Hommage à Paul Vieille – Tables rondes
    Colloque international Méditerranée/Mondialisation – Hommage à Paul Vieille – Peuples méditerranéens.

    REGARDS DES FEMMES POÈTES DE TUNISIE

    (1956-2000)

    PAR HEDIA KHADHAR

       La littérature en langue française de femmes tunisiennes, éditée depuis un demi-siècle compte près d’une centaine d’ouvrages dont un tiers consacré à la poésie.

      1970-1980 1980-1990 1990-2000
    Romans, contes, nouvelles 4 10 50
    Poésie 4 9 14

       Dans le domaine de la création, la poésie est le centre d’un combat permanent. L’ensemble des recueils de poésie laisse entrevoir une image du corps et de la mémoire bien singulière. Les femmes ont été profondément marquées par les mutations sociales et les mouvements littéraires d’ici et d’ailleurs. Cette évolution apparaît dans l’expression, la démarche d’exploration, la quête d’identité et la volonté d’élucider le monde. Une nouvelle thématique apparaît, délaissant les grands sujets de l’amour et de la mort pour des approches plus personnelles, comme si les poètes opéraient un grossissement du corps et de la mémoire pour mieux se connaître.

        La quête du Moi

       Avec Sophie El Goulli, nous découvrons ce visage de femme « égarée » à la recherche d’elle-même, cherchant à « s’accrocher à la pierre pesante de la mémoire » (Signes, p.27) pour découvrir

                                             « Dans une cage une petite fille en miniature

                                                                                                     Vertige solaire ».

        Rien ne semble permettre de vivre et d’être soi-même, tout est éphémère. Nuit friable, Lac en flammes, Rose blessée, autant de titres qui marquent cette fragilité dans une société qui donne la parole à la femme après tant de siècles de silence ; elle apparaît toute meurtrie, ne sachant par où commencer. Sans doute, avec Amina Saïd, prend-elle conscience de cette métamorphose ?

    « Tout commença le jour

    où tu abordais l’île

    mise en demeure

    de libérer au feu dansant

    l’inédite miniature

    de ma forme ronde

    femmes constellée d’eau

    adorant le soleil

    à la limite de ses failles

    car je naquis d’un hiéroglyphe. »

    (Métamorphose de l’île et de la vague, p.10)

       De quelle femme peut-on parler ? Son image est brisée, il faut tout reconstruire, la femme doit se redéfinir, par rapport à elle-même et à son histoire. C’est l’image du corps qui se découvre et qui cherche une nouvelle expression. C’est d’abord un corps sans vie que D Chammam retrouve et qu’elle cherche à délivrer derrière les « barreaux tressés » :

    « Départ

    Fragrance, délivrance

    baume de symphonie, barreaux tressés,

    fenêtres vides, reflets souillés,

    foyer maudit, corps sans vie,

    erreurs de marches, trèfles sans goût

    où s’engouffrent

    espoirs

    balayés par

    mes espérances. »

    (Le Divan, p.10)

        La recherche éperdue du corps hante le poète, et le poème devient vi-lisible, puisque les mots CORPS, CHAOS, sont en majuscule et montrent le désarroi de la poète :

    « Bateau perdu cherche CORPS

    CHAOS en mal de chair

    Bête sauvage traquée par le carnaval.

    Bal masqué où se cachent les trésors

    Air asphyxié par les plate-formes

    d’un certain vice qui dévisse les boulons

    d’une cabine

    beuglant

    de chaînes d’or »

    (Le Divan, p.14)

       Dans un autre poème intitulé Panda, le corps devient une camisole de force traversée par le vent de liberté :

    « il m’importe peu

    de me voir bâillonner les tripes. MON CORPS

    est une camisole de force ou la liberté s’immisce

    EN BILLETS DE SALTIMBANQUE »

    (Le Divan, p.10)

        Avec A. Saïd, c’est une femme de sable « qui traverse les ténèbres les yeux ouverts, d’un rêve l’autre, entre orient et occident, comme en pays de renaissance ». Avec F. M’rabet, tout se désagrège et « Les grains de sable virevoltent » et font dériver le corps jusqu’à « heurter les étoiles filantes ». Avec L. Ladjimi, ce tourbillon devient « danse nuptiale pour des épousailles cosmiques » et « danse rituelle, sacrée » qui, dans le vertige, l’amène à découvrir « qu’elle n’est rien » (Ladjimi, Chams, p.31).

        C’est alors que sonne l’heure des départs, de l’exil, de l’existence en dehors de soi. La poète devient :

    « Émigrée, émigrante…

    Mon mal de vivre

    N’a pour issue que la mort

    En attendant je me saoule de vivre encore

    Dans mes cauchemars quotidiens

    les sourires ont des parfums sibyllins

    stigmates de bonheur, subterfuges pour masquer

    ce qui doucement inexorablement

    suinte à l’intérieur

    (D. Chammam, Le Divan, p. 43)

       Égarée sans aucun lien, une mort violente l’attend après une séance effroyable d’exorcisme :

    « on me tranchera la gorge

    pour voir couler mon sang

    noir du dédain des nymphes infidèles

    on me poignardera le corps pour extirper le

    démon

    qui se déchaîne

    on crèvera l’écran de ma vie

    pour déteindre ma peine.

    on éjaculera sur mon âme la morsure des

    planches

    Et l’on parlera du galbe d’une hanche ».

    (D. Chammam, Le Divan, p.21)

       Cette destruction de l’être n’est qu’un signe qui rappelle qu’elle est femme et que la poésie est salvatrice et non destructrice. Ainsi le regard se tourne vers le passé pour mieux le comprendre, pour y chercher son image :

    « Qui es-tu

    toi scellée

    qui cède

    l’étoile du berger

    Vénus

    cygne/signe

    à son amour attachée

    qui suis-je

    moi

    rêvant d’aile solaire

    au risque de bruler le poème

    DES/AILE ».

    (Sophie El Goulli, Lyriques, p.18)

         La femme et son histoire

       Comment se connaître ? Le corps ne renvoie que des images négatives. La quête se poursuit vers l’histoire de femme. À travers les siècles, la rencontre se fait d’abord avec les femmes de Harem, avec leur haine intériorisée, puis avec Elyssa, la reine aimante et abandonnée. L. Ladjimi dans un poème intitulé Conte, se livre à ce projet :

    « j’écrirai l’histoire

    La mémoire

    Le passé »

    (Chams)

       Cette page d’histoire est tout aussi meurtrie que le corps, la poète découvre avec amertume que cette mémoire est tatouée, qu’elle pèse sur le présent et ne peut s’en délivrer. Pour Sophie El Goulli :

    « La mémoire marine sanguine d’orage

    traque

    mon odyssée inassouvie »

    (Lyriques, p.46)

       L’ancêtre femme est un corps lisse et un crâne béant, elle ne peut être un modèle  à suivre car elle est pervertie par l’homme :

    « Harem

    elles gisent impassibles corps lisses, crânes

    béants

    Chairs parfumées maquillées

    Chairs offertes

    Aux désirs d’un Sélim

    ……

    préparées et fardées

    Et dans leurs yeux de braise

    Qu’aucune larme n’a éteints

    La haine de leur âme

    Peu à peu a déteint »

                                            (L. Ladjimi, Chams, p.24)

        Avec Elisha, cette autre figure de femme, L. Ladjimi découvre que

    « la route est infinie

    Et la peine immense »

                                            (Id., p.25)

        C’est alors qu’il faut écrire le présent, « marcher sur terre », titre de Amina Saïd :

    « J’écrirai le présent

    Difficiles instants

    Le plus amer des temps

    Le triste, le cruel

    Qui exige, qui commande

    Qui ne sait plus pourquoi ».

       La réalité, c’est aussi celle de toutes les femmes qui lui ressemblent et qui traversent l’enfer. Souâd Guellouz se demande dans cette prière d’une jeune fille de Tyr :

    « leur guerre, mon Dieu

    aura-t-elle fin ».

    (Comme un arc-en-ciel, p.47)

       La quête n’a point de bornes, tout tourne en rond, le désespoir s’installe d’abord, et Souâd Guellouz renonce à comprendre :

    « Géométrie du poète

    Comme dans un cercle

    Mon âme tourne en rond

    Comme dans un cercle

    J’en perds la raison »

    (Comme un arc-en-ciel, p.35)

       Sa quête devient une :

    « Quête affolée et affolante

    je cherche une logique

    je cherche une raison

    je cherche la cause

    je cherche le but

    je cherche le plan

    je cherche le système

    qui permette de vivre ».

    (Id., p.43)

       Sans doute faut-il laisser le temps au temps pour retrouver une nouvelle sagesse avec ce poème intitulé Senelita :

    « Tremblote ma voix

    S’agitent mes doigts

    Et ma vie s’en va

    Gèle dans mes veines

    Un sang assagi

    Au creux d’un autre âge

    Ventent les souris

    J’ai semé jadis

    les pleurs et les ris

    À force d’années

    Appris l’ironie. »

    (S. Guellouz, Comme un arc-en-ciel)

       Si la poète accomplit un parcours sur elle-même à la recherche de son moi, elle se retrouve en même temps locuteur, allocutaire et destinataire. Dès lors, le poème devient slogan, manifeste symbolique qui traduit de façon codée le mal-être des femmes d’aujourd’hui. Malgré les difficultés éditoriales (seuls les petits éditeurs publient la poésie, ou bien les femmes publient à comte d’auteurs) les poètes persistent ; la poésie est sans doute au centre d’un combat. Les femmes le savent bien, malgré les difficultés de diffusion, la démission des médias…

       On peut s’interroger sur le rôle des poètes dans cette situation. Angoisse et désespoir devant un monde qui change. Émancipation qui devient exigence, et qui prend une tonalité nouvelle, une « parole en direct » qui n’exclut pas le trouble, l’ambiguïté des images, l’hypertrophie ou la réduction de l’être. Sous ce regard scrutateur, voire inquisiteur, on peut assister à l’émergence d’un nouveau moi qui, en un demi-siècle, a fait basculer les femmes de temps lointains à une vie moderne et au droit d’être femme.

                    Peuples Méditerranéens, « Femmes et Poèmes de Tunisie », no 80, pp. 177-185.