se dirigent en promeneurs sur le qui-vive, dans le cœur fermé de la ville recroquevillée, ils doivent, pour se retrouver dans cet enchevêtrement urbain, marquer, par des traits de peinture tracés sur les murs, le sens d’un trajet ou d’une orientation conseillée.

Labyrinthe obscur du vieil Alger qu’un urbanisme spontané ménage et grâce auquel la ville peut, un moment encore, se croire préservée des outrages, nourrir l’illusion qu’il s’agit d’un mauvais rêve dont elle se réveillera. Ainsi se déroule l’été 1830, époque d’une valse-hésitation et des premières approches, des circonvolutions de ce que serait une démarche de séduction ; il s’agit plutôt pour ces nouveaux venus d’improviser un rituel de servage.

Des gens de police, ou de finance, ou de voierie, passaient donc en premier lieu dans les ruelles et sous les voûtes, toujours sous bonne garde. Ils ne pouvaient que s’étonner de la pulsation obscure de la médina algéroise, de ce repliement en profondeur encore perceptible. Ils avançaient, en intrus cachant leurs craintes et leur désarroi, dans ces couloirs, ces retraits, ces fausses impasses. La craie à la main, ils ne pouvaient qu’indiquer à leurs suivants comment retrouver tel service de l’intendance, où aller joindre la nouvelle direction des finances, comment atteindre, malgré ces ombres et ce silence des pierres, telle administration civile ou militaire.

J’imagine le bruit de ces pas étrangers qui martèlent le pavé de la Casbah et dont l’écho se détache sur un fond de silence et d’immobilité. J’imagine aussi les habitants de cette métropole en figurants dépossédés, et le temps qui passe les fige en témoins du désastre…

Lors de ces premières semaines, un simple fonctionnaire du régime d’occupation (frère du nouveau président du tribunal supérieur aussitôt institué) fut chargé de baptiser les rues d’Alger. En même temps, il fut enjoint à cet étrange policier des pierres (ainsi l’appellerai-je) de faire numéroter les maisons porte après porte…

Nommer les rues algéroises. Étaient-elles donc sans identité ?

Pour les nouveaux venus, certes oui, puisque les appellations arabes de la topographie s’avéraient orales. Elles transportaient, il est vrai, par leur musique même, souvent par leur poésie, le plus fréquemment grâce à leurs indications professionnelles et religieuses, tout le passé, avec ses flux et ses reflux, de la cité glorieuse encore…

Ainsi, par exemple, aller à la fontaine des Veuves (Ain El Adjadjel), prendre la montée du Géorgien (Akbet El Djordji), passer devant le moulin des Chameaux (Fourn El Djmal), puis par le marché au Beurre (Souk Es Semen), chercher la maison du Cuivre (Dar En N’has), puis la mosquée des Paresseux (Djama’ El Maadjazin), qui sera détruite, errer dans la rue des Funérailles (Zenkat El Djenaïz), demander l’école de la Vigne (Msid Ed Dalia), se baisser sous la voûte du Poisson (Sebat El Hout) et se reposer un moment devant la maison des Janissaires (Dar El Yenkecheria), rebrousser chemin par la rue des Gens de Livourne (Zenkat El Gournia), puis de nouveau passer sous la voûte du Vent (Sebat Errih) et celle de l’Âne (Sebat El Ahmar), parvenir enfin à la place de la maison de la Fille du sultan (Blassat Dar Bent Sultan)… Quel itinéraire multiple, à chaque fois à renouveler, à inventer, dans les artères du cœur connu de tous, du lieu vécu par tous !

À chaque fois, l’étranger qui prend ostensiblement possession, exigerait un interprète ; sinon, il doit quémander un informateur, un passant résident qui ne serait ni hostile ni muet… Or informer l’occupant qui arrive, même pour une indication de sens, s’avère bien lourdement chargé de sens ! C’est accepter la présence de l’autre qui ne se pose ni en touriste ni en voyageur de passage… Au moins l’attaquant traditionnel d’autrefois, qui s’introduisait pour tuer et piller, avait hâte de s’en aller, enrichi du butin. Or il s’agit désormais de razzier les mémoires !

D’ailleurs, ce soldat qui se dirige dans le dédale des venelles, sous l’ombre des voûtes qui se succèdent (il s’apprête, les jours qui viennent, à démolir, à casser, à élargir, à creuser, à abattre. Pour l’instant, dans la maison dite vacante, dans le palais vidé, il brûle ce qui lui paraît inutile : boiseries, objets d’art, luxe d’hier), oui, ce soldat-là demande-t-il vraiment passage, et pour cela cherche-t-il les noms des lieux ? Je ne le crois pas.

D’autorité, au niveau de l’état-major de l’armée occupante, il est décidé de nommer, donc de s’approprier l’espace par les mots… L’ingénieur Filhon chargé de « donner des noms aux rues algéroises » devient une sorte d’huissier de cérémonie funéraire, qui s’avance : quelle meilleure vengeance, vis-à-vis de cette métropole qui a fait trembler trop longtemps les puissances européennes, que de la traiter enfin en entité dépourvue d’état civil ! Cité déchue de cette manière : telle une reine sans trône, et presque sans prénom.

Cet acte de l’appellation annonce d’autres annexions, d’autres appropriations… Viendra un moment où telle tribu, installée sur sa terre depuis des siècles, se verra en justice déclarée non propriétaire parce qu’elle ne présentera pas des titres écrits « corrects » ; il y aura de plus tristes jours encore où des familles entières seront dépossédées de leurs noms ancestraux, pour les besoins d’un état civil français qui inscrit, donnant aux individus des noms de sa fabrication ou de sa fantaisie… Noms d’emprunt accolés aux familles : cette mascarade se fera peu avant la fin du siècle et sur plus d’une génération ; le refus de reconnaissance territoriale, avec changement des noms de hameaux, de villages, de fleuves, des villes elles-mêmes, s’imposera auparavant…

Se déroulera alors un maquillage des lieux. Filhon, en effet, choisit de donner aux rues d’Alger des noms d’animaux, ceux que portaient les vaisseaux de guerre de l’expédition française. « Ces noms, en raison de leur caractère historique, méritent d’être conservés », décide-t-il.

Il y eut donc, de 1830 à 1962 à Alger une rue de l’Aigle, et d’autres de l’Antilope, du Bélier, du Centaure, du Cheval, du Cygne, du Lézard, du Lion, du Scorpion, du Taureau, de la Girafe, du Condor, etc. Cela, non pas parce que les habitants, à une époque perdue, auraient rêvé à tel ou tel animal rôdant par ces lieux ou dans leur imaginaire : plus prosaïque en était donc la raison. Ainsi, au lendemain du débarquement de l’armada française, les noms des vaisseaux des envahisseurs tatouaient les ruelles dégringolant les pentes du site algérois. Pour la ville si longtemps imprenable et enfin prise, ce recours au bestiaire familier ou exotique devenait signe de malheur !

Alger dite la Guerrière, l’Indomptable, la Bien Gardée, la Sultane, Alger aux multiples surnoms évoquant tous le fracas et l’irréductibilité, se voit, au lendemain de la chute, dénommée par ses maîtres « la ville des bêtes » ! On trouve en effet ce triste surnom dans les chroniques coloniales qui abondent après 1830   (Juin 1984)

Source: http://www.humanite.fr/alger-juillet-1830-par-assia-djebar-556289