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« Ils ont abîmé le silence » : dire les violences de l’histoire par les intermittences du cœur dans la poésie de Nadia Tuéni.
Par Sasha AUFFRET
Étudiant en M2 de Lettres francophones, Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3), France.
Résumé
Cet article se focalise sur le motif du silence dans la poésie de Nadia Tuéni. Chambre d’échos des différents moments de conflits qu’a connus le Liban, la poésie de Nadia Tuéni se caractérise par son souci d’en pérenniser la mémoire tout en en actualisant la portée réflexive. Le poème n’est pas un récit des faits : il est une exploration par le sujet lyrique de ce qui fonde sa présence au monde, présence à la fois profondément marquée par la violence et s’en extrayant toujours. Le poème est un espace où le sujet lyrique investit de sa voix les événements pour rendre compte de son vécu et ainsi annihiler la violence : il est à la fois vecteur d’idéal et de reconfiguration des faits.
Mots-clés
Mémoire ; Écriture de l’histoire ; Lyrisme ; expérience du sensible ; oubli.
Abstract
This article focuses on the motif of silence in Nadia Tuéni’s poetry. An echo chamber of the different moments of conflict that Lebanon has experienced, Nadia Tuéni’s poetry is characterized by its concern to perpetuate memory while updating its reflexive scope. The poem is not a recounting of events: it is an exploration by the lyrical subject of what underpins her presence in the world, at once profoundly marked by violence and always extricating herself from it. The poem is a space in which the lyric subject invests events with his or her voice, in order to give an account of his or her experience and thus annihilate violence: it is both a vector of ideals and a reconfiguration of facts.
Key words
Memory; Writing history; Lyricism; sensitive experience; Oblivion.
La poésie de Nadia Tuéni, en particulier depuis Juin et les Mécréantes, publié au lendemain de la Guerre des Six Jours en 1968, s’est faite très attentive aux différents mouvements de l’histoire du Liban, et a cherché à y inscrire sa voix. Sa parole poétique se caractérise par ce double élan à la fois d’écoute des remous du monde extérieur et d’exploration des profondeurs du « moi » : son lyrisme édifie sans cesse un espace où le sujet peut pleinement s’inscrire et s’épanouir par le discours et où les tragédies vécues par le collectif auquel il appartient retentissent dans un écho particulièrement vif. C’est un lieu commun, mais il est vrai que Nadia Tuéni a écrit des Archives sentimentales d’une guerre au Liban : la fonction du langage poétique dans ses textes semble donc être celle d’un réinvestissement sur le mode lyrique des événements tragiques. La violence de l’histoire laisse place à une forme de reconstruction intérieure qui tend à l’apaisement. C’est ainsi que le silence, pris comme motif critique, ne serait pas tant un moyen de se détourner des drames vécus que d’en faire autant d’outils lyriques grâce auxquels il est rendu possible de remodeler la violence des traumatismes vécus par le cœur pour affronter, au sein d’un espace énonciatif, ce qui sinon serait amené à être relégué à l’oubli. Le silence, qui traverse la poésie de Nadia Tuéni, se trouve en effet être le point cardinal d’une poétique particulière de rapport à l’histoire et à ses événements : ceux-ci ne sont jamais tant un objet de discours qu’une caisse de résonance d’un vécu sensible et particulier. Le sujet poétique investit l’histoire de sa voix : il l’ouvre ainsi à l’expérience du trouble, son discours se fait celui d’une confrontation entre faits bruts et tentative de compréhension.
« Le lieu importe peu. Tel un arbre mutilé qui attend la saison. De la steppe pensive sont revenus les vents. La mer et ses dragons ont changé de langage. Ils ont abîmé le silence. » (Tuéni, 1968, 47) : le geste poétique tend à désancrer de l’espace de l’effectif les objets de son discours pour les transposer au sein de celui de l’affectif, qui est également celui de l’examen et de la conscience. La parole poétique n’est dès lors pas simplement fondée sur une expression des sentiments, ni motivée par une relation fidèle à l’histoire : tout est abordé par le prisme de figures étrangères, métamorphosées, comme ces « dragons », pour tenter de comprendre la manière dont se déroulent les choses, alors portées à une forme d’anamorphose. Quelles sont les différentes portées du motif du silence au sein de la poésie de Nadia Tuéni ? Quels paradoxes une telle posture d’écriture pose-t-elle ? En se focalisant sur une pluralité d’occurrences du mot « silence » dans les textes de Nadia Tuéni, et en particulier dans Juin et les Mécréantes (1968), Poèmes pour une histoire (1972), et Archives sentimentales du guerre au Liban (1982), cette étude se propose d’analyser les enjeux poétiques tributaires des répercussions de la présence du silence au sein de cet espace énonciatif voué à la réflexion et à l’accomplissement d’une forme d’accalmie.
1. Contrer le silence et y inscrire sa parole : les paradoxes d’un motif lyrique.
Il convient de débuter cette étude en affirmant d’emblée la posture paradoxale que tient le silence dans la poésie de Nadia Tuéni, silence contre lequel la voix lyrique s’inscrit, tout en cherchant à le préserver. Le silence est au cœur d’une réflexion sur la temporalité propre à l’énonciation et sur les valeurs de la parole poétique, qu’il illustre à différents niveaux : il est à la fois objet de discours mis en scène au sein de l’espace énonciatif, donc analysable ; sujet d’une forme d’altérité souvent connotée par la peur ou le doute, donc prééminent dans le rapport du sujet poétique au monde dans lequel il évolue ; et lieu où se réfugie la voix, donc espace de mise en scène du « je » à forte valeur performative et critique.
1.1. Sortir du silence : une posture lyrique de relégation de la haine hors de la parole.
Avant de m’attarder plus précisément sur les traitements poétiques du motif du silence dans la poésie de Nadia Tuéni, il me semble nécessaire de revenir sur la posture qui est celle du sujet poétique, caractérisée précisément par cette volonté de sortir du silence, c’est-à-dire de nommer les choses, et de fonder un espace où le silence pourra ensuite s’épanouir. La vocation première du lyrisme de Nadia Tuéni n’est pas en effet de se vouer ou de se confondre dans le silence : elle est davantage portée par l’idée d’en recomposer les causes et les effets. Cela se traduit par un rejet premier de la violence au sein de l’espace énonciatif, qui est au fondement de la parole lyrique : « Mon nom ne parle pas de soleils ni de haines », écrit-elle dans l’avant-propos à Juin et les Mécréantes (Tuéni, 1968, 11). En s’affirmant ainsi par une double tournure négative, le « je » qui ouvre la parole poétique et le recueil met en œuvre une éthique propre à édifier une identité vouée à la paix et à la réflexion davantage qu’à être aux prises des tourments et de la brutalité de la confrontation avec le monde extérieur. En postulant dès le premier vers du recueil les valeurs qui sont celles de « [son] nom », de sa persona, le sujet poétique abolit le temps du silence pour le recréer au sein de l’espace de sa parole, et « rejette tous ces moments où l’on a laissé faire sans résistance, dans le silence de la résignation, ceux qui apportent la violence, la haine, et détruisent le vivre ensemble, la tolérance. » (Morel El-Chami, 2017, 120).
La manière dont est abordé le silence dans la poésie de Nadia Tuéni est un moyen pour le sujet poétique de revenir sur les fonctions du poète et du langage poétique dans cette abolition de la haine de laquelle il se réclame, comme par exemple dans ces vers des Archives sentimentales : « Il tue sans haine, / évitant un amour que la mémoire ramène ; / il s’exerce à tirer au cœur juste du temps. / Il n’entend point grincer la plume du poète. / Sa peur est dans sa bouche, / et il n’a pas d’histoire. » (Tuéni, 1982, 322). On y retrouve l’ambivalence de la présence du sujet énonciatif, à la fois rapportant un récit, utilisant les valeurs temporelles propres à la narration, et mettant en scène sa propre figure, ce qu’il incarne, en désignant « la plume du poète ». C’est dans cette ambivalence que l’on ressent le rôle qu’endosse le sujet poétique en s’extrayant des motifs de la haine et de la violence : face aux faits menés mécaniquement par ce « il », aveuglément, « sans haine », la plume du poète « grinc[e] », inscrit ces faits et gestes dans un acte de crispation qui en cristallise l’insanité et l’absence de motivation. Cette présence explicite au sein de l’espace du texte de la figure du « poète » crée un contraste avec celle de ce « il », indéfini, sans rôle ni contour, qui « n’a pas d’histoire » et qui apparaît comme totalement dénué de toute forme de sentiment ou d’émotion. Puisque « Sa peur est dans sa bouche », retenue dans une forme de silence, celui-ci est ainsi totalement dépersonnalisé, réduit à un rôle d’exécuteur : la nécessité de sortir du silence est donc primordiale pour tendre vers une expression du « soi » à la fois lyrique et contrant la présence de n’importe quelle forme de violence. Et c’est précisément ce qu’incarnent le poète et sa plume, en formulant ce qui doit rester hors de tout discours.
Le discours poétique a alors pour vocation de mettre en mots le monde, et cela se traduit par la mise en place d’un système lyrique prônant la parole individuelle comme moyen de sortir des rouages de la violence de l’extérieur : le « je » se retrouve porteur à la fois d’enchantement, voire de réenchantement, dans le sens où il se positionne contre le néfaste mais pour l’expression des sentiments vécus, et d’espérances, marquées par le futur. Ainsi :
« Je parle à quelque chose de très ancien,
car de l’étoile vient ma mémoire,
celle qui est grenier et jardin
dont les fruits nourriront la terre,
quand nous respirerons ensemble après l’âge violent.
[…]
Il pleut en couleur.
L’ombre des mots est effrayante,
à mon père qui tousse en guise de parole. » (Tuéni, 1982, 315).
Le « je » inscrit sa parole dans un dialogue avec le transcendant, le « très ancien », et extrait totalement son discours des contingences de la violence du présent. C’est de cette posture intermédiaire, à la fois réflexive et en présence, à la fois mise en scène de la parole (« Je parle ») et inscription dans un présent d’énonciation (« L’ombre des mots est effrayante, / à mon père / qui tousse en guise de parole ») que le sujet poétique parvient à formuler un futur : « quand nous respirerons ensemble après l’âge violent. » Ce futur est porté par un aspect pluriel, incluant le « je » et l’autre, formant une union : la parole poétique sort du silence pour en tirer dans un même mouvement l’ensemble de sa communauté[1]. L’édification d’un espace textuel qui est fondamentalement porté par un rejet de la violence lui permet d’énoncer des discours qui sortent l’autre du silence : cela est particulièrement sensible dans le cas de ce texte, où la figure du « père » est amenée pour montrer les risques et les ambivalences d’une prise de parole demeurée à l’état de signes et que le sujet poétique doit déchiffrer, le père « touss[ant] en guise de parole ». L’injonction du sens portée par le « je » poétique naît précisément de cette sortie du silence qui établit sa voix comme moteur de nouvelles relations entre l’individu et son vécu, entre le sujet et le monde.
1.2. Nommer le silence : l’introspection comme poétique d’appréhension du monde.
En affirmant une parole qui cherche à rendre compte à la fois d’une velléité éthique (la relégation de la haine) et d’une exploration intime (à travers le travail du lyrisme), le sujet poétique parvient à rendre compte d’une forme de violence en soustrayant le récit de cette violence aux discours « de raison » qui sont ceux de l’histoire. C’est au sein de ce cadre énonciatif favorisant davantage l’expression d’échos intérieurs que l’exposé de faits mortifères que la violence s’épanouit pleinement. C’est ainsi que le sujet poétique sort du silence pour nommer les choses, ce qui lui est étranger, ce qui se trouve hors de lui-même : « En te nommant je te crée » (Tuéni, 1972, 60). Sa parole est performative : elle instaure, fait advenir au monde ce qu’elle énonce. Or, ce qui est énoncé appartient justement à l’ordre de l’altérité, comme en témoigne la deuxième personne du singulier ici employée. Le sujet poétique expérimente alors une « expérience de domination » (Almaric, 2021, https:// www.cairn.info/penser-l-utopie-aujourd-hui-avec-paul-ricoeur–9782379241628-page-37.htm) qui inverse les rapports qu’il entretient avec son propre vécu, et qui lui permet d’entrer dans une « expérience affective de la violence » (idem.) : « l’espace est ainsi projection affective de la mémoire » (Bonhomme, 2004, https://journals.openedition.org/noesis/29), et le sujet poétique parvient à s’y inscrire à nouveau en l’investissant totalement de sa voix. C’est ce que traduit précisément le passage du participe présent, indicateur d’accomplissement de l’action, au présent de l’indicatif, indicateur de l’effectivité au sein du discours de ce qui est énoncé.
C’est en ce sens que le fait de nommer le silence et de faire de l’espace énonciatif un espace d’introspection est de première importance. Cela permet de comprendre la manière dont la voix poétique se fait davantage réflexive, appréhendant les différents moments de violence et de confrontation à l’hostilité de l’altérité par le biais d’une projection de ceux-ci au sein d’un espace virtuel d’interrogations qui lui est propre. C’est ainsi que Nadia Tuéni ouvre son recueil Poèmes pour une histoire, par le poème « Malentendus » :
« L’aube est l’heure des malentendus
La vie tombe par la fenêtre
et le silence prend la forme de ton corps.
[…]
Je ne rencontre plus personne
ni même la mort ; seule une horloge ;
est-ce un lieu qui hésite entre l’ombre et le feu ?
[…]
pourquoi donner réponse aux fleurs ? » (Tuéni, 1972, 9).
Postulant dès le troisième vers du recueil : « et le silence prend la forme de ton corps », le sujet poétique confond espace du silence et rencontre avec l’altérité. En nommant le silence, il parvient aussi à donner substance au « tu », à l’autre, et à l’ériger comme sujet. Alors qu’il énonce : « Je ne rencontre plus personne / ni même la mort », le sujet poétique confirme que la conjuration du silence, par le fait de lui donner forme, est portée par une quête personnelle de sens, dont témoigne également la prééminence des questions rhétoriques dans ces premiers vers. La première, « est-ce un lieu qui hésite entre l’ombre et le feu ? », témoigne de la dualité de la posture du sujet poétique, s’inscrivant spatialement sur le mode de l’incertitude ; là où la seconde, « pourquoi donner réponse aux fleurs ? », rend compte du souci de l’autre qui est le sien, et qui motive sa sortie du silence. Nommer le silence répond donc à la fois à une nécessité d’introspection, afin de créer des relations avec l’extérieur qui ne soient pas tant marquées par la confrontation que par la rencontre, et à un impératif de parole, qui amène le sujet poétique à prendre part au monde et à en bousculer la substance par la mise en avant de son expérience intérieure, traduite par sa voix.
La conjuration du silence par le geste même de l’énonciation est ainsi menée au sein d’un espace dans lequel vont s’épanouir les ressentis du sujet poétique, exprimés sur le mode lyrique, c’est-à-dire, dans le cas de Nadia Tuéni, de la création d’une corrélation à l’autre :
« Le silence dont il est alors fait l’expérience n’est donc pas une absence de bruit, l’extinction d’une voix, mais plutôt l’accueil de toutes les voix possibles, la suspension des résistances à leur égard, […] pour cesser de rabattre l’inouï sur ce que nous croyons déjà savoir » (Bonvalot et al., 2021, https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=LITT_201_0038&download=1).
Cette « expérience » du silence traduit également une ouverture du « je » aux fluctuations du monde, et à une pluralité de sens :
« Le silence est neuf chaque jour
et la boîte qui s’ouvre est un univers vide.
Il y a des énigmes de plumes qui s’envolent
il y a chaque jour un matin qui se brise
et de nouveau fragile, la fabuleuse nuit
[…]
cette mer agitée au fond d’un verre à vin,
quand je suis mort de vivre » (Tuéni, 1972, 9).
« Le silence est neuf chaque jour » : il est ici symbole d’un renouvellement constant, au fondement de l’appréhension subjective du monde produite par le sujet poétique dans son espace d’énonciation. Cette réitération temporelle de l’expérience du monde, caractérisée par le silence, est notamment ancrée dans une reconsidération des échelles, comme le traduit la formule « cette mer agitée au fond d’un verre à vin » : espaces et temps sont totalement redéfinis par la voix poétique, dont la vision sur le monde est traduite en termes de reconfiguration, fruit de cette introspection érigée en poétique d’écriture. Ainsi, la mention du « verre à vin » dans lequel est contenue « cette mer », avec l’emploi du démonstratif « cette », souligne qu’il s’agit bien là de l’exposition du point de vue du sujet poétique, de son propre regard porté sur des éléments qui lui sont hétérogènes, mais qui, par le geste de parole, siéent aux cadres de sa vision des choses. Cet entre-deux temporel et spatial est propice à l’exploration des doutes et des perplexités, laissant entendre la béance réflexive dans laquelle est plongée cette introspection : « La boîte qui s’ouvre est un univers vide. / Il y a des énigmes de plumes qui s’envolent ». La parole s’affirme au cœur d’un espace particulier et clos, mais tend constamment entre l’ici et l’ailleurs, entre un rétrécissement spatial du champ de la parole, qu’il soit imagé, « la boîte », ou grammatical, « il y a », et sa totale extension, « univers », « s’envolent ». Le lyrisme de Nadia Tuéni parvient à introduire au sein de l’espace qui est le sien différents éléments qu’il extrait de leur effectivité pour les nommer sur le mode de l’introspection, et donc pour totalement les reconsidérer : c’est dès lors la parole qui prime sur les faits, l’espace poétique se confirmant dans ses valeurs à la fois d’ouverture des/aux possibles et de recréation du monde.
1.3. « Mettre du temps vécu dans la langue » : le silence, lieu de la voix.
Le silence, chez Nadia Tuéni, apparaît autant comme un motif poétique de travail sur les objets du discours que comme un moyen de formation d’un espace lyrique au sein duquel la voix énonciative s’inscrit. Le silence accomplit alors cette ouverture aux possibles, circonscrits aux espoirs et aux velléités du sujet poétique lui-même, et le confirme dans sa posture énonciative : « J’habite le silence / pour mieux contrôler le pouls de la race » (Tuéni, 1982, 327). Établi en espace intime, le silence est conjoint d’une propension du « je » à s’affirmer comme entité à part entière, capable d’influer le cours des choses. C’est ce que signale le comparatif « mieux », qui présente le silence comme un moyen pour le sujet poétique de se mettre en scène et de reprendre part aux mouvements du monde qui lui sont totalement subordonnés. En outre, c’est dans le silence que la voix du sujet poétique s’épanouit pleinement, ce qui n’est pas sans paradoxes :
« Je baisse la voix
[…]
pour dire le mal
de n’avoir planté ni amour ni haine,
d’avoir mélangé les racines, et pris pour montagne la mer.
[…]
J’habite le silence
pour mieux contrôler le pouls de la race,
dire que, s’il faut mourir,
c’est à cause d’une seule goutte de sang,
différente. » (Idem).
À considérer le texte dans lequel se trouve cette insertion, la manière dont le sujet poétique est ancré dans une forme de dualisme qui lui est inhérent, propre à sa façon d’être au monde, apparaît plus clairement : ainsi de la construction binaire par la négative, « de n’avoir planté ni amour ni haine », où les valeurs antagonistes sont placées sur le même plan syntaxique, et ainsi de la prééminence sur le même vers d’une forme de confusion entre les éléments, « d’avoir mélangé les racines, et pris pour montagne la mer ». Les identités de chaque objet ne sont pas pérennes : elles sont en latence, et cela est précisément dû au fait que le sujet poétique affirme sa parole comme tendant vers le silence : « Je baisse la voix / pour dire le mal ». Cette parole s’ouvre à une expérience des faits appartenant au passé, et en fait des éléments constitutifs de son discours, alors même que le temps de l’énonciation est le présent : le sujet poétique s’affirme comme instance surplombante, et, par l’expression lyrique, réinvestit ce passé confus. C’est ainsi qu’il parvient à donner du sens à ce passé, comme en témoigne la tournure de la proposition subordonnée de conséquence : « S’il faut mourir, / c’est à cause d’une seule goutte de sang, / différente. » Le discours du sujet poétique, agrémenté de liens logiques, « S’il », « c’est à cause de », reconstitue une cohérence à cet ensemble passé : le sujet énonciatif est attentif à ces différents moments constitutifs d’une histoire reconstituée, non pas appréhendée selon un point de vue de l’extérieur des faits, un « discours sur » les événements, mais d’après un point de vue situé, celui de l’expérience d’une voix, qui produit comme un « discours du dedans » sur ces faits[2]. Ancré au cœur du silence, le sujet poétique ne va en effet pas tant rendre compte de ses relents intérieurs que chercher, par sa voix, à s’inscrire dans le déroulement des événements pour les ouvrir à l’analyse et mieux les comprendre. Cela rejoint l’idée d’un espace énonciatif comme espace de perplexité : les questionnements du sujet poétique sont le fruit d’une écoute attentive de ce qui l’entoure. Son lyrisme est un moyen de rendre compte d’un vécu, dont le plus flagrant témoignage est cet appel premier aux sens (à l’ouïe en particulier), et va « mettre du temps vécu dans la langue » (Maulpoix, 2009, 39) – un temps engendré par l’expérience. En plus de bouleverser l’espace de sa présence au monde, le sujet poétique, à travers ce travail sur le silence, bouleverse également l’ordre du temps. L’histoire, telle qu’elle est racontée par les faits, est évincée au profit d’une focalisation sur ce qui en est saillant : l’interprétation du cours des choses est totalement révisée par le geste lyrique, qui s’affirme paradoxalement comme créateur d’un espace particulier et rapporteur d’événements qui ne sont pas ceux de son vécu, mais qui sont intronisés au sein de l’espace énonciatif par la mise en scène de la voix poétique.
La porosité de la situation du sujet poétique, celui-ci étant ancré dans un non-lieu effectif, « le silence », amène à l’idée selon laquelle le lieu de son expression n’est jamais tant marqué par la certitude que par un constant déplacement de ce qui est. C’est ce dont témoigne ce texte :
« Nuit après jour,
je navigue en sommeil,
[…]
Laissez-moi errer
dans vos yeux où rien ne rassure,
mais où se noie splendide,
la terre.
Laissez-moi refleurir,
une fois,
dans un verger de mer,
au couchant du silence. » (Tuéni, 1982, 317).
La posture du sujet poétique est déterminée par le mouvement, comme le soulignent les différents compléments de lieux et de temps qui se succèdent. Les cadres spatiaux et temporels n’inscrivent en rien la présence énonciative dans une forme de constance : « Nuit après jour / je navigue en sommeil ». Les différents momentsqui rythment le cycle du cœur se confondent ; le sujet poétique est projeté dans un espace de conscience impalpable, le lieu dans lequel il évolue est propre à son être intérieur. Mais cela ne l’empêche pas de s’affirmer, par le double impératif (« Laissez-moi errer », « Laissez-moi refleurir ») dans un souci d’épanouissement qui le caractérise : cet épanouissement se traduit précisément par cette porosité de l’être, qui ne s’installe pas définitivement dans une identité ou dans un lieu, mais qui demeure constamment dans une quête de soi-même symbolisée par les différents va-et-vient dont témoigne ce texte en particulier. L’espace lyrique, tel qu’il est façonné par ces différentes expériences du monde, est avant tout un espace de construction d’une voix, d’un sujet en tant que tel. Rien n’est jamais, du point de vue lyrique, tant intangible que voué à une perpétuelle remise en cause : c’est ainsi que cette poétique d’intronisation d’un « temps vécu » au sein de l’espace d’énonciation est de première importance pour comprendre le rôle du silence au sein de la poésie de Nadia Tuéni. Tel qu’il est présenté tout au long des différents textes, le silence apparaît comme un lieu de totale complétude pour le sujet poétique. La singularité de l’occurrence d’« une fois », qui fait vers à elle seule, signale la manière dont le silence, fait espace par le complément de lieu « au couchant du silence », est appréhendé comme un idéal où poser sa voix. L’histoire à laquelle les différents événements traversant les textes prennent part est alors totalement reconsidérée par le geste poétique : le silence renforce la puissance du lyrisme puisque c’est là où celui-ci, s’y inscrivant, gagne en amplitude, tout en l’accordant dans le même temps à une forme d’indécision. Le silence instaure un cadre de discours qui favorise l’expression personnelle : ce motif lyrique inaugure un rapport au monde totalement tributaire de la vision d’un « je », et c’est dans cette prééminence des intermittences du cœur pour aborder les différents moments de violence de l’histoire que la poésie de Nadia Tuéni s’impose comme essentielle pour en combler les lacunes et en conserver les ressorts.
2. Le silence comme symbole : de l’intronisation énonciative de la violence et de son annihilation.
Le silence se présente dans la poésie de Nadia Tuéni comme un moyen d’introniser la violence du monde au sein de l’espace énonciatif, et l’ouvre dans le même geste à l’écoute de l’extérieur : la voix lyrique se constitue dans le même mouvement qu’elle en embrasse le rythme, et, s’y inscrivant, va également être en mesure d’annihiler cette violence au profit d’un discours prônant une forme d’accalmie. La valeur du texte poétique s’édifie ainsi en ce qu’il œuvre pour faire prendre conscience de la violence sur le mode intensif, sans pour autant lui céder : il la contre. Le silence devient un symbole, à la fois de neutralisation de la violence et de transmission d’un espoir de paix, contre ceux qui, des mots de la poétesse, l’ont « abîmé » (Tuéni, 1968, 47).
2.1. « Je baisse la voix pour mieux entendre / hurler-Pays » : le lyrisme face à la violence.
L’une des caractéristiques les plus saillantes de cette symbolique du silence demeure bien l’idée qu’il s’agit, pour le sujet poétique, de faire entrer la violence dans son espace de discours, afin de mieux la repousser. C’est une posture énonciative que l’on retrouve particulièrement dans les Archives sentimentales, où est à plusieurs reprises employée la tournure : « Je baisse la voix pour… », déclinée au cours de différents textes (Tuéni, 1982, 327, 329, 333). Le lyrisme de Nadia Tuéni s’oriente alors vers une exploration de cette douleur qui n’est pas la sienne, mais qui, par le discours, lui devient propre :
« Je ne suis peut-être que passant strident,
cherchant racine du nom de Terre,
promeneur du vide,
explorateur de regrets,
mais,
je baisse la voix pour mieux entendre
hurler-Pays,
entendre les chiens de la mort
ivres de la première blessure,
qui seule fut pure, car libre.
Ô bruit du délire qui prend forme de mer,
pensées ourlant l’émeute des heures. » (Tuéni, 1982, 333).
Comme en témoignent la tournure négative, « Je ne suis », ainsi que l’adverbe modalisateur « peut-être », ce n’est pas tant de l’exposition des sentiments du sujet poétique dont il est question que de l’ouverture de son discours à l’extérieur : la coordination « mais », qui prend à elle seul un vers entier, symbolise ainsi ce détournement frontal du « je » vers ce qui lui est étranger. La posture lyrique adoptée est bien celle de la confrontation à la violence, qui passe à la fois par une expérience des sens, que signale la réitération du verbe « entendre », et par une restructuration grammaticale des objets du discours, que met en œuvre l’adjonction de deux entités sémantiques de natures différentes, un verbe et un substantif, « hurler-Pays », qui évoque l’intensité de la violence alors réduite et contenue en une forme discursive n’en retenant que l’essentiel. L’engagement lyrique ne se manifeste plus tant par la prééminence du sujet poétique, adoubé « explorateur de regrets », que par un réinvestissement de l’ordre syntaxique, qui se fait propre à ce lyrisme, ne concernant plus le « je », mais le monde : ainsi comprend-t-on la présence du « Ô », marque lyrique par excellence, alors liée à ce « bruit du délire qui prend forme de mer », à une altérité impétueuse métaphorisée par la pratique poétique et s’inscrivant ainsi dans les contours du monde. L’intronisation de la violence au sein de l’espace énonciatif est portée par une totale reconfiguration des modalités discursives qui sont celles de la tradition lyrique : l’espace du discours réforme ses propres moyens et est édifié de telle sorte à être en mesure d’appréhender pleinement la violence, de l’accueillir en son sein, et ainsi de pouvoir la mettre à distance.
Le fait que le « je » lyrique se présente dans une posture qui le retienne à une forme de silence révèle alors la dimension réflexive de l’espace énonciatif : ce n’est pas tant un discours sur la violence qui est proposé qu’un moyen, pour la voix poétique, d’en conserver les relents et les remous. « Je baisse la voix pour aiguiser / les couteaux du tonnerre, / demander force à la tribu. » (Tuéni, 1982, 327) : le sujet poétique s’accomplit dans sa posture critique, et son geste, « aiguiser / les couteaux du tonnerre », n’est alors pas tant mené dans un but de reconstruction personnelle que de réorganisation de l’extérieur. Le sujet poétique s’inscrit pleinement dans le creuset de cette violence, se trouve au cœur même de ses causes et de ses faits : il « demeure dans la révélation du monde » (Bonhomme, 2019) en ce que sa subjectivité et les mouvements de son cœur sont alors conjoints des mouvements de cette violence qui motivent son discours en même temps qu’ils l’affectent. Le parti pris de garder le silence fait du sujet poétique le « berger de [s]es vices, / allumeur de bûchers, sur le corps de l’Histoire » (Tuéni, 1982, 329) : il se place à l’équinoxe du cours des événements en même temps que sa parole prend le dessus sur les discours de l’histoire. La vocation lyrique, face à la violence, est donc bien celle d’une transmutation des faits, le silence lui permettant d’œuvrer vers une restructuration de ce qui est advenu.
2.2. Édification de l’histoire et écoute des mouvements du cœur : valeur structurelle du silence.
La parole poétique propose, dans l’espace énonciatif qui est le sien, une forme d’alternative aux discours de l’Histoire marqués par la violence, en cherchant à s’y affirmer : « Droit devant moi la nostalgie du silence » (Tuéni, 1972, 31) formule Nadia Tuéni dans Poèmes pour une histoire. Le silence est teinté d’un sentiment propre au sujet poétique, la « nostalgie », et est présenté comme un idéal à atteindre, avec une spatialisation du discours opérée par le complément de lieu « devant moi ». C’est dans cet interstice ouvert entre la présence lyrique, marquée par le « je », et son écoute avec acuité des événements qui altèrent son logos, qu’est instauré un regard subjectif, légataire de la formation au sein même de l’espace poétique d’un espace de silence. La confrontation de la parole lyrique à la violence amène le sujet poétique à créer des tournures discursives ancrant l’espace énonciatif à la fois dans une attention aux objets mêmes de cette violence, mais également aux mouvements de ses propres réflexions. C’est ce que l’on retrouve par exemple dans un texte comme : « À terre basse / cette voix sèche des vagues / et / tout le reste à perte de vue. / Infiniment couleur infiniment silence / un seul amour / à moins de supposer la vie pareille à un corps nu » (Tuéni, 1972, 43). Le silence y est présenté comme un motif qui travaille le langage poétique dans sa structure même : en témoigne le parallélisme syntaxique autour de l’adverbe « infiniment », réitéré à deux reprises, qui paradoxalement en réduit à l’essentiel les sujets, « couleur » et, donc, « silence ». Ce parallélisme est le signe d’une forte énonciation lyrique, complétée par la reprise du syntagme « À terre basse », calqué sur l’expression « À voix basse » comme pour signaler la corrélation qu’il existe entre le travail du discours du sujet poétique et l’inscription de sa parole dans des motifs qui ne sont pas ceux du « je », mais qui lui sont extérieurs. Ce travail de construction poétique visant à réduire les objets du discours à une forme d’irréductibilité première est récurrent dans Poèmes pour une histoire :
« Douce douce odeur du silence
il pleut dans mes yeux cette nuit le ciel est un ruban usé,
[…]
Douce douce odeur de violence
[…]
la vie plus belle qu’une parole.
Douce douce odeur de l’enfance
[…]
Douce douce odeur de l’exil,
[…]
Douce douce odeur de ton corps
[…]
j’ai mis dans mon paysage une lune
la terre s’y est habituée… » (Tuéni, 1972, 23).
Le parallélisme autour de l’expression « Douce douce odeur… » crée ici une analogie entre le « silence », « la violence », « l’enfance », « l’exil », « ton corps », et structure l’espace poétique comme une litanie. Tous ces éléments sont mis sur le même plan, et permettent au sujet poétique de construire un discours marqué par une profusion lyrique sereine : ainsi le « silence » est-il, par la syntaxe, profondément lié à « la violence ». Le silence n’est pas tant une valeur cardinale de la parole poétique qu’un moyen pour elle de relativiser la violence, en intronisant cette-dernière au sein d’un ensemble hétérogène d’éléments propres au subjectif. Le sujet poétique laisse donc place à une forme d’épanchement de ses ressentis en organisant son discours de telle sorte à ce que ces motifs antagonistes soient presque comme autant de synonymes : l’histoire qui en découle est réordonnée depuis son point de vue, ce qui fait de lui un vecteur d’espérance. Ce qui est énoncé n’est pas de l’ordre du factuel : tout est immédiatement mis en réflexion par la forme même du discours, ce qui lui permet de conclure : « J’ai mis dans mon paysage une lune / la terre s’y est habituée ». Le sujet poétique remodèle les valeurs et l’ordre même du monde, qui n’est effectif que puisqu’il est le fruit de son point de vue : c’est donc bien, pour lui, un moyen d’ouvrir son espace de discours à des événements marqués par la violence, qui certes troublent son lyrisme, mais lui permettent dans le même mouvement de faire du texte poétique un espace où le temps de la réflexion est possible. La parole poétique n’énonce pas simplement des faits, mais les teinte toujours d’une mise à distance proprement intime qui fait que l’écriture de l’histoire, dans la poésie de Nadia Tuéni, est toujours profondément marquée par cette double écoute à la fois des intermittences du cœur du sujet énonciatif et des événements violents, alors réduits à des éclats dérisoires, vidés de leur caractère éminemment tragique pour n’être plus que des outils discursifs de reconstruction d’un espace où être au monde.
2.3. Rendre « le silence inutile » : contrer la violence par la parole poétique.
Le silence participe dès lors à faire de l’espace poétique un espace d’annihilation de la violence, celle-ci étant en quelque sorte neutralisée par les rouages discursifs propres à la parole poétique. Cela se traduit par un lyrisme de la résilience qui n’accepte pas l’emprise de la violence : « Autour de tes poignets la mer se fait violente / le silence inutile. / Autour de tes poignets s’enroule une longue absence / et les saisons s’épuisent comme une parole » (Tuéni, 1972, 82). La reprise de la structure en parallélisme qui met en scène l’altérité, la deuxième personne du singulier, crée une distance entre la parole lyrique et les objets de son discours, édifiant un espace critique propre à permettre à la parole poétique de contrer la violence. Dans cette relation de cause à effet, « la mer se fait violente / le silence inutile », l’acte de parole se présente comme une manière de ne pas laisser « s’épui[ser] [la] parole » : le « tu » est ainsi comme le clair-obscur du « je » énonciatif, qui, lui, ne demeure pas à l’état de silence, et ne laisse pas la violence s’éprendre de son espace d’existence, là où celle-ci s’inscrit spatialement, en témoigne le complément de lieu : « Autour de tes poignets », sur le corps de cette deuxième personne. À ce moment désigné où « le silence [est rendu] inutile », l’acte lyrique supplée donc aux confluents de l’histoire en se faisant parole d’affirmation : « Je tisserai lumière dans ces montagnes / et je rirai de voir pousser / l’herbe violente de la guerre » (Tuéni, 1982, 321). Étant parole de reconfiguration et de recréation, la parole lyrique se déploie à travers une certitude qui lui est inhérente et qui relègue le silence comme creuset de la violence : à cet égard, le « rir[e] » dont il est question dans ce texte incarne parfaitement cette prise de distance du sujet lyrique à l’égard des événements violents qu’il évoque, et cela est le fruit de cet accomplissement discursif par l’emploi du futur. La parole poétique s’épanouit en contrant le silence tout en l’édifiant comme espace de réflexion : elle postule que le silence est inutile lorsque celui-ci laisse prospérer la violence, donc lorsque celui-ci caractérise la posture discursive (nulle) d’un individu (comme c’est le cas de la deuxième personne évoquée précédemment), mais en fait dans le même temps le cadre même de son discours, le silence ouvrant à la prise de recul par rapport à la violence, permettant l’intronisation de ses manifestations au sein d’un espace énonciatif voué à l’accalmie.
Le silence est donc un motif paradoxal, motivant à la fois l’acte de parole du sujet lyrique et la conservation d’une forme d’apaisement au cœur même de la voix poétique, dont les contours se conforment aux mouvements de ce qui lui est extérieur. Rendre « le silence inutile » revient, pour le sujet poétique, à « attribu[er] des dimensions intérieures » (El-Rammouz, 2018, http://preo.u-bourgogne.fr/ textesetcontextes/index.php?id=1871) à ce qui lui est extérieur, à faire que l’espace énonciatif porté par le silence ne soit pas qu’une caisse de résonance intime de la violence du monde, mais circonscrive cette violence aux cadres mêmes du discours poétique, ne la laissant pas s’épanouir hors de ce cadre établi. C’est en ce sens que l’imagination est de première importance dans la poésie de Nadia Tuéni : « Les bruits que j’imagine sont rivières ou sanglots » (Tuéni, 1982, 303), « C’est alors que j’imaginai (études à l’appui) de monter une nation avec un jeu de cubes. » (Tuéni, 1968, 13), puisque c’est par le travail sur l’imagination que le sujet énonciatif va parvenir à annihiler la violence et à en faire un motif lyrique à part entière, reléguant sa dimension effective et destructrice hors de toute possibilité de nuire à son appréhension du monde. C’est-à-dire que la violence et ses relents, ainsi intronisés au sein du système d’imagination du sujet poétique, n’ont de retentissements que lorsque ceux-ci s’en évadent : « Ô nuit qui gîte dans chaque amour, / quand la guerre n’est plus un rêve. » (Tuéni, 1982, 319). L’idée d’un achèvement porté par la tournure négative « n’est plus » fait de « la guerre » un sujet ambivalent : elle est à la fois au cœur de la conscience du sujet qui s’exprime et réalisée hors de ces carcans subjectifs. C’est ce qui motive le sujet poétique à embrasser ce motif de « la guerre » dans toute son ampleur, précisément en formant au sein de son espace de parole un « lieu de démesure » (idem.), fruit de son imagination et hors duquel la guerre n’a aucune prise sur le monde. Cela amène à son terme l’idée selon laquelle la violence, dans la poésie de Nadia Tuéni, est constamment tributaire d’un point de vue subjectif qui, effectivement, rend « le silence inutile » : les mots du sujet poétique œuvrent à faire de la violence, non pas tant un objet discursif, qu’une matière à repenser le cours de l’histoire et à en interroger les compulsions.
3. Le silence, un motif critique ? Mémoire de la violence et rapport lyrique à l’oubli.
Dès lors, c’est bien le silence qui ouvre l’espace énonciatif à la réflexion : c’est par cette écoute du silence et cette circonscription de la violence au sein d’un espace voué à l’accalmie que la parole poétique s’accomplit dans ses portées à la fois réconciliatrices et mémorielles. Œuvrant à combler les amnésies d’une histoire officielle forcément lacunaire pour se concentrer sur ce qui fonde la présence au monde d’un sujet dont les discours sont marqués par cette expérience de la violence, la poésie permet d’édifier des visions du monde alternatives à celles qui excluent les intermittences du cœur comme moyen d’appréhension des événements.
3.1. Écouter le silence : la parole contre l’oubli.
La force de la voix poétique réside dans son écoute attentive du silence comme indicateur de la violence du monde : « Odeur tubéreuse du silence / qui précède ou qui suit la mort. / Fade senteur de ces enfants, que le petit jour met en bière / odeur poivrée de la violence, odeur, / ville défaite chevelure » (Tuéni, 1982, 330). Associé au sens de l’odorat, le silence est davantage perçu qu’il n’est outil de réflexion : il est, dans ce texte, un outil de connaissance, un moyen empirique de prendre part aux drames qui se jouent dans le monde. La parole poétique est imprégnée de ce qui caractérise le silence, avec la reprise par trois fois du terme « odeur » qui inscrit pleinement l’énonciation au plus près de la violence et de ce qui la constitue. Le silence permet au sujet poétique à la fois de demeurer dans une exploration de ses ressentis et de porter un discours analytique sur la situation qu’il énonce, travaillant à donner sens à ce qui entre dans son cœur : « La peur est mon dernier refuge » (Tuéni, 1968, 52) écrit-il, confirmant l’importance pour la parole lyrique de la conservation de ses sentiments afin de demeurer dans un espace empli de violence. Ce sont précisément ses ressentis qui ordonnent l’état des faits violents auxquels il est confronté : « Comme au premier instant mon profil s’inscrit sur la pierre d’un lieu dénommé Sinaï. La lumière est tardive dans tes yeux, ô mon paysage que noircit le silence » (Tuéni, 1968, 53). La deuxième personne désigne ici « mon paysage », un espace du subjectif dont la corrélation avec le sujet poétique est renforcée par le vocatif lyrique : la mise à distance énonciative de ce paysage « noir[ci par] le silence » témoigne de la manière dont le texte poétique est chargé de maintenir une forme de conscience du sujet par rapport à un monde qui ternit le lieu même où se déploie son discours. Le silence influence directement la perception du monde du sujet poétique, et c’est de ce point de vue que le silence permet de combler les amnésies de sa mémoire, à la fois puisqu’il se trouve au fondement d’une vision subjective et lyrique du monde, et puisqu’il détermine les formes même du cadre énonciatif dans lequel le sujet poétique inscrit temporellement et factuellement les événements violents qu’il établit par l’acte de sa voix.
Le silence apparaît symboliquement comme le dernier recours du sujet poétique pour demeurer au monde, et pour que sa parole perdure comme porteuse des événements violents : « Que la terre me recouvre / lorsque le silence est mort / et que mon nom s’inscrit dans une porte ouverte ! » (Tuéni, 1968, 56). La tournure exclamative de la phrase, intensifiée par la double reprise de l’adverbe « Que », témoigne de l’audace avec laquelle le sujet poétique défie la mort, sceau ultime et consécration totale de la violence. L’élan de la parole poétique est motivé par le silence, en même temps que celle-ci décante, par sa confrontation à la violence, un geste lyrique de maintien mémoriel des faits. C’est seulement lorsque le silence n’est plus le moteur d’une certaine vigueur personnelle que le sujet poétique accepte d’être « recou[vert] », de se taire pour toujours. Lorsque le sujet poétique rencontre l’altérité, comme cela est le cas dans ce texte : « je croyais te connaître / mais ta bouche à présent prononce le silence / et moi j’ai faim » (Tuéni, 1968, 55), celui-ci affronte un silence qui voue à l’oubli son interlocuteur et redouble son énergie discursive. « Et moi j’ai faim » témoigne alors de la velléité du sujet poétique de demeurer dans un état de vie et d’énergie, et de rendre compte par sa voix de ce à quoi sont réduites les victimes de la violence, que traduit le silence. Écouter le silence entraîne un sursaut énonciatif de la part du sujet poétique qui, tout en étant au plus près de la texture même de la violence, n’y succombe pas, et, au contraire, la brave : son discours se positionne alors contre l’oubli des faits, qui sont sans cesse pérennisés par la rencontre même de l’énonciation avec l’altérité, et édifie une conscience des événements propre à en déplacer la fatalité.
3.2. L’espace poétique, un espace de reconstruction : entre idéal de la trêve et accalmie de la violence.
La poésie de Nadia Tuéni est portée par un idéal, celui de mettre fin à la violence en créant, textuellement, une alternative à celle-ci. C’est ce que symbolise ce passage situé à la fin de Juin et les Mécréantes :
« Personne n’appelle plus. C’est la Trêve. Le vent succède au vent ; il crie la similitude. […] La guerre remue ses ailes. Il est midi puissant. La guerre, ce paysage qui change en révolte la mort ; elle est oiseau qui passe fatigué par les villes. […] Tant de bruit. Ce sont les villes qui recommencent, […]. » (Tuéni, 1968, 70).
La « Trêve » y est érigée en accomplissement de la voix poétique : elle est un motif qui apparaît à un moment de silence, « Personne n’appelle plus », après quoi l’espace de la parole se clôt. La violence est donc ce qui motive la parole poétique : tant que la violence continue de menacer, la parole poétique continue de construire autant de discours permettant de l’endiguer, et de la détourner de ses propres fondements en la transfigurant. C’est ce dont témoigne la métaphore de la guerre, « elle est oiseau qui passe fatigué par les villes » : la puissance de l’image poétique déplace la fatalité de la violence pour la laisser demeurer au sein d’un espace qui n’est plus affecté par ses remous. En tant que « paysage qui change en révolte la mort », la guerre, nom donné à la violence, est un principe de subversion des énergies vitales : elle n’est pas ce qui scelle la fin de la vie, elle est au contraire ce qui l’entretient. Cette métaphore de la guerre confirme l’importance première du travail du langage poétique : celui-ci, se laissant altérer par les mouvements de la violence dans ses formes structurelles mêmes, parvient dans le même mouvement à faire de la violence une figure imagée du discours, ne se déployant que puisqu’étant énoncée au sein de l’espace poétique. Ce déplacement de la fatalité de la violence, au sein de la poésie de Nadia Tuéni, amène aussi à ne pas reléguer le silence à une forme d’oubli, puisqu’il est en tant que tel l’accomplissement lyrique de l’idéal d’abolition de la violence porté par le sujet poétique. Juin et les Mécréantes, s’achevant sur « Tout n’est si beau que parce que tout va mourir / dans un instant… » (Tuéni, 1968, 72), ne porte pas la violence à son terme, mais revient, in fine, sur ce qui caractérise la condition humaine, la mort inéluctable. En ce sens, la mention des « villes qui recommencent », de « Tant de bruit », donc de la fin du silence, confirme la totale réalisation de ce dernier en tant que matériau lyrique : le silence n’a plus à se manifester lorsque la violence elle-même ne nuit plus aux épanchements subjectifs de la parole poétique.
Cet idéal qui anime le lyrisme de Nadia Tuéni l’amène ainsi à s’accomplir dans une quête d’accalmie. Cela se traduit notamment par la manière dont le sujet poétique repense et redéfinit ses rapports avec l’altérité : « As-tu quelque chose à dire qui ne soit de fleur ou d’eau ? / […] / Songe à la fine terre qui couvre le silence. Peut-être est-il de feu celui d’où s’écoule ton nom ? / As-tu quelque chose à pleurer qui ne soit paysage ou sang ? » (Tuéni, 1972, 32). L’accumulation de questions rhétoriques rend palpable la volonté du sujet poétique d’évincer tout résidu de violence de la parole d’autrui, pour inaugurer une nouvelle manière, ensemble, d’être au monde. En réitérant la binarité des possibilités offertes à cette deuxième personne, « qui ne soit de fleur ou d’eau », « qui ne soit paysage ou sang », le sujet poétique s’affirme dans une vision du monde, la sienne, qui n’est portée que par deux valeurs, antagonistes : le calme du « paysage » contre le désastre de la vue du « sang », la violence contre la trêve, la parole contre le silence qui laisse s’épanouir les troubles. En se focalisant sur le « dire » de cette deuxième personne, sur ce qu’il a « à pleurer », le sujet poétique œuvre à redéfinir les carcans mêmes de l’expression d’un vécu marqué par l’expérience de la violence, dont la subjectivité n’est dès lors uniquement déterminée que par son aboutissement à une forme d’apaisement du rapport que sa parole entretient avec le monde. Le rôle que se donne le sujet poétique est alors de ne pas laisser se confondre à l’oubli un vécu réinvestissant la violence l’ayant affecté d’une vision distanciée de celle-ci.
Animé par cet idéal de la « Trêve », le sujet poétique met en œuvre, au sein de l’espace de son discours, un rapport au monde qui n’efface pas la violence mais qui redéfinit le contenu même de la mémoire : « Ainsi je suis venu / porté par le silence, / combien d’enfances ai-je déjà joué ? / […] / Ainsi je suis venu de là-bas où la terre est un oiseau puni ; / tendrement ô mémoire / je te parle d’oubli » (Tuéni, 1968, 69). En se mettant spatialement en scène, avec la mention d’un espace lointain, « de là-bas », le sujet poétique, comme cela est le cas avec la construction de son rapport à l’altérité, accomplit sa voix dans des appréhensions duelles du monde. Symbolisant l’ailleurs comme espace de troubles, avec cette métaphore faisant de « la terre » un « oiseau puni », le sujet poétique concrétise l’opposition entre l’espace du « là-bas » où a lieu la violence et le ici non nommé de sa voix, où est rendu possible le discours et donc la reconstruction du sujet. Cette reconstruction est caractérisée par la prééminence de la « mémoire », avec qui le sujet poétique entretient un rapport sentimental : en témoigne son introduction par le vocatif lyrique « ô ». Cette « mémoire », faite objet lyrique, s’oppose à la parole même du sujet énonciatif, qui affirme : « je te parle d’oubli ». La mémoire se présente comme accomplissement discursif du « je » poétique face à la violence : elle est ce qui, immuable, demeure en présence comme moyen de conjurer le silence. Le monde tel qu’il est édifié dans le cadre énonciatif de la poésie de Nadia Tuéni n’est donc pas tant motivé par des relents de violence que par ce qui en accomplit la réparation : la mémoire demeurée présente, comme un « chemin clouté de silence » (Tuéni, 1968, 57). Ce silence n’est pas celui d’un vécu abîmé par la violence, mais résulte d’une reconstruction lyrique d’un rapport au monde. C’est cette reconstruction qui constitue le motif critique au cœur de la façon dont le sujet poétique appréhende son expérience personnelle et redéfinit les cadres de sa conscience. Ce travail de tissage du motif du silence permet au sujet poétique de s’épanouir dans une quête perpétuelle de se souvenir, en plaçant, aux fondements du geste de sa parole les intermittences du cœur comme moyen de s’orienter dans les événements qu’ils amènent à son discours.
Conclusion
Le sujet poétique est profondément lié à son histoire en ce que celle-ci est le fruit de sa propre mémoire, et n’est aucunement tributaire de discours officiels qui en effaceraient le caractère essentiel. Il fait de l’histoire violente qu’il a vécue un matériau lui permettant de s’affirmer pleinement dans le cadre d’un espace énonciatif qui l’amène à « retrouv[er] par les mots le chemin du silence dont le nom guerrier est fracas » (Tuéni, 1982, 318). Le silence, dans la poésie de Nadia Tuéni, est ainsi à la fois un idéal à atteindre et ce qui motive une parole marquée par l’espérance, et par la réinvention. L’importance du lyrisme, dans le sens plein du terme, c’est-à-dire de l’exploration des sentiments personnels d’un sujet énonciatif, recentre cette écriture de l’histoire non pas tant sur les drames qui l’ont traversée que sur ce que ces drames apportent à une parole qui n’est jamais tant dans l’affirmation définitive que toujours au cœur d’une confusion des contours mêmes de l’être. C’est dans cette confusion que s’accomplit le travail poétique, se singularisant alors par la force dont il témoigne pour rendre compte de l’émotion qui traverse une parole lorsque celle-ci rencontre les agitations qui ébranlent le monde. C’est face à la violence que l’émotion, sans doute, se fait la plus vive : la poésie de Nadia Tuéni en est un exemple fulgurant. Celle pour qui « la vie se cache dans l’aine du poète » (Tuéni, 1972, 26) nous propose une conception de la poésie fondée sur l’expérience du sensible, située « entre l’étoile et le silence » (idem.), entre les résonances intérieures d’un sujet ouvert à la compréhension et les flux du monde. La traversée des différentes résurgences du silence que propose la poésie de Nadia Tuéni œuvre à établir un autre visage de la violence, marqué par la métamorphose des événements, qui, portée par une voix intime affrontant avec courage les faits, fait de la poésie une « trace de beauté sur la lumière » (Tuéni, 1972, 9) contre ceux qui, par leurs actes, ont « sabordé la Terre » (Tuéni, 1982, 335).
Bibliographie
Œuvres de Nadia Tuéni
Juin et les Mécréantes, Paris, éd. Seghers, 1968.
Poèmes pour une histoire, Paris, éd. Seghers, 1972.
Archives sentimentales d’une guerre au Liban [1982], in Les Œuvres poétiques complètes, Beyrouth, éd. Dar An-Nahar, 1986.
Travaux critiques
ALMARIC, Jean-Luc, « Le statut de l’utopie dans la philosophie de l’imagination de Ricoeur », in Penser l’utopie aujourd’hui avec Paul Ricoeur, (dir. Sébastien Roman), Saint-Denis, PUV, coll. « La philosophie hors de soi », 2021. Lu en ligne (non paginé), URL : https:// www.cairn.info/penser-l-utopie-aujourd-hui-avec-paul-ricoeur–9782379241628-page-37.htm.
BONHOMME, Béatrice, « La poésie et le lieu », in Noesis, n°7 : « La philosophie du XXe siècle et le défi poétique », 2004. Lu en ligne, URL : https://journals.openedition.org/noesis/29.
—, « Vénus Khoury-Ghata, la magicienne d’une écriture panique », in Littératures, n°80 : « Vénus Khoury-Ghata, poète », 2019. Lu en ligne, URL : https://journals.openedition.org/litteratures/2246.
BONVALOT, Anne-Laure, BREZILLON, Héloïse, CAZALAS, Inès, DECAUX, Sylvie, LORIN, Marie et SUCHET, Myriam, « Voix, oralités : vers une échopoétique transculturelle », in Littératures, n°201 : « Zones à dire. Pour une écopoétique transculturelle », 2021. Lu en ligne, URL : https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=LITT_201_0038&download=1.
EL RAMMOUZ, Hend, « La poésie de Nadia Tuéni (1935-1983) : essence du monde extérieur », in Textes et contextes, n°13.1, 2018. Lu en ligne, URL : http://preo.u-bourgogne.fr/ textesetcontextes/index.php?id=1871.
MAULPOIX, Jean-Michel, Pour un lyrisme critique, Paris, José Corti, coll. « en lisant en écrivant », 2009.
MOREL EL-CHAMI, Nathalie, L’œuvre poétique de Nadia Tuéni au regard de son pays natal : réflexions sur les liens entre paysage et identité, « Littératures », Université de Toulouse, 2017. Lu en ligne, URL : https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02115116/document/.
STARHAWK, Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique [Dreaming the dark. Magic, Sex & Politics, 1982], Paris, Cambourakis, 2015.
Notice bio-bibliographique
Sasha Auffret est actuellement en M2 de Littératures francophones à l’Université Sorbonne Nouvelle. Ses recherches portent sur les poésies de Vénus Khoury-Ghata et de Nadia Tuéni : après s’être intéressé aux enjeux mémoriels et narratifs de ces textes, il étudie à présent la manière dont elles mettent en œuvre une poétique du monde possible, métamorphosant les éléments et ouvrant l’expérience à d’autres manières d’être au monde. Il a notamment participé à deux colloques où il a pu exposer ses recherches sur ces poétesses.
[1] Voir l’article d’Hend El-Rammouz (2018) : « Nous la voyons s’infiltrer dans la chair de sa terre avec laquelle elle joue et qu’elle interprète, défiant les exigences d’une société qui subordonne la détermination subjective des relations sociales à l’interrelation objective de son fonctionnement global. » http://preo.u-bourgogne.fr/ textesetcontextes/index.php?id=1871. La confusion du sujet lyrique avec la communauté, au pluriel, lui permet donc de réintégrer les structures sociales et l’interrelation entre les individus depuis un point de vue subjectif, personnel, abandonnant l’objectivisme ici mentionné, et sur lequel je reviendrai.
[2] Je reprends ici la terminologie employée par Starhawk dans Rêver l’obscur : Femmes, magie et politique [Dreaming the dark. Magic, Sex & Politics, 1982] (Cambourakis, 2015), et en particulier dans le chapitre « Pouvoir-sur et pouvoir-du-dedans », où elle établit une distinction entre le « pouvoir sur », qui se caractérise par une « mise à distance » des faits pour porter sur eux un regard hégémonique, et le « pouvoir du Dedans », qui permet de se réapproprier les éléments de son vécu, dans le sens où « la conscience donne forme à la réalité ; la réalité donne forme à la conscience » (p. 52).