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Processus d’effondrement de l’Etat – Pour une reconquête de la dignité d’Haïti. Par Laënnec Hurbon.
La destruction des institutions essentielles à la démocratie ou le retour du tonton macoute sous les espèces des gangs armés fonctionnant comme une base sociale du pouvoir actuel, et le passage de l’effondrement de l’Etat à l’effondrement du lien social.
On imagine avec difficulté que trente ans après la dictature rétrograde de Duvalier Haïti puisse connaître un nouveau cycle d’un pouvoir abject. Un pouvoir dont la seule visée est d’en finir avec l’image du pays de la dignité face au racisme anti noir et face au colonialisme qui a ensanglanté les trois derniers siècles de la modernité. Les puissances occidentales (Etats-Unis et Core group), par le biais de l’ONU où trônent la Chine et la Russie, se préparent à confesser leur regret de n’avoir pas compris les dérives dangereuses actuelles du pouvoir politique en Haïti en lui reconnaissant la capacité d’organiser des élections. Il serait bon de revenir à l’histoire de la destruction des Juifs d’Europe entre 1933 et 1945, puis au génocide des Tutsis au Rwanda, pour se rendre compte que la pensée dominante d’alors ne cessait de clamer qu’elle n’avait rien vu venir. Afin qu’on ne puisse pas dire que rien n’était prévisible en ce qui concerne l’évolution de la vie politique en Haïti, je propose de mettre le curseur sur les problématiques suivantes : la destruction des institutions essentielles à la démocratie ou le retour du tonton macoute sous les espèces des gangs armés fonctionnant comme une base sociale du pouvoir actuel, et le passage de l’effondrement de l’Etat à l’effondrement du lien social.
La destruction des institutions
Au moment où nous écrivons, la décision de supprimer la police nationale haïtienne (PNH) et de la remplacer par l’embryon d’une armée (soit environ 400 soldats dépourvus de toute vraie formation militaire) semble être déjà prise en dehors de tous les prescrits de la Constitution. On ne cesse de s’interroger dans tous les secteurs en Haïti sur la manière résignée dont le pouvoir traite la défaite le 12 mars dernier des quatre policiers tombés sous les balles des gangs du bidonville « Village-de-Dieu » à Port-au-Prince (voir Le Nouvelliste, du 2021/03/17).
L’absence de syndicat de la police est une entrave à son objectif de la défense des droits fondamentaux des citoyens. On dirait que tout est mis en place pour que la police se transforme en une milice au service du pouvoir établi. Mais il est naïf de croire qu’un tel pouvoir serait dépourvu d’intérêts précis : son vrai nom est donné dans le tiercé : drogue/ corruption/ criminalité, qui désormais est devenu la caractéristique de la nation haïtienne, son honneur perdu.
Prenons le cas de l’institution pénitentiaire, celle de la Croix- des- Bouquets dont le bâtiment donne par la blancheur de ses murs surélevés l’apparence de modernisation. Les prisonniers parviennent à en sortir librement en masse le 25 février dernier, des armes sont à leur disposition, 32 morts par balles comme rançon de l’évasion du chef de gang, Arnel Joseph, et d’environ 400 prisonniers dont la plupart sont encore en cavale. Après-coup, on apprend qu’une enquête est calmement diligentée, mais cette évasion qui ne pouvait être que planifiée d’après l’étude récente du RNDDH-réseau national des droits humains ( voir Le Nouvelliste 2021-04-07),- passe désormais pour un fait divers. Rien n’assure vraiment la sécurité d’un prisonnier, pendant que n’apparaisse aucune tentative de la part du pouvoir de développer la moindre interrogation sur la vie pénitentiaire elle-même dont la tristement célèbre Fort Dimanche des Duvalier semble être la matrice.
Pourrait-on parler de l’institution douanière ? Justement rien n’est plus difficile, car l’Etat l’a pratiquement vendue à une frange du secteur privé, celle qui a en main le secret de l’économie de la violence basée sur « la capture d’Etat » : la douane étant la porte d’entrée de l’Etat avec les impôts et les taxes. Nous approchons ainsi de la fin de la nation haïtienne cette fois apparemment programmée par la volonté expresse d’une abdication des pouvoirs de l’Etat. Aucun respect pour les lieux sacrés que sont un temple protestant, une église catholique, un hôpital, un couvent de religieuses, les gangs armés y pénètrent en toute liberté.
Le projet d’une nouvelle constitution, à partir d’un referendum (pourtant interdit par la constitution de1987) est la décision du seul chef de l’Etat ; elle accordera les pleins pouvoirs au président, en nous ramenant à la période duvaliériste pré-1986 ; elle parachèvera la destruction des institutions démocratiques mises en place par la Constitution de 1987 alors que celle-ci visait la sortie effective de la dictature des Duvalier et de toute dictature. Il ne suffisait pas de déclarer la caducité du parlement, ni de réduire les capacités de la Cour supérieure des comptes, un nouveau pas vers la dictature a été définitivement franchi avec la révocation de juges de la Cassation et la mise au pas du système de justice.
L’effondrement du lien social
Ce coup de grâce à la démocratie pour laquelle tant de batailles ont été livrées pendant ces trente dernières années n’est possible aujourd’hui que par la vertu des gangs armés fédérés et distribués à travers tout le pays et dont les pratiques de type kidnapping font de la population entière et de chacun de nous un prisonnier dans sa propre maison comme dans les rues et sur les routes. Que des bandits lourdement armés puissent entrer dans une église au cour d’une cérémonie ( ainsi est kidnappé un pasteur en chaire avec trois des fidèles dans une église adventiste comme en représailles contre les manifestations réalisées par les associations de pasteurs protestants) ;que ces gangs puissent entrer par effraction dans une communauté religieuse catholique pour enlever une religieuse, ou tout simplement qu’ils puissent entrer chez vous nuitamment, cela n’a d’autre signification que l’incarcération virtuelle de toute la population. Tout laisse à penser qu’il s‘agit du retour du « macoute » sous les espèces de ces gangs armés, cette fois aux appellations macabres qui annoncent la plongée dans des actes de barbarie (lanmo [ la mort] 100 jours, group 5 secondes, cracher du feu, Barbecue, etc.…).
Peut-être que nous allons maintenant de l’effondrement de l’Etat provoqué et en tout cas accéléré par le gouvernement du PHTK ( parti haitien tètkalé ( ou crâne rasé) vers l’effondrement de la société comme telle. Alors qu’en Occident c’est le covid 19 qui génère une situation qui fissure le lien social, en Haïti c’est l’insécurité dont la source est politique qui conduit à l’effondrement du lien social. En effet le système symbolique qui nous maintient dans un certain lien social semble disparaitre là où le respect des morts n’est plus de mise (comme jeter les cadavres des victimes sur des piles de fatras, les livrer aux chiens et aux pourceaux, ou décapiter ou découper en morceaux les cadavres jusqu’à rendre impossible l’identification de la victime, incendier les maisons des victimes lors de l’énième massacre. Justement pendant cette semaine de Pâques dans la capitale au quartier du Bel-Air un nouveau massacre produit 13 morts dans l’indifférence des pouvoirs publics. Ou est-ce peut-être avec la complicité de la police ? ( voir les témoignages des rescapés dans Le Nouvelliste du 2021-04-06) L’état de terreur qui en résulte fait abandonner les pratiques ordinaires de convivialité : aller voir des parents ou des amis en province, organiser une sortie aux restaurants le soir, tout cela est pari risqué à entreprendre sur la pointe des pieds. Il n’y a plus d’espace commun, seul importe le sauve qui peut individuel, quand on ne pense pas à fuir vers les pays voisins. Il arrive qu’un chef d’Etat croit qu’il incarne la nation –c’est le cas du dictateur Duvalier père-mais- avec l’actuel pouvoir en Haiti on peut avec peine déceler une quelconque vision concernant le destin de la nation haïtienne. On constate seulement que ce pouvoir massacre sa population Est-ce sans doute pour cela que la communauté internationale se sente confortable avec un tel chef. Comme unique interlocuteur, il est rassurant pour favoriser la sauvegarde des intérêts des puissances étrangères recherchées d’ailleurs comme des nouveaux maitres. Bref l’honneur du pays n’est pas à l’horizon.
Pour se résigner à vivre dans une telle condition ou pour se soumettre ou encore pour abdiquer sa liberté quand il est question de servir le régime, il existe des arguments déstressant : « des kidnappings, des gangs armés, il en existe partout dans le monde, pouvoir et opposants en ont, ou bien il en a toujours existé ». Ce sont précisément là des arguments paresseux et peut-être même pervers. Egalement déclarer-toute honte bue- que nous sommes tous coupables, c’est supposer que toute sortie de ce désastre devient douteuse sinon impossible. Même les protestations passionnées sont interprétées comme œuvre de manipulation. Etre haïtien consisterait à faire partie d’une ethnie : les Haïtiens ? On n’en finira donc pas de trouver des arguments qui témoignent de l’honneur perdu d’Haïti comme Etat et comme nation.
Pourtant sous nos yeux le sursaut a lieu : associations de droits de droits humains et de la société civile comme les partis, associations des barreaux, mouvements des femmes, les diverses confessions religieuses, mouvements visant à combler le déficit de mémoire contre les crimes de la dictature des Duvalier, mouvements divers de la diaspora s’expriment et indiquent – sans doute avec parfois des maladresses – le chemin de la sortie du tunnel. Ces voix qui manifestent la fierté d’être Haïtien sont-elles entendues par la communauté internationale ou s’apprêtent-elles à confesser des regrets ?
*Laënnec Hurbon, directeur de recherche au CNRS et professeur à l’Université d’Etat d’Haïti, spécialiste des rapports entre religions, Culture et politique en Haïti et dans la Caraïbe.