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PHARMACOLOGIE: Les effets toxiques de la médecine chinoise
Les remèdes traditionnels peuvent être mortels quand on les surdose. En Chine, les praticiens commencent seulement à en prendre conscience et se heurtent à un adversaire redoutable : la force de l’habitude.
- FENGHUANG ZHOUKAN | ZENG DING
Les médecins qui utilisent la pharmacopée chinoise sont-ils conscients du danger que peuvent représenter certains de leurs remèdes pour le foie ? Bien souvent, non ! Contrairement aux médicaments chimiques prescrits par la médecine occidentale, les produits de la médecine traditionnelle, pourtant largement utilisés par les Chinois du monde entier, n’ont jamais fait l’objet d’études de toxicité poussées.
Un nombre croissant de recherches montre pourtant que la consommation à forte dose et sur une longue durée de certains remèdes traditionnels, qu’il s’agisse de plantes ou de produits conditionnés, peut entraîner des lésions mortelles. Le professeur Xu Jianming, de l’université de médecine de l’Anhui, a réalisé en 2005 une enquête rétrospective sur les lésions hépatiques d’origine médicamenteuse dans 16 grands centres hospitaliers de différentes régions de Chine.
Conclusion : des substances pathogènes de la pharmacopée chinoise étaient en cause dans 20,6 % des 1 200 cas recensés. Par ailleurs, selon un article scientifique publié en 2013 par l’hôpital Xinqiao de Chongqing, sur les 24 111 lésions hépatiques médicamenteuses recensées entre 1994 et 2011, 18,6 % s’expliquaient par l’absorption de remèdes d’herboristerie chinoise.
Foie en danger
De fait, les données éparses transmises par des centres hospitaliers commencent à faire débat parmi les professionnels. Ainsi, le 23 mai, lors du 6e Forum sur les maladies d’origine médicamenteuse et la sécurité pharmaceutique, organisé par une revue scientifique chinoise, de nombreux orateurs ont souligné les risques que peuvent faire courir au foie les remèdes employés dans la médecine chinoise. Le directeur d’un hôpital spécialisé dans les maladies hépatiques à Pékin a ainsi confié à Du Xiaoxi, responsable du Centre national d’observation des effets médicamenteux indésirables, que dans son établissement près de 60 % des maladies hépatiques d’origine médicamenteuse étaient liées à la pharmacopée chinoise.
Un autre directeur d’hôpital de médecine occidentale a estimé en aparté lors du forum que, chez lui, c’était sans doute la moitié des patients qui était concernés. “La responsabilité des médicaments chinois et des médicaments chimiques (ou occidentaux) dans les atteintes hépatiques est respectivement de 51 et 49 %, a de son côté déclaré le directeur adjoint de l’hôpital du peuple, qui dépend de l’université de Pékin. On a bien cerné quels médicaments chimiques étaient mauvais pour le foie, mais ce n’est pas encore clair pour les remèdes de la pharmacopée chinoise.”
Sur le plan clinique, les hépatopathies médicamenteuses font l’objet d’un diagnostic d’exclusion [la conclusion qui s’impose lorsque toutes les autres possibilités ont été éliminées], posé en général par un spécialiste après consultation de la banque de données des effets indésirables d’un médicament. Actuellement, plus de 900 médicaments chimiques ont été identifiés comme pouvant entraîner des lésions hépatiques. Beaucoup de notices mettent en garde contre ce danger. Si au cours d’un traitement un médecin constate un lien entre l’usage du médicament et une maladie du foie, il peut choisir d’interrompre les soins ou d’administrer un traitement hépatoprotecteur.
Intoxication quotidienne
Mais dans la pharmacopée chinoise, où la composition des remèdes est complexe, on ne dispose pas d’études sur leur toxicité potentielle. Les patients, mais également certains médecins, ne sont donc pas conscients du risque. C’est ainsi que l’on se trouve confronté à des insuffisances hépatiques aiguës (IHA ou hépatite fulminante), voire mortelles. Selon certains hépatologues, la croyance populaire en l’innocuité des remèdes de médecine chinoise conduit parfois à une surmédication ou à une automédication inappropriée. Le docteur Cai Haodong, responsable du Centre des maladies hépatiques de l’hôpital Ditan, à Pékin (rattaché à l’université de médecine de la capitale), s’est spécialisée dans l’étude des effets indésirables des médicaments.
A ce titre, elle s’intéresse depuis longtemps à la question de leur sécurité. Elle trouve souvent dans sa boîte aux lettres électronique des courriels de femmes enceintes venant d’accoucher ou se sentant fatiguées qui l’interrogent sur l’opportunité de prendre des remèdes de médecine chinoise pour se soigner. “Cela me met en colère : si l’on est malade, on se soigne, mais quel besoin a-t-on de prendre des médicaments à tort et à travers quand on n’est pas souffrant ?” demande-t-elle. Elle évoque le cas d’une femme porteuse du virus de l’hépatite B dont l’état s’était bien amélioré, mais qui avait brusquement présenté une jaunisse (ictère) et une augmentation des transaminases [des enzymes dont la présence fournit des renseignements sur l’activité du foie, notamment].
Après interrogatoire, la patiente avait avoué consommer de la racine de renouée à fleurs multiples [Fallopia multiflora, connue en Orient pour ses propriétés anti-âge] dans l’espoir de fortifier son foie et de lutter contre l’apparition de cheveux blancs. “Quand nous l’avons appris, cela nous a inquiété car les cas de lésions hépatiques dus à la racine de renouée ne sont plus du tout des exceptions… Comment des malades souffrant d’hépatite peuvent-ils encore prendre des remèdes chinois mauvais pour le foie ?” s’étonne le docteur Cai Haodong. Quand les médecins ont ensuite appris que la sœur de la patiente prenait également de la racine de renouée, ils lui ont conseillé de venir consulter. Et ils ont aussi découvert chez elle des lésions hépatiques.
Le professeur Yan Jie, qui enseigne à l’université de médecine de Pékin, a constaté récemment des cas similaires. Une femme ayant souffert il y a deux ans d’une maladie du foie d’origine médicamenteuse est venue en consultation, mais le professeur Yan n’a pas trouvé, parmi les médicaments pris par cette patiente, d’éléments susceptibles de poser problème. C’est finalement au hasard d’une conversation entre la patiente et l’infirmière en chef qu’il a appris qu’elle prenait de la racine de renouée. “Quand je lui ai demandé pourquoi elle ne me l’avait pas dit, elle m’a répondu qu’elle ne considérait pas ça comme un médicament.”
Le professeur Yan a prescrit des analyses qui ont confirmé que les atteintes hépatiques étaient bien dues à la racine de renouée. “Des plantes médicinales comme la racine de renouée ou le séneçon (Senecio chrysanthemoides), très consommées par la population, rendent malades des gens qui ne le sont pas”, constate avec impuissance le docteur Cai Haodong. Du Xiaoxi, qui a commencé par étudier la médecine chinoise, confirme que ce risque est connu sur le plan clinique, et qu’il est souvent lié à des problèmes de dosage.
“Certains programmes de remise en forme recommandent de consommer tous les jours du poulet mijoté avec 10 grammes de racine de renouée. Mais cette racine est un médicament, comment pourrait-il être bon d’en ingérer autant chaque jour ?” Les professionnels estiment à plusieurs centaines le nombre de médicaments de la pharmacopée chinoise contenant de la racine de renouée en Chine populaire. Et le chef du laboratoire militaire d’études de la pharmacopée chinoise de l’hôpital 302 de l’Armée populaire de libération, Xiao Xiaohe, a constaté, en consultant les dossiers des malades ayant souffert de maladies du foie d’origine médicamenteuse, que la racine de renouée était le produit de médecine chinoise qui avait causé le plus de lésions hépatiques.
“Les effets indésirables des plantes utilisées dans la médecine chinoise sont désormais pris en compte dans le monde entier. Mais, aux yeux de bien des Chinois, ce ne sont pas des médicaments à proprement parler, et l’idée selon laquelle ces plantes ne sont absolument pas toxiques est ancrée dans les mentalités. Nos recherches montrent que, souvent, les lésions hépatiques sont le résultat d’une automédication. Les produits de la pharmacopée chinoise sont fournis sans notice détaillée faisant mention de leur toxicité, ce qui favorise leur mauvaise utilisation.” Le problème, c’est que les chercheurs ont beaucoup de mal à isoler l’élément fautif. Une telle situation s’explique par des facteurs objectifs.
Les remèdes prescrits associent le plus souvent plusieurs ingrédients dans des préparations qui se présentent sous forme de poudre, de granules ou de potion. Des produits qui ne font l’objet d’aucune analyse de leurs composants chimiques et de très peu d’études toxicologiques.
“Effets incertains”
De plus, les traitements de la médecine chinoise reposent souvent sur des combinaisons de produits dont la nature et le dosage varient de façon complexe : il est difficile de retrouver l’élément en cause. Ce n’est finalement que dans un petit nombre de cas qu’un lien très clair a pu être établi entre un seul ingrédient de la pharmacopée chinoise et une maladie hépatique.
Les chercheurs ne peuvent donc se fonder que sur des suppositions et leurs analyses s’en trouvent limitées. Le jour où elle nous a reçus, le docteur Xu Jingkang, chef de service adjoint à l’hôpital n°1 de l’université de Pékin, venait justement de recevoir une malade âgée de 51 ans qui prenait depuis cinq ou six ans des médicaments chinois pour soigner des lombalgies et des douleurs aux jambes liées aux disques intervertébraux. Résultat : cette femme souffre maintenant d’une cirrhose et d’une insuffisance hépatique.
“Son traitement à base de médicaments tout prêts et de potions à préparer lui était prescrit durant plus de la moitié de l’année, explique le docteur. L’ordonnance a été établie par un médecin exerçant dans un hôpital de médecine chinoise. Elle est très complexe : chaque remède peut comporter jusqu’à une dizaine d’ingrédients et sa composition peut varier selon la période d’administration. Il va nous être très difficile d’imputer les lésions hépatiques à tel ou tel composant.” Parmi les cas rencontrés par les hépatologues, la plupart des remèdes chinois incriminés ont été prescrits par des médecins, alors que ceux-ci n’ont pas recommandé de surveillance des fonctions hépatiques durant le traitement.
Selon le docteur Cai, les non-spécialistes savent rarement que les produits de la pharmacopée chinoise peuvent causer des dégâts au foie, surtout les médecins des petits et moyens hôpitaux. Si les contre-indications sont régulièrement signalées dans des revues médicales, les médicaments tout prêts contenant cet ingrédient se contentent d’indiquer sur leur notice des “effets indésirables incertains”.Ces remèdes bénéficient d’ailleurs d’un véritable traitement de faveur.
En effet, les règlements de l’Agence nationale chinoise de surveillance des médicaments et des aliments précisent que les notices des produits de la pharmacopée chinoise doivent “énumérer scrupuleusement les effets indésirables en les classant en fonction de leur gravité, de leur fréquence et du caractère systématique des symptômes. En cas de doute, il est possible d’indiquer ‘effets indésirables incertains’“.
Mortalité élevée
Selon Zhao Pan, praticien du Centre d’études et de traitement des insuffisances hépatiques à l’hôpital 302, les lésions hépatiques d’origine médicamenteuse classiques posent rarement de gros problèmes. Ce qui est le plus à redouter, c’est leur forme aigüe – les IHA, qui affichent un taux de mortalité très élevé en Chine. Dans ces cas-là, même si le malade reçoit à temps une greffe du foie, ses chances de survie ne sont que de 60 % à 80 %. Contrairement aux pays développés, la Chine n’accorde pas encore une grande importance à l’étiologie [l’étude des causes et des facteurs favorisant ces lésions] des insuffisances hépatiques d’origine médicamenteuse. En 2009, alors qu’il préparait sa thèse, M. Zhao a enquêté sur l’étiologie des IHA d’origine médicamenteuse.
Il s’est rendu pendant quatre ans dans des hôpitaux militaires à Pékin, Shanghai, Wuhan et Jinan pour y mener ses recherches. Les résultats de son enquête ont été publiés en novembre 2013 dans la revue scientifique en ligne Plos One et en avril 2014 dans la revue Critical Care Medecine. “La cause principale d’IHA en Chine est la consommation de remèdes de médecine chinoise”, souligne-t-il dans l’un de ses articles. Pour les besoins de son étude, il a analysé les causes de 177 cas d’IHA survenus dans 7 hôpitaux militaires. Les médicaments traditionnels chinois étaient à incriminer pour 30 patients.
Ces derniers n’avaient pas d’antécédents de maladie du foie avant de prendre des remèdes chinois. Aucun n’a bénéficié d’une transplantation hépatique, 18 sont décédés. Pour ces 30 patients, la prise de produits de la pharmacopée chinoise ne répondait pas à une nécessité vitale. Pour 9 d’entre eux, il s’agissait de soigner des problèmes de peau ; pour 6 autres, des infections des voies respiratoires ; pour d’autres encore, des rhumatismes ou des dépressions – certains avaient simplement cherché à maigrir.
Après une première étude nationale sur les lésions hépatiques d’origine médicamenteuse lancée et achevée en 2005, le professeur Xu Jianming s’est intéressé de près aux IHA en 2006. L’étude de phase II qu’il a menée auprès de 213 malades sélectionnés selon des critères d’évaluation et de quantification internationaux dans 16 provinces et grandes municipalités, parvient à cette conclusion : “Les produits de la pharmacopée chinoise sont les premiers fautifs (dans 28 % des cas) et ce sont également les premiers responsables des décès consécutifs à des lésions hépatiques d’origine médicamenteuse.”
Outre les malades atteints d’IHA, le professeur Xu a souvent été en contact avec des patients souffrant d’une grave maladie du foie provoquée par les médicaments de médecine chinoise, le syndrome d’obstruction sinusoïdale (SOS ou maladie veino-occlusive hépatique), qui présente une mortalité supérieure à 10 % en milieu hospitalier. En juin 2007, il a diagnostiqué le premier cas de cette maladie dans la province de l’Anhui. Lors de l’interrogatoire médical, il a relevé que le patient avait consommé une plante médicinale chinoise, le séneçon de type Senecio chrysanthemoides, présent dans un élixir qu’il buvait depuis longtemps.
En recherchant l’origine de sa maladie, le professeur Xu a fini par découvrir que c’était cette plante qui avait provoqué le syndrome d’obstruction sinusoïdale. En 2011, le docteur Xu et ses doctorants ont mené une enquête nationale sur le SOS dans 19 grands hôpitaux de 15 provinces et municipalités autonomes. Ils ont ainsi trouvé 98 malades correspondant à l’objet de leurs recherches, dont 11 étaient décédés.
D’après ces travaux, “la principale cause de SOS est la consommation de produits de la pharmacopée chinoise, dont le Senecio chrysanthemoides, responsable des deux tiers des cas”. Une étude toxicologique en profondeur menée parallèlement a révélé la présence d’alcaloïdes pyrrolizidiniques dans cette plante. C’est justement cette molécule qui entraîne cette grave maladie du foie.
—Zeng Ding
Publié le 30 août 2014 dans Fenghuang Zhoukan (extraits) Hong Kong
Source: http://www.courrierinternational.com/article/2014/11/04/les-effets-toxiques-de-la-medecine-chinoise?page=4#page_4
Chiffres
42 000 – C’est le nombre d’établissements pratiquant la médecine traditionnelle chinoise recensés dans le Rapport statistique national de la santé 2013, indique le Jiankang Bao (Journal de la santé). Ces dispensaires comptent au total 794 000 lits d’hôpital, soit une progression de 12 % sur trois ans. Cela représente 13 % des capacités d’accueil du pays. Ces établissements ont par ailleurs donné 810 millions de consultations en 2013, soit 15,4 % des consultations médicales en Chine.