Pierre Rabhi : « La COP21 ne s’attaque pas aux sources des déséquilibres »

Pierre Rabhi, figure de l'écologie et de l'altermondialisme, en 2010, à Paris. FRANCOIS GUILLOT / AFP
Pierre Rabhi, figure de l’écologie et de l’altermondialisme, en 2010, à Paris. FRANCOIS GUILLOT / AFP

Entre deux conférences, la promotion de ses derniers livres et la rédaction d’un manifeste, prélude au lancement d’un forum citoyen, Pierre Rabhi nous a reçus chez lui, à Montchamp, hameau paisible d’Ardèche. Le paysan-philosophe de 77 ans, chantre de l’agroécologie, ne se fait guère d’illusion sur l’issue de la COP21 et appelle à quitter le culte de la croissance indéfinie. L’agroécologie qu’il défend promeut, entre autres pratiques agricoles, la pluriculture, le compostage ainsi que la recherche de complémentarité entre espèces, et cherche à intégrer l’ensemble des paramètres de gestion écologique de l’espace cultivé tels qu’une meilleure utilisation de l’eau, la lutte contre l’érosion, la réintroduction des haies, le reboisement et la biodiversité.

Dans un mois, les dirigeants de 195 pays se penchent sur le futur de la planète. Qu’attendez-vous de la Conférence de Paris sur le climat ?

Pierre Rabhi Il ne sortira rien de cette énième grand-messe. J’ai du mal à croireque les changements structurels nécessaires y soient actés. Il faut entrer dans une nouvelle ère, celle de la modération : modération de la consommation et de la production. Les Etats vont-ils décider d’arrêter la pêche industrielle et l’agriculture intensive, et ainsi cesser de piller les océans ou la terre ? Vont-ils réfléchir à un juste partage des ressources entre Nord et Sud ? Je n’y crois pas. Or il y a urgence, car ce n’est pas la planète qui est en danger mais l’humanité. La Terre, elle, en a vu d’autres. Ce que je reproche à la COP21, c’est de fairecroire que ces discussions permettent de résoudre les problèmes, alors qu’on ne s’attaque pas aux sources des déséquilibres. C’est le même travers que celui de l’humanitaire, qui consiste à être généreux envers des personnes que le modèle a rendus indigents.

Pourtant, mi-octobre, l’organe de l’ONU pour l’alimentation et l’agriculture et le ministre français de l’agriculture ont déclaré que la sécurité alimentaire devait jouer un « rôle central » dans les discussions de la COP21…

La problématique de l’alimentation est majeure et n’est pas, en effet, traitée comme il se doit. Au Nord, l’alimentation est de plus en plus frelatée, la façon de la produire est destructrice de sols et d’environnement ; au Sud, les peuples souffrent de pénurie chronique. Il faut donc une remise en question complète de notre modèle. Vont-ils l’aborder sous ce prisme ?

Le paysan retraité et écologiste Pierre Rabhi, en 2011 dans son jardin de la ferme de Montchamp, près de Berrias-et-Casteljau (Ardèche).

L’agroécologie est davantage présente dans les discours et même incluse dans la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt, adoptée en France. Mais au lieu de vous réjouir, vous craignez, dans votre dernier livre, qu’elle soit récupérée, dévoyée…

Cela fait des années que nous travaillons avec Terre et Humanisme [association créée par Pierre Rabhi il y a vingt et un ans] pour diffuser l’agroécologie, dont on parle maintenant comme étant la meilleure façon de produire. En 1981, lors de notre expérience au Burkina Faso, nous montrions déjà que cette approche était la solution pour des paysans qui avaient appauvri leur sol en utilisant des engrais chimiques et opté pour la monoculture pour se plier aux lois de la mondialisation. Grâce à l’agroécologie, ils ont pu retrouver leur autonomie alimentaire. Alors évidemment, je me réjouis de cette reconnaissance. Mais, dans le même temps, quand je vois des multinationales, des groupes agroalimentaires se référer à l’agroécologie, oui je m’interroge. L’agroécologie, ne se résume pas à des techniques, mais répond à une éthique de vie qui consiste à préserver la terre en tant que patrimoine. Un parallèle peut être fait avec l’engouement actuel pour le bio.

C’est-à-dire ?

Le bio, c’est très bien, mais on peut manger bio et… exploiter son prochain, ce n’est malheureusement pas incompatible. Ce que je veux dire, c’est que tous les beaux mots, bio, COP21… tout cela ne sert à rien si nous ne travaillons pas à une alternative, si l’humain n’entreprend pas un travail d’introspection, car le problème est en nous. Il faut évoluer, quitter le culte d’une croissance indéfinie, du toujours plus, de cette accumulation de biens, qui ferait prétendument notre bonheur. La consommation d’anxiolytiques et les inégalités sans cesse croissantes démontrent le contraire. Il faut s’engager dans la puissance de la modération, de la sobriété.

N’est-ce pas illusoire de penser que l’agriculture conventionnelle puisse effectuer un virage à 180 degrés et changer de modèle ?

Il ne faut pas partir vaincu, même si ce sera évidemment très difficile. Le mondede l’agriculture porte un contentieux séculaire. Le paysan a de tout temps été le « pauvre type ». La civilisation moderne l’a affublé de tous les qualificatifs négatifs. Puis un beau jour on lui a dit : « Paysan, tu vas devenir moderne, tu vas avoir des machines, tu ne seras plus un plouc mais un exploitant agricole. »On leur a fait miroiter un changement de statut et ils se sont fait piéger. Aujourd’hui, ils alimentent tout le monde – les banques avec leurs emprunts, les industriels avec l’achat du matériel et des produits chimiques – tout en s’appauvrissant eux-mêmes. Plutôt que de dire je suis paysan et j’en suis fier, au lieu de donner toute sa beauté à l’agriculture, la modernité les a humiliés, en a fait des martyrs. Il faudra une profonde et difficile remise en question du monde paysan pour parvenir à faire machine arrière.

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D’un autre côté, il existe aussi une montée de l’engagement citoyen, un foisonnement de projets, agricoles ou non, qui se développent dans les territoires. C’est plutôt porteur d’espoir…

La société civile est en train de se forger un nouvel imaginaire face à un système à bout de souffle, dont le déclin se traduit par la montée du chômage, de la pauvreté et de nombreux déséquilibres. Comme ce système n’est plus rassurant, les citoyens cherchent des alternatives. Les innovations sociales qui se multiplient sur les territoires, dans l’écologie, les énergies renouvelables, l’éducation… sont autant d’expérimentations qui vont assurer le futur. Si nous avions des politiques intelligents, ils appuieraient ces initiatives qui émanent de la société civile. Au lieu de cela, ils s’acharnent à faire tenir coûte que coûte un modèle moribond, car ils n’arrivent pas à se détacher de leur précepte fondamental qui est la croissance économique à tout prix.

Encore faut-il mettre en musique ces expérimentations pour leur donner de l’ampleur…

C’est pourquoi, à notre échelle, nous envisageons de lancer une plate-forme citoyenne, un forum civique qui révélera tout ce qu’entreprend la société civile. Un inventaire dynamique des alternatives, en quelque sorte, qui permettra, quelques mois avant les échéances de 2017, de montrer aux politiques ce que font les citoyens.

Source: http://www.lemonde.fr/cop21/article/2015/10/28/pierre-rabhi-la-cop21-ne-s-attaque-pas-aux-sources-des-desequilibres_4798622_4527432.html