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Y croire ou en faire ? L’astrologie en Inde
par Arnaud Esquerre , le 2 juillet
Alors que l’astrologie a souvent été abordée comme une croyance, certains chercheurs l’analysent comme une pratique. Le cas de l’Inde, où l’on délivre des doctorats d’astrologie, où le ministère de la recherche finance des programmes de recherche sur la guérison du cancer par l’astrologie, est l’occasion de faire le point sur ces approches.
Recensé : Caterina Guenzi, Le discours du destin. La pratique de l’astrologie à Bénarès, Paris, CNRS éditions, 2013, 444 p., 27 €.
Il fut un temps, celui d’un Marcel Mauss à l’orée du XXe siècle et qui apparaît cent ans plus tard obsolète, où, abordant la question de l’astrologie en Inde, un sociologue ou un anthropologue se serait posé la question : pourquoi croit-on à l’astrologie en Inde ? La réponse aurait établi que les astrologues étaient là-bas, comme les improbables « magiciens » de Mauss, des simulateurs se dupant eux-mêmes, répondant à l’attente d’une « représentation collective » de ceux qui y ont recours. En bref, on aurait conclu que ces derniers sont prêts « à se laisser fasciner par toutes les simulations dont le magicien est, quelquefois, la première victime » [1].
À cette question s’est substituée une autre : Comment l’astrologie est-elle pratiquée en Inde, où elle est très répandue ? Pour y répondre, l’anthropologue Caterina Guenzi a donc étudié l’astrologie comme un « savoir faisant l’objet d’une pratique », c’est-à-dire comme un « discours permettant d’orienter des choix » et se traduisant « en des actes visant à résoudre des problèmes concrets » (p. 33). Cela l’a conduite à s’intéresser aux institutions où l’astrologie est enseignée, à son contenu théorique, et à la manière dont se déroulaient les interactions entre des astrologues et des clients lors de consultations. Pendant un long travail de terrain effectué à Bénarès, lors de plusieurs séjours, entre 1999 et 2008, elle a réalisé à la fois des entretiens, l’observation, l’enregistrement et la transcription de séances de consultation astrologique, ainsi que la traduction de textes, en sanskrit ou en hindi, concernant la théorie astrologique. Elle a rencontré une cinquantaine d’astrologues (jyotisi) hindous auxquels elle a soumis un questionnaire. Elle a suivi la pratique professionnelle d’une douzaine d’astrologues d’entre eux (en enregistrant des séances, puis en les interrogeant, ainsi que certains de leurs clients). Je rendrai compte de son livre, remarquable par la richesse des matériaux rapportés, selon un autre découpage, moins élégant que celui l’organisant — institutions, lectures, usages et adaptations —, mais peut-être plus clair : la théorie, les astrologues et les consultations.
La pratique de l’astrologie en Inde
L’astrologie et l’astronomie sont considérées comme deux branches d’un même savoir, le jyotisa, la science qui étudie les « lumières célestes » (jyotis) et qui inclut également d’autres types de divination comme l’interprétation des présages. Le jyotisa est le « savoir astronomique, astrologique, et divinatoire » de la littérature sanskrite, dont la légitimité est affirmée par les brahmanes, représentants de l’orthodoxie religieuse. Il est lui-même une branche appartenant à un ensemble de savoirs dont le tronc majeur est le Veda (chapitre 1). La théorie astrologique, en Inde, est indépendante de la théorie du karma et fonde une cosmologie alternative et complémentaire à celle-ci (chapitre 5). Selon la doctrine du karma, la destinée humaine est le fruit des actes accomplis dans les vies précédentes et celle présente, tandis que selon l’astrologie, elle résulte des configurations astrales. Les théories de l’astrologie et du karma peuvent cependant être mises en rapport en considérant que les fruits invisibles des actes accomplis dans les vies précédentes deviennent visibles à travers les configurations astrales à la naissance.
La théorie de l’horoscope est, en Inde, relationnelle : le thème astral d’une personne ne concerne pas seulement celle-ci mais l’ensemble de ses relations, et en particulier familiales. Si les proches contribuent à forger le destin d’une personne, celle-ci contribue aussi à modifier le leur (chapitre 6). Si bien que « tout horoscope individuel contient potentiellement un nombre infini d’horoscopes, autant d’horoscopes que de personnes avec qui le jataka [« celui qui est né »] entre en relation (familiale, professionnelle, affective, etc.) » (p. 298). Toutes les planètes peuvent avoir une influence positive ou négative, mais quatre d’entre elles (Mars, Saturne, le nœud lunaire ascendant et celui descendant), qualifiées de « cruelles » ou « méchantes », ont une mauvaise influence, plus redoutée que celle des autres (chapitre 7). À la différence de l’action des esprits des morts ou de puissances démoniaques, l’influence des planètes « cruelles » peut être calculée et évaluée. En outre, on peut distinguer l’horoscopie natale, celle dite de la question (c’est-à-dire le thème astral du moment où est posée la question à l’astrologue, sans que le thème de nativité du consultant ait à être consulté), et l’horoscopie des « moments propices » (qui identifie des moments favorables à certaines activités, pouvant être consignés dans un almanach). En plus de l’astrologie, et de manière complémentaire, les astrologues ont recours à la chiromancie, à la physiognomonie et à la « science des sites et des bâtiments » qui étudie comment les propriétés des lieux peuvent affecter la vie des personnes, ainsi qu’à la divination par le souffle et à l’étude des rêves — l’oniromancie (chapitre 4).
En Inde, les astrologues revendiquent à la fois un ancrage dans une « tradition brahmanique » et dans une « modernité scientifique ». Discipline académique, l’astrologie à Bénarès est enseignée dans les deux universités et dans les plus de trente collèges sanskrits de la ville (chapitre 2). Les départements d’astrologie des deux universités forment des étudiants (environ 80 chacun), publient un almanach annuel pour l’université et ont des chercheurs. Les enseignants comme les étudiants sont tous des hommes. La recherche la plus dynamique est celle de l’astrologie médicale, portant sur des maladies telles que le cancer, le diabète, le sida et les maladies cardio-vasculaires.
Bénarès, ville de pèlerinage, compte environ 300 à 400 astrologues professionnels à plein temps (chapitre 3). Ces derniers, très majoritairement des hommes, attirent une clientèle d’autres régions de l’Inde, et ils se déplacent eux-mêmes dans le pays pour donner des consultations. La plupart des brahmanes qui sont astrologues sont issus de familles brahmaniques comptant des astrologues ou de prêtres formés à l’astrologie. N’acceptant pas de recevoir de dons, ils fixent en général leurs consultations à des horaires précis, et avec des prix fixes, dans des cabinets où est exposé, souvent, leur diplôme universitaire.
L’avis d’un astrologue est demandé par les hindous en vue de l’arrangement d’un mariage, de la célébration de rituels, de la construction d’une maison, de l’achat d’un terrain, ou le commencement d’un traitement médical. Les séances sont souvent publiques et à plusieurs : mari et femme, avec ou sans enfant, etc. Pendant la consultation, le titulaire de l’horoscope se contente fréquemment d’écouter, laissant à la personne qui l’accompagne le soin de poser des questions. Parfois quelqu’un vient consulter pour un tiers absent.
C. Guenzi propose d’aborder l’efficacité de l’astrologie en tant que critère utilisé par les astrologues et leurs clients pour classer et évaluer les traitements thérapeutiques (chapitre 8). Ceux-ci peuvent être, en effet, plus ou moins efficaces pour contrer une influence astrale néfaste. Ils peuvent prendre la forme de rituels brahmanique ou tantrique, de pratiques dévotionnelles, ou de pierres précieuses ou semi-précieuses dotées de facultés particulières. Cette efficacité semble toutefois organisée selon un principe simple : « plus un remède est cher, plus il est censé être efficace » (p. 350). Seuls les clients les plus aisés peuvent avoir recours aux pierres précieuses, qui sont le traitement le plus onéreux. Les pierres précieuses sont rarement portées pour des raisons décoratives, et plus sûrement pour des raisons thérapeutiques : elles protègent d’une influence négative ou renforcent une influence positive. Cet effet thérapeutique réside dans la capacité prêtée aux pierres d’absorber des rayons planétaires et de les transmettre au corps, ce qui explique qu’elles soient en contact avec celui-ci. À chaque type de pierre correspond une planète (le rubis pour le Soleil, le saphir pour Saturne, le corail pour Mars, etc.). Ainsi la topaze, prescrite pour favoriser notamment la réussite professionnelle, intensifie l’influence bénéfique de Jupiter.
À Bénarès, et au-delà en Inde, ceux qui ont recours régulièrement à l’astrologie sont des membres de milieux urbains, de classes moyennes et hautes. Les plus pauvres ou les personnes de basse caste consultent de manière occasionnelle, pour une raison spécifique. Les consultations peuvent avoir lieu à distance, par téléphone ou internet notamment. L’usage de l’informatique conduit C. Guenzi à souligner que l’image de l’astrologie est celle d’un savoir « moderne et innovant, malgré ses origines anciennes » (p. 401).
La croyance et la pratique
Étudier l’astrologie, la magie, la sorcellerie, ou la voyance en choisissant d’analyser les pratiques et en prêtant une grande attention aux énoncés est une méthode qui a donné à l’anthropologie des travaux renouvelant profondément notre connaissance de ce qui était désigné ainsi, depuis l’ouvrage pionnier de Jeanne Favret-Saada sur la sorcellerie dans le bocage en Mayenne des années 1970 [2], jusqu’à celui, remarquable et méconnu en France, de Robin Wooffitt sur les médiums et les voyants dans l’Angleterre des années 2000 [3].
Ces approches proposent un déplacement de problématique : la pratique, plutôt que la croyance. Cette dernière est considérée comme n’étant pas la bonne entrée, ou bien comme une question qui ne permet pas de comprendre les comportements étudiés. Caterina Guenzi l’évacue ainsi rapidement au début de son ouvrage en parlant d’elle-même et sur un mode négatif (l’astrologie, « personnellement, je n’y crois pas », p. 27).
Certains travaux en sociologie, et surtout en sociologie du religieux, ont toutefois gardé la croyance comme approche, tels ceux par exemple de Danièle Hervieu-Léger parlant des « croyances contemporaines » à propos des « sectes » [4]. Cherchant à renouveler la question, des anthropologues et des sociologues ont tenté de recourir à la psychologie cognitive ou à la neurologie pour « expliquer » des croyances. Le problème de ces approches, que l’on retrouve notamment chez Pascal Boyer [5] et Gérard Lenclud [6], est tout d’abord qu’elles s’appuient sur des expériences menées souvent par des psychologues ou des neurologues en laboratoire ou des conceptualisations philosophiques s’appuyant elles-mêmes sur ces expériences de psychologie ou de neurologie. Ensuite, les résultats très schématiques issus de la psychologie cognitive ou de la neurologie, traités comme s’ils étaient ductiles jusqu’à pouvoir être étendus à la description de pratiques finement décrites par l’ethnologie et la sociologie est souvent grossier, malgré la tentative récente et stimulante entreprise par Maurice Bloch [7]. L’écart entre des comportements et énoncés inscrits un contexte social complexe, saisis de manière détaillée, comme l’a fait Caterina Guenzi à propos de l’astrologie en Inde, et des considérations générales sur le fonctionnement du cerveau, où l’on tente bien souvent de localiser la croyance, ne peut manquer de laisser perplexe.
Renoncer à la « croyance », c’est renoncer à la prétention du chercheur à attribuer lui-même des intériorités, comme le faisait Marcel Mauss quand il estimait qu’un magicien était un simulateur. Car la tentative de reprendre la main sur la croyance en la rénovant via la psychologie cognitive et la biologie est toujours aussi une tentative, pour le sociologue ou l’anthropologue, de garder une position de surplomb et d’autorité par rapport aux agents sociaux en décidant de déterminer, mieux que ceux-ci ne pourraient l’exprimer, ce qu’ils « croient » ou non.
Deux autres voies pour rénover la croyance ont cependant été proposées sans recourir pour autant à la psychologie cognitive ou à la biologie, et en essayant de garder une certaine « symétrie » entre le chercheur et l’agent étudié. La première, en partie issue de la psychanalyse et d’un fameux texte de Mannoni [8], fait porter à l’intérieur des êtres humains une croyance contradictoire, soit simultanée (« L’astrologie, j’y crois sans y croire »), soit en alternance (« Parfois j’y crois, parfois non »). La deuxième solution, formulée notamment par Bruno Latour [9], propose de faire tenir ensemble la construction sociale des êtres et leur substance, maintenant ainsi une ambiguïté permanente à leur propos. Cette élaboration sophistiquée s’inspire à la fois des sciences studies, où les invisibles à l’œil nu ne manquent pas, et de certains courants de la théologie chrétienne. Le problème est, comme l’ont montré Lorraine Daston et Peter Galison, que les sciences rendent toujours visibles, d’une manière ou d’une autre, les invisibles auxquelles elles se confrontent [10]. Or ce type de position, reprise notamment par Pierre Lagrange à propos des extra-terrestres [11], bute sur une difficulté de taille qui hante et finit par miner toute l’entreprise : si les extra-terrestres existent, on ne s’explique pas pourquoi, depuis la fin des années 1940 pendant lesquelles on commence à signaler des soucoupes volantes, on n’en a jamais vu aucun, c’est-à-dire pourquoi les extra-terrestres ne se montrent pas et restent invisibles, bien davantage que l’ADN ou les nanoparticules.
Choisir de s’intéresser à la pratique et non pas d’entrer par la croyance amène notamment à serrer de près les moments de flottements de ce qui est constatable et constaté. Dans l’astrologie, ce genre de moment se produit en particulier, en astrologie, lorsqu’un astrologue avance une information qui n’est pas validée par la personne venue le consulter. Caterina Guenzi (p. 201) rapporte ainsi comment un astrologue affirme à une mère venue consulter pour sa fille que celle-ci est « maigrelette » et « successful » dans sa vie alors qu’en réalité, elle est « ronde » et vient d’échouer à ses examens. On ne comprend pas pourquoi de telles interactions se poursuivent, l’astrologue et la consultante cherchant à maintenir à flot leur discussion et à trouver une solution à cette disharmonie (la date de naissance ne serait pas la bonne, explique finalement l’astrologue), et non pas à se détourner de l’astrologie ou à la contester, si l’horizon de l’analyse reste celui de la croyance. Dès lors que la question de cette dernière est suspendue, la restitution des pratiques conduit alors à repérer les effets qui en sont attendus, notamment thérapeutiques — parmi les multiples effets attribués à l’influence des astres en Inde —, et qui, parce qu’ils sont attendus, empêchent l’astrologie de sombrer, même en cas de ce qui serait autrement interprété comme un désaveu manifeste ou la preuve d’une inexistence.
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par Arnaud Esquerre , le 2 juillet
Pour citer cet article :
Arnaud Esquerre, « Y croire ou en faire ? L’astrologie en Inde », La Vie des idées, 2 juillet 2014. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Y-croire-ou-en-faire-L-astrologie.html
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction. Nous vous répondrons dans les meilleurs délais : re*******@la***********.fr.
Notes
[1] Marcel Mauss, « Théorie générale de la magie » (1902), Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1991 (1950), p. 127. Mauss emploie lui-même l’expression de « magiciens astrologues » (p. 136).
[2] Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.
[3] Robin Wooffitt, The language of mediums and psychics. The social organization of everyday miracles, Aldershot-Burlington, Ashgate, 2006.
[4] Danièle Hervieu-Léger, La religion en miettes ou la question des sectes, Paris, Calmann-Lévy, 2001.
[5] Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux, Paris, Robert Laffont, 2001.
[6] Gérard Lenclud, « Croyances, culture, langage et réflexivité, L’universalisme ou le pari de la raison, Paris, EHESS/Gallimard/Seuil, 2013, p. 175-198.
[7] Bloch essaie notamment de l’appliquer à la mémoire, essayant de faire le lien entre ce qu’on pourrait désigner comme la mémoire dans le cerveau, et la mémoire au sens social. Maurice Bloch, L’anthropologie et le défi cognitif, Paris, Odile Jacob, 2013.
[8] Octave Mannoni, « Je sais bien, mais quand même… » (1964), Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Seuil, 1985 (1969), p. 9-33.
[9] Bruno Latour, Sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les empêcheurs de penser en rond / La découverte, 2009 (1996).
[10] Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité, Paris, Les Presses du Réel, 2012.
[11] Pierre Lagrange, « Pourquoi les croyances n’intéressent-elles les anthropologues qu’au-delà de deux cents kilomètres ? », Politix 4/2012 (n° 100), p. 201-220.