Categories
- ARCHIVES (3)
- Arts et Littérature (18)
- Écologie et Développement (3)
- Économie (4)
- Géopolitique (14)
- madaniya (52)
- POINTS DE VUE (1)
- REVUE DES IDÉES (258)
- Société (11)
Subscribe
Thanks for subscribing!
Un islam ou des islams ? Par Georges Corm.
Une question qui n’est jamais abordée dans les innombrables analyses du monde occidental et notamment de l’Europe à propos de l’islam, c’est celle de sa diversité. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce « non-dit » ou plus simplement cette ignorance. Le premier de ces facteurs est le fait de bloquer l’identité islamique sur les Arabes et les Amazighs, soit environ 400 millions de musulmans sur 1,8 milliards au total, soit 22% seulement du nombre total de musulmans dans le monde. Nous avons donc 1,4 milliards de musulmans qui ne sont pas Arabes et qui se trouvent massivement sur le continent asiatique, notamment en Indonésie et en Malaisie, mais aussi dans toute l’Asie centrale et jusqu’aux Philippines, pays massivement catholique. Il convient donc ici de sortir d’un islam exclusivement arabo-centré, aujourd’hui largement sous la coupe de l’Arabie saoudite et de sa doctrine wahhabite extrémiste.
De cette majorité non arabe de musulmans, le monde européen ne connaît pas grand-chose, pas plus qu’il ne connaît les musulmans des Etats-Unis d’ailleurs ou ceux du continent africain. Au mieux connaît-il la différence entre « sunnites » et « chiites » depuis que l’Iran, tard venue au chiisme dans son histoire, l’a adopté pour mieux faire face à l’empire Ottoman. L’Angleterre de son côté a oublié comment avec l’aide des Etats-Unis elle a fait avorter la nationalisation du pétrole iranien qu’avait effectué Mossadegh, un grand bourgeois libéral, alors premier ministre.
Quelques années plus tard l’imam Khomeini en exil en Irak est banni de ce pays par Saddam Hussein qui se lance bien imprudemment avec l’appui de la France et des Etats-Unis à la conquête de l’Iran d’où avait été chassé l’Imam. Celui-ci est d’ailleurs l’auteur d’un ouvrage connu sur « le gouvernement islamique », prêchant la mainmise des religieux sur le pouvoir. Cela n’empêche pas le gouvernement français de le recevoir avec tous les honneurs et de l’installer à Neauphle-le-Château d’où il aura tout le loisir de s’exprimer librement. De grands intellectuels français dont Michel Foucault, mais aussi Jacques Lacan, s’émerveilleront de ce « retour du religieux » dans le monde, phénomène que j’ai déconstruit et analysé dans mon ouvrage La question religieuse au XXIè siècle (La Découverte, 1987)
Il est probable que le gouvernement français de l’époque a pensé que Khomeini était un Frère musulman de type classique, mouvement rappelons-le qui avait été facilement enrôlé par les gouvernements occidentaux pour aller se battre en Afghanistan d’où émergera la figure d’Oussama Ben Laden, alors qu’en Palestine, les Palestiniens subissaient la marginalisation et la minorisation aux mains des Israéliens.
Problème plus grave, une partie importante de spécialistes de l’islam aujourd’hui en France semblent ignorer la main mise du Wahhabisme sur l’islam, lequel est une doctrine qui ne s’est affirmée que vers la fin du 18ème siècle dans une petite partie de la péninsule Arabique et qui a été alors considérée par les principaux courants de la religion musulmane comme étant déviante du fait de son extrémisme, cette religion se définissant elle-même comme la religion du « juste milieu » et de l’acceptation du pluralisme. Il n’est pas inutile ici de rappeler certains versets du Coran d’après lesquels « si Dieu avait voulu, il aurait fait de vous une seule et même communauté », ou encore « nous vous avons créé en peuples et tribus pour que vous appreniez à vous connaître », faisant ainsi avant l’heure du dialogue des cultures et des croyances un fondement capital de l’existence.
Ajoutons ici que le Coran évoque très positivement à plusieurs reprises la Vierge Marie et lui consacre une sourate, cependant que le Christ est considéré comme un grand prophète sur qui le souffle de Dieu s’est posé. Par ailleurs, Juifs et Chrétiens sont considérés comme des « gens du Livre » et des descendants d’Abraham le fondateur du monothéisme. L’impôt de capitation imposée à ces derniers est en fait la contrepartie de la protection que leur accorde la société musulmane. Certes au cours de l’histoire l’application a été variable, mais n’oublions pas que l’islam s’est répandu dan toute l’Asie où il a cohabité notamment avec des Hindouistes et des Bouddhistes ; de même qu’en Afrique subsaharienne et en Asie mineure il a coexisté avec des animistes et des chrétiens.
Il faut donc sortir de la conception wahhabite de l’islam, qui semble par ailleurs évoluer depuis quelque temps, pour comprendre qu’il y a divers islams, comme divers christianismes ou bouddhismes. Pour cela, il faut rompre définitivement avec la stupide théorie du choc des civilisations de Samuel Huntington, car les civilisations ne peuvent pas se battre entre elles, elles peuvent seulement s’influencer ou s’ignorer.
[*] Georges Corm est professeur à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, auteur entre autres de Le Proche-Orient éclaté, Gallimard, 2012, ainsi qu’Orient-Occident. La fracture imaginaire, La Découverte, 2005.
Source : « Un islam ou des islams ? », par Georges Corm (nouvelobs.com)