De Clinton à Trump, et au-delà. Par Nancy Fraser

L’alliance de la dérégulation de la finance et de la reconnaissance des minorités s’est longtemps imposée aux États-Unis. Après son effondrement, la rhétorique réactionnaire de Trump l’a remplacée. Seul un populisme progressiste peut s’y opposer.

Au premier abord, la crise à laquelle nous sommes aujourd’hui confrontés est une crise politique[1]. Elle trouve sa manifestation la plus spectaculaire aux États-Unis : Donald Trump – son élection, sa présidence et la contestation dont elles font l’objet. Mais ailleurs, les situations analogues ne manquent pas : la débâcle du Brexit, la perte de légitimité de l’Union européenne et la désintégration des partis sociaux-démocrates qui l’ont soutenue, l’essor de partis racistes et anti-immigration à travers l’Europe du Nord et de l’Est, et le regain de forces autoritaires – certaines même préfascistes – en Amérique latine, en Asie et dans le Pacifique. Notre crise politique, si on peut la qualifier ainsi, n’est pas seulement américaine ; elle est mondiale.

Il nous est permis d’avancer une telle hypothèse parce que, en dépit de leurs différences, ces phénomènes ont un élément commun. Ils partagent en effet tous un affaiblissement brutal, si ce n’est un effondrement pur et simple, de l’autorité des classes et des partis politiques établis. Tout se passe comme si les masses de gens à travers le monde avaient cessé de croire au consensus dominant qui confortait la domination politique des dernières décennies, comme si elles avaient perdu confiance dans la bonne foi des élites et cherchaient de nouvelles idéologies, de nouvelles organisations et une nouvelle direction. Vu l’ampleur de cet effondrement, il est peu probable qu’il soit dû au hasard. Posons donc que nous sommes confrontés à une crise politique mondiale.

Aussi significative soit-elle, elle ne représente pourtant qu’un aspect de la situation. Les phénomènes évoqués ne constituent que le volet politique d’une crise plus large, qui a de multiples facettes – économique, écologique et sociale. Prises ensemble, elles forment une crise générale de notre ordre social. Cette crise a détérioré les conditions de vie de la classe ouvrière depuis plusieurs décennies sans produire de séisme politique. Désormais, il faut faire avec une nouvelle donne. Dans le rejet massif de la politique du statu quo (politics as usual), une crise objective de l’ensemble du système trouve sa voix politique. Le volet politique de cette crise générale est une crise de l’hégémonie.

Donald Trump est l’exemple typique de cette crise hégémonique. Mais nous ne pouvons comprendre son ascension sans éclairer les conditions qui l’ont rendue possible. Et cela implique d’identifier la conception du monde que le trumpisme a remplacée et de retracer le processus par lequel elle s’est défaite. À cette fin, les notions indispensables proviennent d’Antonio Gramsci. «L’hégémonie» est le terme qu’il emploie pour faire référence au processus par lequel une classe dominante naturalise sa domination en instaurant sa conception particulière du monde comme le sens commun d’une société dans son ensemble. Sa contrepartie organisationnelle est le «bloc hégémonique» : une coalition de forces sociales disparates que la classe dominante assemble et par laquelle elle affirme sa direction. Si elles veulent remettre ces dispositifs en question, les classes dominées doivent élaborer un nouveau sens commun plus convaincant – une «contre-hégémonie»– et une nouvelle alliance politique plus puissante – un «bloc contre-hégémonique».

À ces idées de Gramsci, nous devons en ajouter une autre. Tout bloc hégémonique incorpore un ensemble de présupposés concernant ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Depuis le milieu du xxe siècle aux États-Unis et en Europe, l’hégémonie capitaliste s’est forgée en associant deux aspects différents du droit et de la justice – la redistribution et la reconnaissance. L’aspect redistributif montre la manière dont une société alloue les biens divisibles, en particulier le revenu : il concerne la structure économique de la société et, incidemment, ses divisions de classe. L’aspect de reconnaissance exprime la manière dont une société accorde du respect et de l’estime, qui sont les marques morales de l’appartenance : il concerne les hiérarchies sociales de statut.

La distribution et la reconnaissance sont les composantes normatives essentielles à partir desquelles des hégémonies sont construites – y compris celle à laquelle Trump a mis fin. Ce qui a rendu Trump et le trumpisme possibles, c’est en réalité l’effritement du bloc hégémonique précédent – et le discrédit de sa façon singulière d’articuler les normes de la redistribution et celles de la reconnaissance.

L’hégémonie du néolibéralisme progressiste

Avant Trump, le bloc du néolibéralisme progressiste domine la politique américaine. Cela ressemble à un oxymore, mais ce couple improbable donne pourtant lieu à une alliance réelle et puissante : d’un côté, les courants progressistes traditionnels des nouveaux mouvements sociaux (féminisme, antiracisme, multiculturalisme, écologisme et mouvement de défense des droits des minorités sexuelles), et, de l’autre, les secteurs dynamiques, « symboliques » et financiers de l’économie américaine (Wall Street, la Silicon Valley et Hollywood).

Le bloc progressiste-néolibéral associe un programme économique d’expropriation et de ploutocratie à une politique progressiste-­méritocratique de la reconnaissance. La composante distributive de cette alliance est néolibérale. Déterminées à libérer les forces du marché de la main de fer de l’État et du boulet des dépenses publiques, les classes qui dirigent ce bloc cherchent à libéraliser et à mondialiser l’économie capitaliste. Cela revient, en réalité, à la financiarisation de l’économie : démantèlement des obstacles à et des protections contre la libre circulation du capital ; dérégulation bancaire et explosion des prêts abusifs (predatory debt) ; désindustrialisation, affaiblissement des syndicats et multiplication des emplois précaires et mal rémunérés. Communément associées à Ronald Reagan, mais largement mises en œuvre et renforcées par Bill Clinton, et poursuivies par ses successeurs, ces politiques ont abaissé le niveau de vie des classes ouvrières et moyennes, tout en transférant la richesse et la valeur vers le haut de l’échelle sociale – principalement vers le 1 %, bien entendu, mais aussi vers les cadres supérieurs.

Sans fard, toutefois, le projet de financiarisation ne peut recueillir de large soutien. Pour qu’il devienne hégémonique, il faut lui donner une cure de jouvence, renforcer son pouvoir de séduction en l’associant à d’autres désirs – non économiques – d’émancipation. Une fois parée des atours progressistes, une économie politique profondément régressive peut devenir le moteur d’un nouveau bloc hégémonique. Il revient, par conséquent, aux « Nouveaux Démocrates » de fournir une politique progressiste de reconnaissance. Attirant des forces progressistes de la société civile, ces derniers ont diffusé un ethos de la reconnaissance superficiellement égalitaire et émancipatoire. Au cœur de cet ethos, on trouve des idéaux de « diversité », d’« émancipation » (empowerment) des femmes et de défense des droits des minorités sexuelles ; le post-­racisme, le multiculturalisme et l’écologisme. Ces idéaux sont interprétés d’une manière particulière et limitée, parfaitement compatible avec la «Goldman-­Sachsification» de l’économie américaine : la protection de l’environnement devient le marché du carbone ; la promotion de la propriété de son foyer donne lieu à des prêts à risques (subprimes) regroupés et revendus comme des titres financiers spéculatifs ; l’égalité se réduit à la méritocratie.

La réduction de l’égalité à la méritocratie a été historiquement fatale. Le programme progressiste-néolibéral pour un ordre statutaire juste ne cherche pas à abolir la hiérarchie sociale mais à la « diversifier », à « émanciper » des femmes « d’excellence », des personnes de couleur et des minorités sexuelles en les hissant jusqu’au sommet. Et cet idéal reste spécifique à une classe : il est destiné à assurer que des individus « méritants », provenant de « groupes sous-représentés », puissent accéder à des fonctions et à un salaire correspondant à ceux des hommes blancs hétérosexuels de la même classe sociale. La variante féministe est révélatrice mais elle n’est pas la seule. Focalisée sur l’ambition de peser à la table de décision (“leaning in” [2]) et de briser « le plafond de verre », ses principales bénéficiaires ne pouvaient être que celles qui disposaient déjà du capital social, culturel et économique requis. Toutes les autres restent coincées au sous-sol.

Aussi biaisée soit-elle, cette politique de reconnaissance a permis à des grands courants de mouvements sociaux progressistes de rejoindre le nouveau bloc hégé­monique. Elle a eu pour effet d’associer le néo­libéralisme à l’émancipation. Désormais présenté comme visionnaire et libérateur, cosmopolite et moralement supérieur, le travail sordide de l’accumulation par l’expropriation a suscité l’adhésion. Les politiques publiques qui promeuvent un vaste transfert des richesses et des revenus vers le haut de la pyramide sociale ont acquis un vernis de légitimité.

Pour parvenir à l’hégémonie, cependant, le bloc progressiste-­néolibéral doit encore l’emporter sur deux concurrents différents. Tout d’abord, il doit vaincre les résidus substantiels de la coalition du New Deal. Annonçant le « Nouveau Parti travailliste » de Tony Blair, l’aile du Parti démocrate acquise à Clinton a défait en silence cette alliance ancienne. À la place d’un bloc historique qui a unifié avec succès les syndicats, les immigrés, les Afro-Américains, les classes moyennes urbaines et certaines fractions du grand capital industriel, elle a forgé une nouvelle alliance d’entrepreneurs, de banquiers, de résidents des banlieues huppées (suburbanites), de «travailleurs symboliques», de nouveaux mouvements sociaux, de Latinos et de jeunes, tout en conservant le soutien des Afro-­Américains, qui considèrent qu’ils n’ont nulle part ailleurs où aller. En campagne pour la candidature démocrate à l’élection présidentielle en 1991, Bill Clinton l’a emporté en adoptant la rhétorique de la diversité, du multiculturalisme et des droits des femmes, même s’il s’apprête à conduire le pays selon Goldman Sachs.

Le néolibéralisme progressiste doit également se débarrasser d’un second rival, avec lequel il partage plus qu’il ne veut bien l’admettre : le néo­libéralisme réactionnaire. Représenté principalement au sein du Parti républicain et moins cohérent que le premier concurrent, ce second bloc associe une politique de distribution néolibérale à une politique de reconnaissance réactionnaire. Bien qu’il prétende favoriser le petit commerce et la petite industrie, le véritable projet économique du néo­libéralisme réactionnaire consiste à renforcer la finance, la production militaire et les énergies extractives, tout cela principalement au profit du 1 % des plus riches du monde. Ce qui est censé rendre un tel projet sensible à la base qu’il cherche à réunir est une conception exclusive de l’ordre statutaire juste : ethno-national, anti-immigrés et pro-chrétien, voire ouvertement raciste, patriarcal et homophobe.

Le néolibéralisme progressiste a largement emporté cette seconde bataille. Mais son antagonisme persistant avec ce concurrent réactionnaire a structuré le champ de la politique américaine dans les décennies qui ont précédé Trump.

Le fossé hégémonique – la lutte pour le combler

Ainsi, l’univers politique auquel Trump a mis fin est très restreint. Certes, on peut choisir entre le multiculturalisme et l’ethno-­nationalisme. Mais on est coincé, dans les deux cas, avec la financiarisation et la dés­industrialisation. Avec un choix limité au néolibéralisme progressif ou réactionnaire, il n’existe aucune force opposable à la décimation des classes ouvrières et du niveau de vie des classes moyennes. Les projets anti-­néolibéraux sont sévèrement marginalisés, sinon exclus, de l’espace public.

Une partie importante de l’électorat américain, victime de la financiarisation et de la mondialisation économique, se trouve ainsi sans lieu politique naturel. Puisque aucun des deux blocs principaux ne parle pour elle, il existe un fossé dans l’univers politique américain : une zone vide, inoccupée, sur laquelle une politique anti-néolibérale et en faveur des familles ouvrières aurait pu se déployer. Étant donné l’accélération du rythme de la désindustrialisation, la prolifération de «McJobs» précaires et faiblement rémunérés, l’essor de prêts abusifs et la baisse corrélative du niveau de vie pour les deux tiers inférieurs de la population américaine, ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un ne vienne occuper cet espace vide et combler le fossé.

Certains ont considéré que ce moment est arrivé en 2007-2008. Un monde qui peine à se remettre d’un des pires désastres de politique étrangère dans l’histoire des États-Unis doit affronter la pire crise financière depuis la Grande Dépression – s’approchant d’un effondrement de l’économie mondiale. La politique du statu quo se retrouve alors sur la touche. Un Afro-Américain qui parle d’«espoir» et de «changement» parvient à la présidence, promettant de transformer non seulement les politiques menées, mais tout «l’esprit» de la politique américaine. Barack Obama aurait pu saisir l’occasion de mobiliser le soutien des masses pour se détourner clairement du néolibéralisme, et ce en dépit de l’opposition du Congrès. Au lieu de cela, il a confié l’économie aux forces de Wall Street qui ont failli provoquer son naufrage. Fixant un objectif de redressement plutôt que de réforme structurelle, il a prodigué des plans de sauvetage financier à des banques qui sont « trop grandes pour faire faillite » (too big to fail), mais il a échoué à faire quoi que ce soit de comparable pour leurs victimes : les dix millions d’Américains qui se sont fait saisir leur logement pendant la crise. La seule exception est l’extension de la couverture universelle pour les plus démunis (Medicaid) par l’Affordable Care Act, qui fournit un avantage matériel réel à une partie de la classe ouvrière des États-Unis. Mais c’est l’exception qui confirme la règle. À l’encontre des propositions de payeur unique et de couverture universelle (public option) auxquelles Obama a renoncé avant même que les négociations sur le système de santé ne commencent, son approche renforce les divisions de la classe ouvrière qui vont s’avérer politiquement fatales. En somme, sa présidence est principalement consacrée au maintien du statu quo progressiste-­néolibéral malgré son impopularité croissante.

Une nouvelle occasion de remplir le fossé hégémonique est donnée en 2011 avec l’irruption d’Occupy Wall Street. Las d’attendre réparation de la part du système politique et résolu à prendre les affaires en mains, un segment de la société civile a saisi les places publiques à travers le pays au nom des « 99 % ». Dénonçant un système qui pille la grande majorité afin d’enrichir le 1 % placé au sommet, de relativement petits groupes de jeunes manifestants ont tôt fait d’attirer un soutien large – jusqu’à 60 % de la population américaine, selon certains sondages – en particulier auprès de syndicats assiégés, d’étudiants endettés, de familles des classes moyennes en difficulté et du « précariat » croissant.

Toutefois, les effets politiques d’Occupy sont restés limités, servant surtout à réélire Obama. C’est en effet en adoptant la rhétorique du mouvement que ce dernier a recueilli des soutiens parmi les nombreux électeurs qui vont voter pour Trump en 2016 et a ainsi battu Romney en 2012. Cependant, la nouvelle conscience de classe du président s’est vite évaporée. Limitant la poursuite du « changement » à la promulgation de décrets présidentiels, il n’a ni poursuivi ceux que Franklin Roosevelt appelait les « malfaiteurs de la richesse », ni profité de ses fonctions pour intimider Wall Street et rallier le peuple américain. Supposant l’orage passé, la classe politique américaine n’a pas ralenti la cadence. Continuant à défendre le consensus néolibéral, elle n’a pas vu dans le mouvement Occupy les premières secousses du séisme à venir, qui finit par arriver en 2015-2016, quand le malaise qui couvait se transforme brutalement en une crise profonde de l’autorité politique. En cette période électorale, les deux blocs politiques principaux semblent s’effondrer. Du côté républicain, Trump, menant une campagne populiste, a habilement battu (comme il ne cesse de s’en vanter) ses seize rivaux infortunés, y compris plusieurs qui ont été désignés par les dirigeants et les grands donateurs du Parti. Du côté démocrate, Bernie Sanders, socialiste démocrate autoproclamé, représente une menace sérieuse au successeur désigné d’Obama, qui doit déployer toutes les ruses du Parti pour la repousser. Des deux côtés, les scénarios habituels sont déjoués alors qu’une paire de marginaux occupe le fossé hégémonique et remplit le vide avec de nouvelles idées politiques.

Les deux marginaux font appel à la « classe ouvrière », mais ils la représentent dans des termes différents. La « classe ouvrière » invoquée par Trump est traditionnelle et étroite : blanche, hétérosexuelle, masculine et chrétienne, fondée sur l’extraction minière, le forage, le bâtiment et l’industrie lourde. Par contraste, la « classe ouvrière » que Sanders courtise est plus large, comprenant non seulement les ouvriers des usines de la Rust Belt, mais aussi les fonctionnaires et les employés des services, notamment les femmes, les immigrés et les personnes de couleur. Il en découle deux esquisses différentes d’un nouveau sens commun. Celle de Trump est le populisme réactionnaire, qui promet d’associer politique de reconnaissance réactionnaire à une politique de redistribution populiste : le mur à la frontière mexicaine et des investissements massifs dans les infrastructures. En face, Sanders envisage un populisme progressiste qui articule une politique de reconnaissance inclusive à une politique de redistribution en faveur des familles ouvrières : réforme de la justice pénale et assurance-santé universelle ; droit à l’avortement et gratuité de l’université ; droits des minorités sexuelles et démantèlement des grandes banques.

Le leurre

Aucun de ces scénarios ne s’est pourtant réalisé. La défaite de Sanders face à Clinton retire l’option progressiste-populiste du scrutin, sans surprise pour personne. Mais le résultat de la victoire de Trump sur Clinton est plus surprenant, au moins pour certains, employant la vieille stratégie du leurre (bait and switch). Une fois élu, sa désignation de boucs émissaires devient encore plus perfide, tandis que les promesses de politiques redistributives populistes ne sont pas tenues. Ce que la présidence Trump a en fait apporté n’est pas le populisme réactionnaire, mais le néolibéralisme hyper-réactionnaire.

Ce résultat a pourtant peu de chance de constituer un nouveau bloc hégémonique durable. En mettant fin au volet économique populiste de sa campagne, Trump essaie en réalité de rétablir le fossé hégémonique qu’il a contribué à creuser en 2016. Mais dorénavant, il ne peut plus le combler. Maintenant que les vannes du populisme sont ouvertes, on peut douter que son électorat ouvrier se satisfasse (du manque) de reconnaissance.

Chez les Démocrates, pendant ce temps, « la résistance » s’organise, mais elle est divisée. D’un côté se tiennent les courants clintoniens, qui cherchent à restaurer sous une nouvelle forme le statu quoprogressiste-­néolibéral. De l’autre côté se tiennent les adeptes de Sanders, qui soutiennent l’alternative progressiste-populiste. Le paysage est encore compliqué par quelques groupes arrivistes dont les postures combattives ont séduit les grands donateurs en dépit du (ou grâce au) caractère vague de leur programme. Certains « résistants » proposent de recentrer le Parti démocrate sur l’opposition au suprématisme blanc et de gagner le soutien des Noirs et des Latinos. D’autres défendent une stratégie centrée sur la classe, visant à reconquérir les communautés ouvrières blanches qui sont passées à Trump. Ces deux approches sont problématiques dans la mesure où elles considèrent l’attention à la classe ou à la race comme un jeu à somme nulle. En réalité, on peut – et on doit – combattre ces deux axes de l’injustice de concert.

Quoi qu’il en soit, il est clair que rétablir le néolibéralisme progressiste, sur quelque base que ce soit, revient à recréer – ou plutôt à exacerber – les conditions mêmes qui ont conduit Trump au pouvoir. Et cela signifie préparer le terrain pour de futurs Trump – encore plus perfides et dangereux.

Phénomènes morbides et perspectives contre-hégémoniques

Pour ces raisons, ni un néolibéralisme progressiste ressuscité, ni un néo­libéralisme hyper-réactionnaire « trumpisé » ne constituent des candidats satisfaisants pour l’hégémonie politique à venir. Les liens qui tiennent chacun de ces blocs se sont effilochés. Aucun d’entre eux n’est à présent à même de former un nouveau consensus. Aucun n’est capable d’imposer sa représentation de la réalité sociale, un récit dans lequel un spectre large d’agents sociaux puisse se retrouver. Par ailleurs, aucune variante du néolibéralisme ne peut mettre fin aux blocages objectifs du système qui sous-tendent notre crise hégémonique. Puisque les deux blocs sont complices de la finance mondiale, aucun ne peut défier la financiarisation, la désindustrialisation ou la mondialisation économique. Aucun ne peut enrayer la baisse du niveau de vie ou l’explosion de la dette, le dérèglement climatique, le « manque de soin » ou les pressions intolérables sur la vie des communautés. Rétablir l’un de ces blocs au pouvoir, c’est garantir non seulement une prolongation, mais une intensification de la crise actuelle.

Que peut-on donc attendre dans le court terme ? Sans hégémonie assurée, nous sommes confrontés à un interrègne instable et à la prolongation de la crise politique. Dans ce contexte, les mots d’Antonio Gramsci sonnent vrai : «L’ancien se meurt et le nouveau ne peut pas naître: pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides le plus variés [3].»

Associant redistribution égalitaire et reconnaissance non hiérarchique, le populisme progressiste a une chance d’unifier l’ensemble de la classe ouvrière.

À moins, bien sûr, qu’il existe un candidat viable pour une contre-­hégémonie. Le candidat le plus probable est une forme ou une autre de populisme. Le populisme pourrait-il constituer une alternative possible – si ce n’est tout de suite, à moyen terme ? Entre les soutiens de Sanders et ceux de Trump, en effet, une part importante d’électeurs américains a rejeté la politique de redistribution néolibérale en 2015-2016. Peuvent-ils se retrouver dans un nouveau bloc hégémonique ? Pour cela, les soutiens ouvriers de Trump et de Sanders doivent réaliser qu’ils sont des alliés – tous victimes, différemment situées, d’une même économie pipée, qu’ils pourraient chercher à transformer ensemble.

Le populisme réactionnaire, même sans Trump, n’est pas une base plausible pour une telle alliance. Sa politique de reconnaissance hiérarchique et exclusive ne manquera pas de décourager de larges segments des classes ouvrières et moyennes des États-Unis. Cela laisse le populisme progressiste comme le candidat le plus plausible pour un nouveau bloc contre-hégémonique. Associant redistribution égalitaire et reconnaissance non hiérarchique, cette alternative a une chance d’unifier l’ensemble de la classe ouvrière.

Cependant, une telle unification est peu probable à cause des divisions profondes, voire des haines, qui couvent depuis longtemps mais qui sont exacerbées par Trump. Ce dernier, comme David Brooks l’a lucidement remarqué, a «du flair pour les plaies du corps politique» et n’a aucun scrupule à «y retourner son couteau [4]». Il en résulte un environnement hostile qui semble valider l’opinion, soutenue par quelques progressistes, que tous les électeurs de Trump, comme l’a dit Hillary Clinton, sont «déplorables» – irrémédiablement racistes, misogynes et homophobes. L’opinion inverse est également renforcée : pour de nombreux populistes réactionnaires, tous les progressistes sont d’incorrigibles moralisateurs et des élites arrogantes.

Une stratégie de séparation

Le succès d’un populisme progressiste aux États-Unis implique de lutter contre ces deux opinions. Nous avons besoin d’une stratégie de séparation, visant à encourager deux divisions importantes. Tout d’abord, il faut séparer les femmes les moins privilégiées, les immigrés et les personnes de couleur, des féministes de conseil d’administration (lean-in feminists), des antiracistes et des anti-homophobes méritocratiques, et des porte-paroles de la diversité dans l’entreprise et du capitalisme vert, qui ont pris les préoccupations des premiers en otage en les traduisant dans des termes compatibles avec le néolibéralisme. Ensuite, il faut séparer les communautés ouvrières de la Rust Belt, du Sud et des zones rurales de leurs alliés ethno-nationalistes et crypto-néolibéraux qui ne leur fourniront jamais les conditions matérielles d’une bonne vie.

Je ne propose pas qu’un bloc progressiste-populiste taise des préoccupations liées au racisme, au sexisme, à l’homophobie, à l’islamophobie et à la transphobie. Au contraire, le combat contre l’ensemble de ces maux doit être au cœur de tout bloc progressiste-populiste. Mais il est contre-productif de les aborder avec la condescendance du néo­libéralisme progressiste. Une telle approche moralisatrice comprend mal ces injustices, situant le problème dans la tête des gens et passant à côté des forces structurelles et institutionnelles qui les sous-tendent.

L’injustice raciale aujourd’hui, par exemple, n’est pas tant la conséquence d’attitudes avilissantes ou de comportements répréhensibles que l’effet de la désindustrialisation et de la financiarisation économiques au cours de l’hégémonie progressiste-néolibérale, dans la mesure où il est déformé par une longue histoire d’oppression systémique. Autrement dit, les forces qui détruisent les conditions de vies (life chances) des personnes de couleur relèvent de la même dynamique que celles qui détruisent les conditions de vie des Blancs – à quelques différences de détail près.

Renonçant à l’insistance progressiste-néolibérale sur les attitudes personnelles, un bloc populiste-progressiste doit concentrer ses efforts sur les fondements structurels et institutionnels de la société contemporaine. Il doit souligner les racines communes des injustices de classe et de statut dans le capitalisme financier. Concevant ce système comme une totalité sociale cohérente, il doit articuler les dommages subis par les femmes, les immigrés, les personnes de couleur et les minorités sexuelles à ceux subis par les classes ouvrières. Ainsi, il peut poser les fondations d’une nouvelle coalition puissante. À la différence de toutes les alternatives envisagées ici, le populisme progressiste a le potentiel pour devenir un bloc contre-hégémonique relativement stable dans l’avenir.

En outre, il est capable, au moins en principe, de résoudre la dimension réelle et objective de notre crise. L’aspect objectif de la crise relève de la structure du capitalisme financiarisé. Mode d’organisation sociale profondément prédateur et instable, cette forme de capitalisme libère le processus d’accumulation des contraintes (politiques, écologiques, sociales, morales) nécessaires à son maintien dans le temps. Libérée de telles contraintes, l’économie du capitalisme anéantit ses propres conditions de possibilités. Comme un tigre qui se mord la queue, elle évide les institutions politiques, cannibalise la nature et épuise les possibilités d’établir et de maintenir des relations sociales. Comme la vie sociale est de plus en plus marchande, la recherche illimitée du profit déstabilise les formes mêmes de reproduction sociale, de durabilité écologique et de puissance publique dont l’accumulation dépend. Dans cette perspective, le capitalisme financier est une formation sociale intrinsèquement susceptible de crises. Le complexe de crises auquel nous faisons face aujourd’hui est l’expression de plus en plus grave de la tendance, inhérente au capitalisme, à la déstabilisation.

Résoudre la crise objective requiert une transformation structurelle majeure du capitalisme financiarisé : une nouvelle manière d’accorder l’économie à la politique, la production à la reproduction et la société humaine à la nature non humaine. À cet égard, le néolibéralisme, sous quelque forme que ce soit, n’est pas la solution mais bien le problème. Le changement requis ne peut venir que d’un projet au minimum anti-­néolibéral, voire anticapitaliste. Un tel projet ne peut devenir une force historique qu’une fois incorporé dans un bloc contre-hégémonique, pour lequel le meilleur candidat est le populisme progressiste. Ce dernier pourrait s’avérer provisoire – une étape sur la voie d’une nouvelle société post-capitaliste.

Quelle que soit l’incertitude concernant l’issue, il est clair que si nous échouons à poursuivre cette alternative maintenant, nous prolongerons l’interrègne actuel. Et cela revient à condamner les ouvriers de toute religion et de toute couleur à un stress croissant et à une santé déclinante, au gonflement de la dette et à la surcharge de travail, à l’apartheid des classes et à l’insécurité sociale. Cela revient à les condamner à de plus en plus de phénomènes morbides – des haines nées du ressentiment et exprimées dans la désignation de boucs émissaires, dans des explosions de violence suivies de répression, dans un monde cruel où l’on se dévore les uns les autres et où les solidarités s’affaiblissent au point de disparaître. Pour prévenir une telle fatalité, nous devons définitivement rompre avec l’économie néolibérale et les politiques de reconnaissance qui l’ont récemment soutenue – l’ethno-nationalisme, mais aussi l’individualisme libéral-méritocratique. En associant une politique de redistribution fermement égalitaire à une politique de reconnaissance inclusive et sensible à la question sociale, un bloc contre-hégémonique pourrait nous conduire, au-delà de la crise actuelle, vers un monde meilleur.

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jonathan Chalier

[1] - Cet article a été publié, dans une version plus longue et en anglais, dans American Affairs, vol. 1, n° 4, hiver 2017.

[2] - Voir Sheryl Sandberg et Nell Scovell, Lean In: Women, Work, and the Will to Lead, New York, Knopf, 2013. Dans le cadre d’un débat sur l’équilibre entre la vie professionnelle et familiale, S. Sandberg, directrice générale de Facebook, conseille aux femmes de se pencher (to lean in) sur la table de décision pour se faire entendre dans les entreprises (NdT).

[3] - Antonio Gramsci, Cahiers de prison, trad. par Monique Aymard et Françoise Bouillot, avant-propos et notes de Robert Paris, Paris, Gallimard, 1996, t. I, cahier 3, § 34, p. 283.

[4] - David Brooks, “The Abbie Hoffman of the Right: Donald Trump”, The New York Times,26 septembre 2017.

Source

Exit mobile version