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Poètes persans, désir et civilité. Par Pirouz Èftékhâri
L’Harmattan, 2016, 345 pages
Table des matières
Lettre ouverte à un chercheur iranien, p. 5
Pour une approche socio-anthropologique de la poésie persane, p. 9
Désir/civilité et Hâfèze, p.10. Le totalisme, p.11. Le « fait social total » de Mauss et le pur/impur de Caillois, p.11. L’occultation de l’universalisme, p.12. Le concret chez Bachelard, p.13. Les perspectives d’études horizontales, p.14. L’Iran au sein de l’aire fusionnelle, p.14. Le lyrisme et le soufisme, p.15. Les créations imagiques persanes, p.16. Mon hypothèse sur le désir/civilité, p.17. La civilité, le quatrième paradigme de la culture iranienne, p.18.
Le soufisme rejeta le nouvel assujettissement, p. 21
L’avènement de l’islam, p.21. Quant à l’histoire iranienne à long terme, p.22. La dure vie des paysans et leurs résistances, p.23. Le soufisme, p.24. Mystiquement, dans l’aire fusionnelle, p.26. Le narcissisme divin, p.27. La diversité en islam, p.28. La foi est de l’ordre intime, p.29. Hallâdj, le soupirant égorgé, p.30. Soufisme/assistance sociale, p.30. La pluralité du soufisme, p.31. Unicité, aspiration à la cohésion sociale, p.31. Et si l’on regardait le soufisme de l’autre côté, du côté du lyrisme ?, p.32. Condamnation des poètes et des conteurs, p.33. Les malâmatis, p.34. Transformations socioculturelles, p.36. Sanâ’i, p.38.
Femmes et fouet, p. 41
Avant l’islam, la femme bédouine arabe, p.41. L’infériorisation infligée aux femmes, p.42. Les interdits débouchent sur l’incommunication, p.44. Putiphar/Soudâbè/Zolèykhâ, p.45. Femmes, franchise et résistance, p.45. Râbé’è, une poétesse féministe du 10ème siècle, p.47. Tentatives de réhabilitation de la religiosité féminine, p.49. Tâhérè, une poétesse dissidente du 19ème siècle, p.50.
La frontalité, p. 51
La stéréotypie frontale, p.51. La frontalité, apanage du discours religieux et moral, p.52. Le masquage des pratiques concrètes, p.53. La survivance de la magie, p.54. La frontalité délimite la liberté des lyriques, p.55. L’instance de réglementation (IR), p.56. Le pouvoir/religieux circonscrit la pensée et la vie sociale, p.57. L’IR traque la vie, p.58. Réfractions, p.59. La voie artistique, p.60.
Le spiritualisme totaliste, p. 61
Par obsession, l’orientalisme, p.62. Deux exemples de lecture spiritualiste infligée à Hâfèze, p.63. Goethe dénonce les spiritualistes, p.66. La virevolte des orientalistes, p.67. Le textualisme, p.68. Le lyrisme à l’antipode du textualisme, p.68.
Élans mythologiques/reculs théologiques, p. 71
Les interprétations psychanalytiques, p.71. Les analyses psychanalytiques dans ACH, p.72. Le freudisme, p.73. On dirait un discours clérical !, p.74. Le sexisme, p.74. A tout un chacun d’y détecter ses tics, p.75. Le Malaise dans la civilisation, p.76. Institutionnalisation de la psychanalyse, p.77. Le rejet du freudisme, p.77. l’Inconscient permet des glissements sémantiques abusifs, p.78. Le NON est vital, p.79. Les sociétés connaissent constamment des changements, p.79. Psychanalyse et poésie, p.80. Freud et Kafka, p.81. La menace de castration, p.81. Deux propositions de civilisation divergentes, p.83.
Le sens extensif du désir, p. 85
[kâma], p.85. [kâme], p.85. [kâme] et [‘èchq], p.87. Le désir/manque, p.88. Pour Deleuze, le désir n’est pas manque, p.88. Le sexuel en persan, p.89. Le sens extensif du désir, p.89. Désir comme élan, p.90. Le « désir d’être » chez Sartre, p.91. Désir/monde, p.91. Une idée du désir dans la culture iranienne, p.92.
Le heurt de la volupté, p. 95
Les fantômes d’un Orient fabriqué de toutes pièces, p.95. L’expression de la frustration dans les lyrismes méditerranéens, p.96. L’érotisation mâle rejetée par la poésie arabo-persane, p.97. Le mal-être, p.97. Khayyâme, p.98. Le destin, p.99. L’amour baigné dans le sang, p.101. Se ressaisir dans le tourment, p.102. L’esthétique de la mort, p.103. L’histoire iranienne est peuplée de résistances martyristes, p.103. Le chi’isme, drapeau de résistance, p.104. Roumi, p.106. Désir de mort/mortification du désir, p.107. Le puritanisme renforce l’érotisation mâle, p.109.
Le désir / joie ; kâme, remède de la tristesse, p. 111
Le jardin d’agrément, p.112. Le désir et le plaisir, p.112. Quelques remarques, p.113. La joie l’emporte cependant même au sein des rituels populaires doloristes, p.115. Contrecarrer la tristesse, p.116. Hâfèze et le désir/joie, p.117.
Le désir miniatural persan, p. 119
La stylisation miniaturale, p.120. L’art monumental, p.121. « L’art d’Orient » selon Faure, p.121. La stylisation graphique dans les arts visuels persans, p.122. La mise en image dans la miniature, du 12ème au 17ème siècle, p.122. L’informe, p.124. Les plans, p.124. Les personnages et le visage, p.124. Le figement/étonnement, p.125. Une illustration du Golèstâne de Sa’di, p.125. Lénification de la violence et des disharmonies, p.126. Scènes de bataille ornementales, p.126. L’érotique est à son tour lénifié, p.127. J’attire votre attention sur l’une des plus belles miniatures persanes, p.127. Illustration de la poésie hâfézienne, p.128. La miniature à Chirâz, p.128. Dans ces divers types de miniatures, rien qui relève du mysticisme, p.128. La « renaissance iranienne », p.129. Le désir miniatural persan, p.130. L’esthétique lyrique, p.131. Le point de vue de Yarshater, p.131. La formalisation miniaturale et le champ social, p.132.
Poème/TDI, temps/désir/imaginaire, p. 135
Le temps mystique, p.135. Se soustraire à la contingence, p.136. Le temps vécu est concret/culturel, p.136. L’instant poétique persan, p.136. Le TDI/rêverie, p.137. L’architecture sonore, comme en musique, p.138. Le vaqt, instant, p.138. L’instant hâfézien, p.139. Le TDI de Guillaume de Poitiers, p.140. L’imaginaire en poésie persane, p.140. Le champ sémantique du [khiâl]/imaginaire, p.140. Quelques exemples de l’imaginaire lyrique, p.142. Hâfèze explicite le khiâl, p.145.
De l’éloquence dans la poésie persane, p. 147
Les avatars du formalisme carré, p.147. Le sens et la signification, p.148. L’épanouissement du lyrisme persan, p.149. Après Roudaki, Manoutchèhri, p.150. Une ballade de Daqiqi, p.150. Un poème d’amour de Farrokhi, p.151. La syntaxe de la poésie persane, p.152. L’architecture sonore, p.152. La métrique persane, p.153. Pour une nouvelle schématisation des rythmes persans, p.154. La résonance sonore hâfézienne, p.155. – biâ !, p.156. La comparaison et la métaphore, p.157. La préciosité, p.157.
La para-sémie des poètes persans, p. 161
Le système féodal iranien, p.162. Les piliers de l’État, p.163. Quant au clergé, p.164. L’élan épique et religieux populaire, p.164. Les artisans, p.165. La tentative des poètes lyriques, p.166. Le rèndi, p.168. L’évolution dans la croyance en justice, p.169. La poésie frondeuse, chahr-âchoube, p.171. Le concept de para-sémie, p.173. Quelques poèmes ouvertement para-sémiques, p.175. La para-sémie des soufis, p.176. De la solitude et de la civilité, p.177.
La trans-sémie méditerranéenne, p. 181
Quelques exemples éloquents, p.182. Quant au symbole, p.183. L’ambivalence trans-sémique, p.184. La transhumance culturelle, p.185. La trans-sémie et la fusion hétéroclite, p.185. Dans le double langage soufi, p.187. Trans-sémie en poésie persane, p.187. Détournement de sens, p.188. La trans-sémie permet de transgresser l’IR, p.189. Hâfèze, virtuose en trans-sémie, p.189. La trans-sémie n’a pas été tout à fait saisie par les exégètes, p.191. Le lyrisme persan et l’anagogie, p.192.
Comparaisons entre poésies, p. 195
La poésie chinoise, p.196. Le lyrisme indien, p.196. La poésie arabo-persane, p.197. La mélopée grecque, p.197. La poésie d’amour persan et la lyrique des troubadours, p.198. La fin’amor combattue, p.198. Une osmose reniée, p.200. Traits convergents entre les poètes iraniens et les troubadours, p.200. Camões, p.205. Le thème de la mort, p.205. Hâfèze, la mort et l’hérésie, p.206.
Les mots d’amour sont pluriels, p. 207
Le combat contre le destin, p.207. Filiation amour tragique/passionnel/’uzri, p.208. Le quiétisme diffus, p.210. La fusion selon Safâ, p.211. Le soupir sacré favorise la civilité, p.213. Dans le concret du désir vécu, p.214. Dire « je te désire » en lyrisme persan, p.215. Correspondances, d’accord, mais…, p.215.
Hâfèze et Chirâz, p. 217
Ballade 47, imagerie florale, p.219. [hâfèze] signifiant musicien, p.221. ‘Obèyde de Zâkâne, p.222. Salmâne, contemporain de Hâfèze, p.222. rèndi/dissidence/libertinage de Hâfèze, p.223. Le mouvement social à Chirâz, p.224. Hâfèze, poète organique de la ville, p.225. Devant l’effondrement de la religiosité instituée, p.226. Hâfèze attaque frontalement le pouvoir/religieux, p.228. Par sarcasme, Hâfèze rejette le masque social, p.230. Pendant le règne du despote bigot, p.230. Hâfèze/penseur-monde, p.231. Ballade 22, miroir de l’hédonisme persan, p.232. L’incompréhension de la trans-sémie hâfézienne, p.233. La rêverie dans la ballade 313, p.234. Le baiser de Hâfèze, p.234. Le désir comme universel, p.235. « La langue de la divinité », p.235. La continuité/discontinuité hâfézienne, p.236. La vie personnelle de Hâfèze, p.237. Il est impossible de dater les poèmes hâféziens, p.238. De l’univers lexical hâfézien, p.238. [dèl], cœur, chez Hâfèze, p.239. [‘èchq] dans les ballades hâféziennes, p.240. Hâfèze, réminiscence de la poésie persane, p.241. Le distique de signature dans les qazals de Hâfèze, p.242.
Le figuralisme hâfézien, p. 245
Envisager autrement le sacré, p.245. Le figuralisme, ici et ailleurs, p.245. Ibn ‘Arabi, p.246. Rouzbéhâne Bâqli de Chirâz, p.247. « Le pont entre l’amour profane et l’amour sacré », p.248. Assumer le désir profane, p.249. Le regard hâfézien, p.249. La ballade 188, p.250. Les « constellations » isotopiques de la ballade 188, p.252. Se sublimer dans le désir de l’Autre, p.254. Condamner l’égocentrisme, p.254. Descendre le Ciel sur la terre, p.255. Le figuralisme, paradigme du désir/sacré, p.256. Le contexte socio-historique où naît le figuralisme hâfézien, p.256.
La typologie des ballades de Hâfèze, p. 259
Un exemple de complexité sémantique dans un qazal hâfézien, p.259. Type 1, lyrisme amoureux p.261. L’utopique du désir, ballade 367, p.263. Type 2, ballades lyriques-argumentatives, p.266. La ballade 25, enfin le vin!, p.266. Type 3, soupir sacré, p.267. Le qazal 403, un bon exemple de la religiosité poétique de Hâfèze, p.267. Type 4, préciosité quiétiste, p.269. La préciosité dans la ballade 413, p.270. La trame précieuse du qazal 119, p.272. Type 5, ballades transcendantales, p.274. Le spirituel dans le qazal 136, p.275. Ce qu’en dit Corbin, p.276. Le Graal, p.277. Les images majestueuses du qazal 179, p.277. La mission d’humaniser le monde, p.278. Hâfèze et le Coran, p.279. Le thème du perroquet, p.279.
DBS, désir/beauté/sacré chez Hâfèze, p.
L’aspiration à la tolérance/civilité, p.282. Hâfèze assume explicitement l’hédonisme, p.282. Reprenons le thème du désir, p.283. [ârézoumanedi]/attente, p.283. Face aux blocages, p.284. La ballade 72, la mise en cause de la Providence, p.286. Le qazal 235, un moment de désespoir, p.288. La ballade 164, le poète abandonné, p.289. Qazals de résistance devant les invasions timourides, p.289. Le frustré égaré, p.289. L’artiste renouvelle l’art/sacré, p.290. La ballade 236, testament de Hâfèze, p.291.
Le spiritualisme puritain appartient au passé, p.
Sa’di préféré à Hâfèze, p.293. Dans vos ouvrages, vous ne parlez jamais de Hâfèze, p.294. Les hâfézologues et les hâfézologiens, p.294. Le traditionnel et la situation actuelle, p.296. Les authenticitaires, p.297. Pourquoi Rostame et pas Farhâde ?, p.297. L’occultation d’Ibn Khaldoune, p.298. Le quiétisme/scepticisme, p. 301. Ce que cache le puritanisme, p.302. Venons-en à la contemporanéité, p.303. La « soif de la modernité », p.304. Notre situation dans le monde global, p.305.
La poéticité / civilité, p. 307
fâl è Hâfèze, ses oracles, p.307. La survivance moribonde de la féodalité, p.308. La profonde frustration devant l’échec de la révolution, p.309. La connivence des intellectuels, p.309. Une société révolue, p.311. Les superstitions poussent comme des champignons, p.311. Le retour à la mystique et les conversions massives, p.312. Le roumisme actuel, un phénomène ambigu, p.313. L’anomie, p.313. La liberté du désir toujours bloquée, p.314. chodane/devenir, p.316. Avant 1979, le clergé…, p.318. La revendication du haq, p.318. L’humanisme iranien, p.319. La hantise du destin est-elle en train de se briser ?, p.320. Aujourd’hui, les « tensions collectives » du système féodal, p.321.
Ma complainte, mal-être, p. 323
Bibliographie, p. 329
Indexe, p. 339
Dans les pages qui suivent, je présenterai mon ouvrage, Poètes persans, désir et civilité (L’Harmattan, 2016), en mettant en relief les points les plus importants de mes études sur la permanence de la civilité qu’ils ont assurée dans la société iranienne au cours d’une histoire très agitée. En quatrième couverture, j’ai résumé ainsi mes recherches :
Cette étude, lettre ouverte à un chercheur iranien, tente de saisir la logique du désir chez les poètes persans, promoteurs de la civilité dans une culture qui, depuis l’islam, connut plusieurs fois les destructions et les atrocités des envahisseurs turco-mongols. De longs siècles furent ainsi vécus comme apocalyptiques, dans le rejet du pouvoir/religieux et l’aspiration à une déité qui assurât la cohésion sociale. Dans un contexte de dogmatisme institutionnel pesant et alors que la menace de l’hérésie pesait sur les poètes, ils soufflèrent, frondeurs, un soupir sacré sur leur poésie. Temps/désir/imaginaire, remède de la tristesse. La construction de l’Autre dans la sublimation de la désirée distingue les poètes lyriques des soufis habités eux aussi par la douce folie amoureuse… mais pour un Dieu condescendant. Le désir induit le sacré ; la comparaison entre les lyriques persans et les troubadours français le montre assez. La poésie persane cultive l’hédonisme miniatural dans l’ornemental, alors que les orientalistes, reproducteurs des traditionalistes, réduisent tout à la théophanie, à travers leur code de l’érudition.
Ce sont surtout les ballades de Hâfèze, l’un des plus grands poètes du monde, qui sont analysées ici. C’est un dissident dont la tentative esthétique a été de rénover le désir/sacré dans la civilité, une civilité à partir de laquelle la société iranienne d’aujourd’hui résiste pour construire la liberté dans un monde possible.
Puisque parmi les poètes persans, j’ai plutôt approfondi la poésie de Hâfèze (14ème siècle) sans doute l’un des plus grands du monde, et puisque sa poésie reprend par réminiscence les poètes qui l’ont précédé – de Khayyâme (11ème-12ème s.) à Sa’di (13ème), Khâdjou (14ème) et Salmâne (son contemporain) –, commençons par le vif du sujet en nous penchant sur sa ballade 47 (reproduit en persan p. 20 et analysé pp. 219-221 de mon livre). Elle réunit les principaux leitmotivs du discours poétique hâfézien :
1) « Près des fleurs, la coupe à la main, dans mes bras mon amante, mon désir ;
« Le roi du monde n’est qu’un pauvre esclave à ce jour.
(2) « Ce n’est pas la peine d’apporter des chandelles ce soir dans cette réception.
« Dans notre banquet, la figure de notre désirée éclaire tout, comme la pleine lune.
(3) « Dans notre religion le vin est licite. Et pourtant, sans ta présence,
« Ô ma fleur, toi dont je regarde la taille de cyprès, le vin devient illicite.
(4) « Mes oreilles sont tendues vers le dire de la flûte et le chant de la lyre,
« Mes yeux regardent le rubis de tes lèvres et la tournée de la coupe.
(5) « Ne mets pas de parfum dans notre festin,
« Nos narines sentent bon grâce à tes cheveux parfumés.
(6) « Ne me parle pas du goût du sucre et de sa douceur,
« Car je prends plaisir à goûter tes douces lèvres !
(7) « Tant que le trésor de mon chagrin pour toi demeure dans mon cœur ruiné,
« Je demeurerai à la rue des débauches, dans les tavernes.
(8) « Pourquoi me parles-tu de l’infamie ? Ma renommée vient de l’infamie !
« Pourquoi me parles-tu de la renommée ? Pour moi, la renommée est une infamie !
(9) « Nous sommes tous fous, des libertins habitant la taverne, des ivres…
« Et qui ne l’est pas dans cette ville ?!
(10) « Ne reprochez rien au policier des mœurs ! Lui aussi,
« Comme nous, il cherche avec acharnement la débauche infinie.
(11) « Accompagne-toi de l’amante, muni du bon vin, ô Hâfèze,
« C’est le temps de la rose, du jasmin et de la fête de la fin du ramadan ! »
Les scansions de cette belle mélodie produisent un rythme original dépassant les schémas métriques établis par les arabisants : fâ’élâtone, fâ’élâtone, etc. Le poème est fait d’une variation syntagmatique/rythmique qui rappelle d’ailleurs la mélodie vive d’un poème de Manoutchèhri (11ème siècle ; p.150 de mon ivre) :
« Levez-vous et apportez l’habit de soie, c’est l’automne !
« La brise fraîche souffle du côté de Khârazme.
« Regarde cette feuille de vigne sur sa branche.
« On dirait la chemise des teinturiers ! »
Dans le premierdistique de la ballade 47, les trois segments iambiques du premier hémistiche présentent trois images/scansions/accentuations qui partent du désir/kâme. Dans le second hémistiche, le désirant transcende tout pouvoir par la puissance de son désir.
– Le distique (2) joue avec la préciosité : la métaphore de la figure brillante de la désirée intervient dans le réel et éclaire l’assemblée. Le poème est destiné à être lu ou chanté dans un banquet. Son sens est dans sa forme, dans son esthétique du désir.
– Le distique (3) inverse l’interdit du vin en islam. Par subversion/rèndi, la proscription est transgressée ; c’est l’amour profane qui constitue la religiosité et la présence de la désirée devient le critère du licite.
– Le distique (4) rappelle le principe du poème lyrique persan, chè’r è qanâ’i, son épanouissement dans le festin, où il est mis en musique, indissociable du vin qui fait oublier la tristesse et incite les fantasmes. Tel est le rôle du vin dans le lyrisme persan, intimement lié à l’harmonie/musique.
– Les distiques (5) et (6) amplifient la sensualité et le doux parfum de l’amour qui, dans le code poétique persan, se restreint souvent à l’évocation des douces lèvres de la bien-aimée et de ses cheveux.
– Le distique (7) s’adresse dans une première lecture à la désirée. Dans un second sens, il est adressé à la divinité. Dans la religiosité poétique iranienne, le désir/sacré sont deux paradigmes qui se combinent par trans-sémie (que je décrirai plus loin). C’est d’abord un procédé récurrent dans le discours soufique, que Hâfèze porte par son éloquence aux cimes poétiques de la dissidence/rèndi. La taverne représente le lieu de réunion des âréfânes, gnostiques, mysticisants ; ce sont des marginaux qui se réunissent dans l’espace de l’extra-muros, loin de la mosquée.
– Les distiques (8) et (9) constituent le comble du rèndi/libertinage. Le désirant est malâmati, celui à qui il est reproché d’avoir transgressé les normes dominantes. Tout se joue d’ailleurs sur la scène sociale, dans la cité. Plus important encore, Hâfèze rejette la mauvaise conscience religieuse.En effet, le jeu pur/impur, imposé depuis toujours par le discours religieux, renie le désir et le concret de la vie/de la ville. Mais ce n’est que de la bigoterie affichée, Hâfèze surprend les cheikhs à boire en privé (voir sa ballade 336).
– Le distique (10). Par ironie, Hâfèze dénonce le pouvoir/religieux. Même le policier des mœurs est travaillé par le désir. La cité ne peut donc que se fonder sur la liberté du désir, sur la liberté et le désir, le poète conteste leur blocage.
– Le distique (11), distique de signature de Hâfèze, place le désir et le vin dans les rituels musulmans de la fête de la fin du Ramadan, il mise sur le profane hédonique, loin de ce que prêche le chari’at.
Mon livre est une lettre ouverte à Djalâl Sattâri, le grand chercheur iranien qui a une centaine de publications en persan, surtout sur le soufisme, la mythologie et l’école de Jung. Il est psychanalyste et a été le disciple de Piaget, mais n’a jamais voulu écrire en français (sauf quelques articles). C’est un esprit encyclopédique qui met l’accent sur le Trait d’union entre l’Orient et l’Occident (c’est le titre de son ouvrage paru en 1975). Sattâri synthétise le savoir oriental et les études francophones au sujet de la culture et de la littérature persanes. J’ai traduit en français un de ses livres, Chahrzâde et sa conversation avec Chahryâr (paru chez L’Harmattan en 2015).
Dans mon ouvrage, je m’appuie sur quelques de ses recherches fondamentales ; la plus importante à mes yeux, c’est son zaminè yè farehaingue è mardome (Fond de la culture populaire, paru en 1991). Ou encore, simâ yè zane dar farehaingue è Irâne (La figure de la femme dans la culture iranienne, paru en 1996). Cependant, comme je lui écris dans ma lettre ouverte, son élan spiritualiste me pose des problèmes.
J’ai travaillé avec le socio-anthropologue Paul Vieille, fondateur de la revue Peuples Méditerranéens. J’ai beaucoup traduit pour lui. J’ai souvent lu et relu les 700 chercheurs et auteurs qui y ont publié des articles. C’est cette proximité avec les chercheurs en sciences sociales qui m’a marqué, plutôt que mes études linguistiques. C’est pourquoi, j’ai voulu appréhender la poésie persane du point de vue socio-anthropologique, j’ai voulu saisir la logique des situations où le discours poétique surgit, j’ai voulu comprendre la subjectivité et l’imaginaire des poètes persans au sein des particularités culturelles iraniennes, dont j’ai voulu expliciter quelques traits. Par exemple, l’instance de la joie et notre lutte éternelle contre la tristesse.
Pour Spinoza, la tristesse opprime le corps et mène à la passivité au service du despotisme. Spinoza revient constamment sur l’idée de la joie comme puissance libératrice du corps. Deleuze explicite bien dans sa préface à l’Éthique, que Spinoza attribue « l’intolérance, la malveillance, la haine, la tristesse et le remords » à l’aliénation que propage le pouvoir/religieux. Tyrannique et pilleur, l’État est encore aujourd’hui considéré par la nation iranienne comme l’Autre absolu et irréconciliable (comme d’ailleurs dans beaucoup d’autres pays, surtout méditerranéens). Cette rupture est motivée entre autres par les rapports de classe en féodalité et par le fait que les iraniens ont été en permanence objet des sévisses infligées par des envahisseurs. Selon Paul Vieille, La féodalité et l’État en Iran (Anthropos, 1975), l’individu a pour seul statut sa place dans le réseau clanique auquel il appartient. Ce qui le protège, ce sont avant tout la famille et les relations/solidarités communautaires qui constituent son honneur. L’individu revendique constamment sa dignité, ou se cantonne dans une suffisance hystérique.
Je vais tenter de bien distinguer le mysticisme et le lyrisme iranien. Au cœur du lyrisme persan, le désir/joie, la mise en mots de la « machine désirante » dont parle Deleuze dans l’Anti-Oedipe, et non pas le mysticisme qui procède par la moralisation, la mortification du corps et du désir, voire par l’esthétique de la mort/néantisation de soi et du monde.
En m’appuyant sur la pratique poétique, mais aussi sur le grand appréciateur de la poésie, Bachelard, je m’écarte d’emblée aussi bien du matérialisme déterministe que du spéculaire platonicien des mystiques. En fait, le mysticisme relève de la pratique sacerdotale et sacrifie tout à un divin absolu. En tant que théologie, le mysticisme propage l’idéologie de toutestallâh !, alors que tout ne peut pas être Dieu, même pour ceux qui y croient. Mais je dois préciser que le toutestallâh vient d’abord de l’islam lui-même ; èslâme signifie étymologiquement : remets-toi entièrement à Dieu, tout en transcendant l’homme en tant que responsable de sa vie. La vision mystique est unicitaire, d’un bout à l’autre vahdate è vodjoude, principe premier. Comme l’affirme Abolqâcème Qani, se cacher derrière le masque coranique permettait aux soufis d’échapper à la persécution des ulémas chari’atiques. Ne connaître et n’aimer que Dieu, c’est rejeter tout intermédiaire et donc le clergé qui tente de faire écran entre l’individu et Dieu.
D’autant plus que les croyants iraniens prient en arabe, qui n’a rien à voir avec les langues persanes. Le toutestallâh signifie encore que le mysticisme s’inspire du néo-platonisme et cultive l’essentialisme/spiritualisme. Mais il est important de souligner aussi, que les soufis reproduisaient en même temps la cohésion sociale et neutralisaient idéalement le pouvoir/religieux, dans la mesure où revendiquer l’unicité leur permettait d’échapper aux conflits entre les sectes musulmanes, voire à la guerre civile entre les diverses groupes religieux, surtout au 12ème siècle. Pour cette raison, les soufis bénéficiaient du charisme. Ils apportèrent de la crédibilité à la religiosité musulmane.
Pendant la période du 8ème au 10ème siècle, d’une manière encore non institutionnelle, par dévotion, les mystiques se retirent du monde et prennent de la distance par rapport au pouvoir/religieux. En outre, le recours à la dévotion, dès la fin du 1er siècle Hégire/8ème siècle, est une réaction morale à un pouvoir islamique impérialiste qui reproduisait la même luxuriance et les mêmes injustices féodales qu’avant l’islam.
Plus tard, avec les cloîtres soufiques, le mysticisme s’institutionnalise dans l’espace des villes et s’intègre dans la collectivité citadine, il crée d’ailleurs un vaste réseau d’assistances sociales au service des démunis et des voyageurs qui diffusaient à leur tour le soufisme. Ainsi, le soufisme tente d’intégrer la cité dans son ambition d’être une nouvelle religion. Plusieurs soufis ont été rejetés, persécutés ou exécutés par le clan chari’atique. Un Bastâmi (11ème s.) refuse l’omnipotence divine imposée par les envahisseurs arabes. Un Hallâdje (11ème s.) combine humanité et déité. Hâfèze dit à son sujet (ballade 136) :
« Il [le guide] répondit : cet ami dont la potence fut plus élevée de sa tête perdue
« N’avait pourtant commis d’autre délit que de révéler les secrets. »
Quant au lyrisme, il s’épanouit à partir des 9ème et 10ème siècles. C’est une période culturelle d’ouverture où les États iraniens locaux protègent et encouragent l’iranité. La poésie pastorale fleurit dès lors, le lyrisme de désir trouve sa meilleure expression chez son précurseur, chanteur et musicien, Roudaki, au 10ème siècle. Avec le déferlement incessant des turco-mongols à partir du 11ème et jusqu’au 14ème siècle, le fondamentalisme est imposé par les ulémas qui, complices des envahisseurs, veulent faire barrage au chi’isme.
L’institution soufique devint peu à peu, à son tour, une sorte d’intégrisme au service du pouvoir/religieux, surtout parce qu’elle se fonde explicitement sur l’idéologie de l’individu/esclave d’un Dieu condescendant et impitoyable. Ceci dit, il faut préciser que leurs confréries étaient aussi des foyers où se cultivaient la musique et la poésie. Les soufis propageaient la poésie d’amour à travers le rituel du chant, dans leurs séances privées ou publiques, mais les novices n’avaient pas le droit d’y voir l’expression profane du désir ! Ce paradoxe schizophrénique est parallèle à une religiosité populaire hybride pas toujours conforme aux règles religieuses.
Quant aux classes populaires, il faut rappeler que les pratiques superstitieuses magiques ont toujours été effervescentes en Iran. C’est d’ailleurs un phénomène universel et millénaire. Depuis toujours, à côté de la soumission au grand dieu qu’imposaient les envahisseurs, la croyance en la force des petits dieux locaux s’est perduré. C’est pourquoi, à partir des invasions turco-mongoles, un quiétisme diffus prit de plus en plus racine dans la culture iranienne. C’est la croyance en Dieu au-delà de l’institution religieuse. On en voit l’expression dans la poésie persane. Divers témoignages indiquent d’ailleurs que tout lettré était imprégné par la poésie. D’une manière générale, d’ailleurs, les gens avaient l’habitude de chanter des poèmes. C’était transgresser l’instance de réglementation (que j’exposerai dans un instant). « Les mots d’amour sont pluriels », ai-je pu constater.
Pour échapper aux atomisations d’aujourd’hui et la rhétorique de la spécialisation restrictive, j’ai tenu à privilégier la perspective d’études horizontales. Or, l’Iran est une civilisation-mosaïque, il a été dès l’antiquité au carrefour de plusieurs autres cultures à l’est et à l’ouest, dans une aire fusionnelle qui s’étend de la Mésopotamie à l’Inde, pour ne pas dire plus loin jusqu’en Chine, que l’Iran influença et par laquelle il fut influencé, en arts visuels par exemple. Surtout, la présence de l’Inde avec ses trois millions dieux a gardé l’horizon culturel iranien très au-delà du monothéisme. Le soufisme persan en porte les traces.
Mais je signalerais surtout le rôle culturel important des courtisanes indiennes ; ces danseuses et chanteuses très cultivées ont été d’ailleurs cristallisées par Chahrzâde, la protagoniste des Mille et Une Nuits. Elles mettent en avant le désir ; leur circulation en Perse avant l’islam et ensuite dans les capitales islamiques est connue. Par la voie andalouse, la France fut influencée par la cortezia ; la présence des courtisanes est remarquable à Venise et à la cour française au 16ème siècle. C’est leur civilité que cultivent les poètes persans, ce sont de vrais Chahrzâde !
Ainsi, je m’appuie sur ce que j’appelle la trans-sémie méditerranéenne qui traduit un brassage civilisationnel millénaire, et la permanente transhumance culturelle méditerranéenne. Depuis des milliers d’années, la trans-sémie a été fructueuse ; depuis sept mille ans, en Méditerranée, les arts visuels dits mineurs en fournissent des milliers d’exemples. La trans-sémie favorise le double langage et la combinaison des paradigmes comme le désir et le sacré. Elle génère le discours métaphorique des soufis, et surtout l’équivocité en poésie.
Hâfèze porte à son comble le recours à la polysémie, à l’ironie et au détournement de sens que favorise la trans-sémie. Par trans-sémie, se cultive l’esprit paradoxal. Par exemple, à une bien-aimée impitoyable s’associe la tyrannie du pouvoir : « Il faut danser sous l’épée de son chagrin d’amour », déclame Hâfèze (ballade 107) ; voir aussi sa ballade 93 (p. 101 de mon livre) :
« Dans ses tresses, un piège, ne te laisse pas prendre, ô mon cœur !
« Elle cache dans ses cheveux, des têtes coupées qui n’ont commis aucun crime.
« Dans cette nuit noire, j’ai perdu le chemin de ma destination désirée.
« Apparais donc d’un coin du ciel, ô astre mon guide !
« Tout chemin que je pris ne fit qu’approfondir mon effroi !
« Horreur que ce désert et ce chemin sans fin ! »
La dénonciation de la tyrannie à travers l’exagération du cœur impitoyable de la désirée est un procédé qui existe déjà au 11ème siècle chez Sanâ’i.
Nous avons depuis toujours joué avec les paradoxes.
Par ailleurs, pour échapper au passéisme a-critique, j’évoque constamment notre présent à côté de la lecture de notre poésie du passé. Je suis parti de la place centrale du désir. Faut-il rappeler que le désir ne se borne pas à la sexualité, comme le conçoit Freud qui enfouit le désir dans le totalisme de l’Inconscient ? J’ai consacré un chapitre aux extrapolations/généralisations freudiennes et leurs incohérences.Si l’on voulait jouer le jeu de Freud, on pourrait d’ailleurs objecter que l’individu travaille le surmoi et que la culture est par définition réfractaire, qu’elle tente constamment de dépasser le modèle imposé par la société patriarcale.
C’est pourquoi il faut plutôt porter le regard sur le devenir individuel et culturel au sein des transformations sociales. Freud a certes raison de concevoir la religion comme motivée par la peur, mais tout réduire à l’Inconscient, l’extrapoler et surtout figer l’individu dans sa petite enfance et dans les rapports « papa-maman- moi », c’est ce que dénonce Deleuze dans l’Anti-Oedipe. C’est Bachelard qui nous vient en aide pour écarter la psychanalyse quand il s’agit de lire la poésie.
Dans son sens général, le désir est le « désir d’être »/aspiration à la réalisation de soi, comme le dirait Sartre. Deleuze met plus particulièrement l’accent sur le lien entre le désir et le champ social. Chez lui, j’ai trouvé la meilleure définition socio-anthropologique du désir, quand il affirme dans ses Dialogues : « Même individuelle, la construction du plan [du désir] est une politique, elle engage nécessairement un ‘collectif’, des agencements collectifs, un ensemble de devenirs sociaux » (p. 110,1996).
Pour ce qui est de l’univers iranien, Zabihollâh Safâ, le grand historien de la littérature persane, Mohammade Mo’ine, encyclopédiste et hâfézologue, ainsi que Qâcème Qani spécialiste du soufisme et de Hâfèze, ont constitué mon point de départ pour saisir le désir/sacré dans la religiosité poétique persane.
J’ai regardé brièvement du côté des poétesses contestataires iraniennes, Râbé’è (10ème s.) et Tâhérè (19ème s.), elles aussi frappées de l’infériorité infligée aux femmes, réduites à l’objet sexuel. C’est une structure que l’islam renforça à son tour. Le clergé ou les soufis perpétuent une très ancienne tradition sacerdotale en condamnant de diverses manières la femme et le désir. Cette tradition impose ce que j’ai appelé l’instance de réglementation (IR).
Sur le plan du mode d’être, l’IR renforce chez les iraniens et leurs poètes l’idée d’un destin/Dieu pesant dans un cadre de vie indépassable. Tout est renvoyé à la volonté divine, comme le constate Paul Vieille (La féodalité et l’État en Iran). En poésie, je pense surtout à la fatalité du destin chez Khayyâme, et en partie à Hâfèze qui s’en inspire.
Par ailleurs, nous savons qu’à partir des Safavides au 16ème siècle, le lyrisme a été rejeté par l’IR chi’ite et que la musique fut interdite publiquement, déclarée impure/nadjèsse/souillure, et les musiciens persécutés. Seule avec la Révolution constitutionnelle de 1905, les musiciens ont été réhabilités et les concerts publics permis. La République islamique est là encore rétrograde.
Épistémologiquement, l’IR reproduit l’attitude spiritualiste qui éclipse le contexte politico-historique, pour refouler tout phénomène socio-culturel dans le Texte ou dans le Livre (comme le Coran). D’ailleurs, les hâfézologiens, pour ainsi dire, qui sont les avatars des théologiens, déclarent explicitement que sur le modèle de la lecture du Coran par le Coran, il faut lire Hâfèze par Hâfèze. En fait, par ce structuralisme sacerdotal, la critique littéraire traditionaliste, qui est a-critique, perpétue le puritanisme mis en place depuis la moitié du 11ème siècle. Ce mode intellectuel déiste s’enfouit dans un totalisme monolithique refermé sur lui-même, pour verser dans le code de l’érudition/Texte/Livre.
L’exégèse orientaliste ne fait pas autrement. Son textualisme tire les œuvres d’art vers le spiritualisme puritain, il fait abstraction du concret de la vie, de la pluralité des formes culturelles ou des diverses combinaisons entre le désir et le sacré. Par là même, écartant l’universalisme, sans tenir compte de la trans-sémie au sein de notre berceau méditerranéen commun, l’orientalisme procède bien des fois par monolithisme et nous réduit volontiers à des animaux religieux !
Voici deux exemples flagrants à ce sujet : le premier, Patrick Ringgenberg (La peinture persane ou La vision paradisiaque, Les Deux Océans, 2006). Il ne voit dans la miniature persane que du mysticisme (il est inspiré par Massignon), alors que la miniature persane mise sur le désir visuel/divertissement profane et nullement sur la transcendance mystique.
Un second auteur, De Fouchécour, dans sa traduction et son exégèse (Hâfez de Chriaz, Verdier, 2006) ramène le lyrisme à la spiritualité, au détriment du désir profane chez Hâfèze, occultant l’hédonisme qui constitue un paradigme bien net de ses ballades. De Fouchécour met tout en majuscule, qui n’existe pas en persan, il fait abstraction du contexte du mot et par tricherie, il n’y a pas d’autre mot, réduit la désirée à l’instance divine.
Tout persanophone sait que même si le genre n’est pas marqué, un mot comme dèlbar désigne la séductrice et non le séducteur comme le traduit De Fouchécour. Dans la ballade 47 que nous avons examinée, la bien-aimée/m’achouq explicitée par Hâfèze, devient chez De Fouchécour Ami (en majuscule et au masculin) ; n’est-ce pas du puritanisme soufique ?
Il met systématiquement le tu en majuscule, comme on le fait en français pour s’adresser à Dieu. D’après De Fouchécour, les distiques 2 à 6 de la ballade 47 parlent de l’Aimé au masculin et en majuscule. C’est donc la divinité soufique qui monopolise ici toute l’affection. Le désir est commenté d’une manière ambigüe par De Fouchécour ; même s’il reconnaît que ma’chouq renvoie à une femme aimée, il a hâte à déclarer, je cite : « rien n’oblige à penser que le terme en question réfère à un être féminin » (p.253) ! Pour lui, le distique (2), je cite : « pourrait aussi bien convenir à la réunion, autour d’un maître, d’un cercle d’initiés soufis » (p.254). C’est de l’extrapolation dans le refoulement du désir et c’est très dommage, vu l’énorme effort que De Fouchécour a fait pendant 17 ans pour composer SON divâne.
M’appuyant sur L’érotisme et le sacré, une recherche importantede Philippe Camby (éd. Dervy, 2006), je rappelle que le désir et le sacré sont distincts mais inséparables, et ce dès les temps anciens de la religiosité féminine, ces temps où prévalait la croyance en déesses. C’est la société patriarcale qui les réprime et les écarte, mais seulement en surface. De même, le sacré a été réduit à partir des monothéismes à un Dieu suprême, à une institution religieuse monolithique, alors qu’il ne peut y avoir que de l’horizontalité dans le sacré. Pour Marcel Mauss, les rituels quotidiens magiques sont créateurs du sacré/collectif. Cette séance où nous sommes réunis reproduit le sacré dans son sens extensif.
Qui plus est, Mauss se « rattache expressément », dit-il, à la « grande théorie » de Preuss : « origine religieuse de l’art, origine artistique de la religion ». Le désir/sacré pousse l’imaginaire à appréhender magiquement le monde (la civilisation indienne en est la meilleure illustration et les arts visuels de partout en fournissent d’innombrables exemples). L’insensibilité aux phénomènes culturels méditerranéens mène les traditionalistes/orientalistes à verser tout dans le déisme. De Fouchécour va jusqu’à considérer Hâfèze comme l’œil de Dieu. Voilà donc que notre grand poète lyrique est réduit à l’instrument de l’inquisition divine !
En fait, De Fouchécour reproduit l’IR par le code de l’érudition, en homme de Dieu qu’il est, il suit les sacerdoces qui refoulent et bloquent le désir en menaçant l’individu par le Père/Peur. Hâfèze rejette constamment ce blocage en dénonçant les dévots/sacerdoces, en rejetant, comme d’autres poètes et soufis persans, les promesses du paradis comme la menace de l’enfer, par exemple dans la ballade 329 :
« Qui est amoureux ne peut échapper à la douleur de la passion ; « Je suis debout et résiste comme la chandelle, ne me menace pas du feu [de l’enfer] !
« Je suis l’Adam qui vient du paradis, mais dans mon passage sur la terre,
« Je suis pris par le désir des belles jeunes filles. »
Ainsi, le désirant brûle comme la chandelle et résiste à l’IR qui impose toutes sortes d’interdits et conditionne les rapports inter-individuels. Cela débouche sur la séparation des hommes et des femmes, comme le constate Paul Vieille dans ses recherches en Iran, malheureusement jamais traduites en persan.
Le pouvoir/religieux impose à travers l’IR le masque social, que Paul Vieille conceptualise comme « frontalité » (La féodalité), façade discursive et moraliste qui caractérise aussi, souvent, le discours politique. Dans une situation officielle, le discours de face fonctionne comme un masque social qui altère la sincérité du langage intérieur ou du dialogue spontané. La frontalité est à l’antipode du dire sincère chez les classes populaires et chez les femmes. Elle constitue le code discursif du religieux/pouvoir qui impose des interdits verbaux, surtout au sujet du sexe et du désir. La frontalité marque également bien des fois le code de l’érudition. La poésie hâfézienne s’en prend vivement au discours frontal. Par exemple, dans la ballade 194 :
« Les sermonneurs qui exhibent [leur dévotion] sur la chaire de la mosquée,
« Font autre chose quand ils sont à l’abri des regards. »
Comme le constate Paul Vieille, les interdits imposés séparent l’iranien et l’iranienne qui souffrent de l’incommunication, tous les deux frustrés dans leur rapport au sexuel et au désir, ce qui endeuille le rapport à l’Autre. Une autre conséquence en est ce que j’appellerais l’érotisation mâle, pédérastique et homosexuelle, une pratique millénaire qui, après l’islam, apparaît nettement dans la poésie arabo-persane sur le vin, khomryâte, une réaction à la bigoterie sacerdotale islamique qui prohibe le vin et bloque le désir. Or, les lyriques persans ont combattu l’érotisation mâle en transcendant la désirée associée au vin, ils ont transcendé l’Autre dans une éthique lyrique individuelle qui élève la désirée dans la sublimation de soi, pour exprimer l’aspiration à un statut refusé à l’individu. Il suffit de regarder les distiques de signature de Hâfèze où il s’envoie systématiquement des fleurs ! En France, les troubadours faisaient de même.
Avec les invasions turco-mongoles à partir de la fin du 10ème siècle, le soufisme lui-même fut de plus en plus instrumentalisé par les envahisseurs qui deviennent alliés d’un califat de Bagdad perdant de son autorité. Comme le précise Z. Safâ, « L’axe iranien du califat devient désormais un axe turc ». Afin de mieux régner, les envahisseurs encouragent la prolifération des cloîtres soufiques pour créer de la concurrence avec l’institution des ulémas. Ainsi, aussi bien les clercs que les soufis deviennent les complices de l’État des envahisseurs.
Dés le début du 11ème siècle, le fondamentalisme commence à s’imposer avec Mahmoude Qaznavi qui était par ailleurs un tyran débauché et protecteur des poètes persans dans sa cour. Les Saldjouqis qui succèdent aux Qaznavis toujours au 11ème siècle, durcissent davantage le fondamentalisme.
Plus tard, au 13ème siècle, les soufis vont jusqu’à partager avec les Mongols le très rentable commerce international. Ils deviennent un pilier de l’État. Dès le 12ème siècle commence la dénonciation des soufis par les poètes, jusqu’à leur condamnation ouvertement acerbe par le grand poète mystique ‘Attâr au 13ème et par Hâfèze au 14ème siècle. C’est que, en outre, les écoles religieuses et les cloîtres soufiques étaient devenus espace de la promotion sociale et foyers de l’éducation des cadres juridiques. C’était un milieu propice aux cercles et aux lobbies de l’État.
A cette structure socio-religieuse et à toutes sortes de corruptions s’ajoutent les exactions des envahisseurs et leurs conflits intestinaux interminables dans une économie politique belliqueuse créant une instabilité permanente. Les temps sont vécus comme apocalyptiques, le monde est trop traître et chimérique. Dès la moitié du 11ème siècle, les poètes lyriques, devenus frondeurs, versent dans la dissidence, s’affirment des rèndes/libertins qui mettent ouvertement en cause la croyance en rituels religieux et ses promesses d’outre-tombe. Ils n’épargnent pas l’institution soufique, que les débauches et la pédérastie gagnaient de plus en plus.
Les poètes expriment la déréliction/le sentiment d’abandon qui frappe le peuple martyrisé/traumatisé. Les poètes, tourmentés, se plaignent constamment : Dieu tout comme la bien-aimée les ont abandonnés, ils insistent pourtant métaphoriquement sur la nécessité de la justice/déité.
Les lyriques insufflent dès lors un soupir sacré sur leur poésie, dans leur tentative de rénover le sacré à travers la transcendance du désir. Ils se sentent mal dans leur peau, le mal-être leur fait dire qu’ils sont des malâmatis, en bon français des voyous, des renégats, qui se condamnent à la blâme, ils se déclarent fous (« Nous sommes tous plus ou moins fous », dira aussi Baudelaire), des passionnés déséquilibrés et déshonorés (comme on l’a vu dans la ballade 47 de Hâfèze), ils déclarent que leur vie est brûlée, qu’ils sont victimes du mépris de la désirée, de Dieu et du pouvoir. Ils se disent des exilés dont le chagrin devient des larmes.
Khayyâme se demande dans un de ses quatrains (traduit p. 99 de mon livre) :
« Si le maître du monde a conçu la configuration des natures,
« Pour quelle raison l’a-t-il jeté dan le manque et la disharmonie ?
« Si le but était l’harmonie dans le monde, pourquoi l’a-t-il brisée ?
« Et si tel n’était son intention, d’où viennent alors ces disharmonies ?»
Ici, on est loin du pathétisme des lyriques. Dans ses quatrains lyriques, Khayyâme s’appuie sur tout une conviction orientale très ancienne qui défie la tristesse/pouvoir/monde profondément instable, tradition déjà présente, par exemple, chez Roudaki :
« Vis joyeusement en compagnie de belles joyeuses aux yeux noirs.
« Le monde n’est que mythe, il n’est que vent. »
(…) « Ce monde n’est que vent, il n’est que nuages et mythes.
« Apporte du vin, buvons ! Advienne que pourra ! »
En un mot, c’est la frustration vécue dans la déraison, semblable au phénomène que Foucault constate au sujet de la France médiévale, quand le despotisme de l’Église semait la terreur, mettait en garde contre le péché de la chaire et condamnait le désir sous toutes ses formes. L’Église considérait la poésie des troubadours ou même les vitraux des églises comme luxurieux !
Les lyriques persans étaient accusés d’hérésie, certains d’entre eux ont été persécutés ou exécutés : Khayyâme au 11-12ème siècle, Mas’oude Sa’d au 12ème, Kamâl-èd-Dine Èsfahâni et ‘Attâr au 13ème, Hâfèze au 14ème. D’autres prirent le chemin de l’exil, comme le père de Roumi, lui-même un soufi.
A partir des invasions turques, malgré la destruction des villes iraniennes, pendant leur reconstruction et partout où il y a eu développement urbain, surtout au Khorâçâne et dans les contrées de l’est, à la suite de l’anarchie morale et sociale, à la suite de l’anomie/exagérations/déséquilibres et devant les exactions atroces des envahisseurs, des mises en cause profondes ont eu lieu. Parfois la population se révolte devant les injustices insupportables qu’elle doit endurer. Les paysans et paysannes sont déshonorés et violés, ils doivent payer un impôt même pour l’ombre de leurs arbres, les artistes/artisans sont traités avec mépris, ils doivent même faire la corvée dans les ateliers des Mongols. Les soufis grondent certainement en privé et pour le moins implicitement dans leurs écrits, les chi’ites se montrent subversifs. Le soufisme et le chi’isme ont d’ailleurs été souvent associés, dont fait écho l’islam populaire, comme le démontre bien Sattâri dans Fond de la culture populaire.
A travers ce que j’appelle la PARA-sémie, je me penche sur le rapport ambigu des poètes courtisans et les princes. Même panégyristes se déclarant, je cite, « chiens » de leurs maîtres, ils tiennent à rappeler leur supériorité par rapport aux mécènes ou dénoncent ouvertement les injustices sociales, se retirent souvent de la cour vers la fin de leur vie (comme certains troubadours français).
A partir de la seconde moitié du 11ème siècle, par esprit de révolte dans les villes, se forme le genre de poésie frondeuse, chè’re è chahr âchoube, qui déclenche la rébellion dans la ville. Les poètes composent en honneur du peuple révolté, ils font surtout l’éloge des artisans qui organisent les contestations à travers leurs coopératives dans les bazars. Il faut rappeler que les poètes et les artistes/artisans étaient très solidaires.
Au 12ème siècle se crée un autre nouveau genre de poésie, sarcastique et d’insulte en ridiculisant tout. Les poètes s’insultent, c’est un genre qui a été pratiqué par des panégyristes de renom comme Khâqâni (12ème siècle) et à sa suite Anevari. Or, quand les poètes s’insultent, on peut imaginer le déséquilibre dans l’enfer de la société iranienne. Ceci dit, tout n’est pas noir ou blanc. Les envahisseurs turcs ont été en même temps propagateurs de la littérature persane et protecteurs des poètes, même si ceux-ci abandonnent de plus en plus le panégyrique et l’éloge des princes, cultivant plutôt la poésie morale et la critique sociale, et surtout le qazal/ballade, une forme lyrique courte et personnelle, ce qui est signe de l’aspiration à l’individualité autonome.
Dans l’ensemble, à partir du 11ème siècle, l’Iran se trouve dans l’extrême instabilité, dans une mosaïque de cités-États ayant affaire à de multiples invasions de tous les côtés et en permanence. Les atrocités sont intenses, l’angoisse profonde et en même temps les créations poétiques et artistiques prolifèrent partout, grâce aux rivalités claniques entre les pouvoirs locaux. En un mot, un grand effort civilisationnel fut entrepris pour compenser les destructions et l’effondrement moral. Dans une société anomique, que fauchait le fondamentalisme, il existait des îlots où s’épanouissaient des intellectuels, des poètes et des artistes, formés dans des écoles de haute qualité.
Un poète chi’ite, Sanâ’i (de la seconde moitié du 11ème-première moitié du 12ème siècle), est le précurseur des frondeurs/rèndes/dissidents en poésie. Il se fait porteur des contestations dans les villes, il dénonce l’absurdité de la vie, il répond par la moralisation contestataire à la corruption sociale, politique et religieuse. Sa protestation est dans la lignée des chi’ites qui combattaient les ulémas sunnites devenus fondamentalistes. Sanâ’i abandonne le panégyrique et se met à l’écoute des soufis grondeurs qu’il visite surtout au Khorâçâne, l’est et surtout Balkh étant encore à l’époque le plus grand foyer de la culture persane.
J’ai suivi de diverses façons l’éloquence et les questions esthétiques dans le discours des poètes persans. Je dois surtout souligner leur romantisme, leur sentimentalisme contestataire, leurs tourments, leur recours à la préciosité et leur expression miniaturale du désir, à travers un code ornemental. A voir de près, un poème lyrique constitue l’instant de l’esthétique poétique fondée sur le temps/désir/imaginaire, TDI. J’examine les diverses représentations du TDI chez les poètes persans.
J’ai comparé les lyriques iraniens et les troubadours français, dans les deux contextes féodaux convergents et divergents. Il faut bien parler de la poésie d’amour PERSAN (et non poésie d’amour persane, parce que c’est un amour miniatural exprimé à travers un code poétique). La comparaison entre le lyrisme persan et les deux lyrismes arabe et français médiéval révèle que ceux-ci décrivent plus ou moins concrètement la désirée/personne aimée, ils indiquent le cadre spatio-temporel, alors qu’un poème d’amour persan parle certes du vin matinal ou nocturne, ou du jardin d’agrément et du banquet, mais le reste, y compris la désirée, est décrit par quelques traits floraux/ornementaux.
Autrement, à part les diverses expressions de la sensualité, l’érotisme n’est pas explicité. Sauf pour ce qui est des douces lèvres de la désirée, le nectar enivrant qui rajeunit ! La littérature pornographique sous la manche était fleurissante, alors que pour envoyer un baiser à la désirée, Hâfèze le fait via satellite en l’envoyant à la lune ! Il y a de rares exceptions qui le font d’une manière implicite : quelques qazals de Farrokhi (première moitié du 11ème siècle) ou de Sanâ’i dans sa première période de panégyrique, quelques passages de Gorgâni (11ème siècle) ou de Nézâmi (12ème siècle), deux ou trois ballades du cheikh Sa’di (13ème siècle), gourou de la confrérie qu’il avait fondée à Chirâz. Au 13ème siècle, le masque social soufique tombe donc peu à peu à Chirâz. D’ailleurs depuis longtemps, des mystiques poètes sortent déjà des écoles soufiques, produisant un lyrisme théophanique plutôt argumentatif.
Venons-en à Hâfèze è chirâzi. Chirâz fut relativement épargné par les Mongols et ce jusqu’aux destructions timourides à la fin du 14ème siècle. Il devint par conséquent un foyer culturel important où venaient s’abriter les savants et les littéraires de partout. Cependant, les chirâzis perpétuaient la tradition frondeuse des trois siècles précédents (ils resteront d’ailleurs frondeurs jusqu’au 19ème siècle, comme en témoigne Gobineau, au 19ème siècle). A Chirâz, les princes descendants des Mongols étaient très sensibles à l’organisation populaire des quartiers qui se rebellaient parfois contre les gouvernants ou, au contraire, aidaient les princes à repousser les invasions. Tout au long de l’histoire de ces quelques siècles, dans certains cas, les pahlavânes/héros populaires/forces de l’ordre des quartiers se révoltaient, le peuple chassait même parfois le gouverneur de la ville ; ce fut le cas à Tabriz au 12ème siècle.
Hâfèze le dissident/rènde, né en 1326, est un enfant du mouvement social de Chirâz. Il est le poète organique de la ville, il situe sa poésie dans la cité. Il fut inspiré par Sa’di, mais aussi directement par Khâdjou, son aîné, avec qui il avait des tête à tête. Les œuvres romanesques rimées de Khâdjou et d’autres poètes contemporains de Hâfèze, comme Salmâne et ‘Obèyde Zâkâni avec lesquels il était en correspondance poétique, montrent par ailleurs que l’intention moralisante des siècles passés a été abandonnée à Chirâz du 14ème siècle, au profit du destin profane et de l’expression de la machine désirante.
A rappeler aussi qu’au 14ème siècle, une école originale de miniature surgit à Chirâz. Dans ce contexte, Hâfèze cultive le figuralisme, mouvement du renouveau du désir/sacré. C’est une évolution importante mise en vogue dès le 12ème siècle par le mystique Nadjmèd-Dine Kobrâ, le gourou de plusieurs grands soufis iraniens. Les soufis introduisaient ainsi le profane ‘âlame è madjâz, le monde figuré, dans la vérité de l’amour, ’âlame è èchq è haqiqi, autrement dit l’amour divin. A son tour, aux 12ème-13ème siècles, le soufi Rouzbéhâne Bâqli Chirâzi tente d’établir « le pont entre l’amour profane et l’amour sacré ». Avec le figuralisme, il s’agit de voir la bonté divine dans le monde et son reflet dans la figure féminine. C’est donc la tentative de réhabiliter le profane et la femme. D’après Ibn Battouta qui visita Chirâz à l’époque de Hâfèze, les femmes marquaient leur présence sur la scène sociale en se rendant par milliers aux prières de vendredi.
Par ailleurs, la poésie de Bacehaq Ate’amè, un poète contemporain de Hâfèze et qui parodiait les poèmes du grand poète en les traduisant en langage culinaire/en mets caractéristiques de Chirâz, montre également qu’il y a invitation du lyrisme sur le terrain des femmes.
Voici un bel exemple du figuralisme hâfézien (ballade 188, reproduite pp. 244 et 251 de mon livre) :
« Ceux qui ignorent nos jeux de regard sont étonnés.
« Je suis comme je me montre, à eux de juger comme ils l’entendent.
« Ce n’est pas seulement dans mes yeux que brille sa figure,
« Le soleil et la lune tournent le même miroir.
« Ne demande pas à la chauve-souris de décrire le visage du soleil.
« Dans ce miroir, même ceux qui connaissent les questions sont sidérés.
« Les sages sont certes la pointe du compas de l’existence,
« Le désir sait pourtant combien ils s’égarent dans ce cercle !
« Si le vent emporte ton odeur au demeure gai des âmes,
« La raison et l’esprit sacrifieront humblement l’essence de leur être.
« A moins que la manière de tes yeux m’apprenne le comment,
« Sinon tout le monde ne sait s’adonner à l’ivresse dans la délicatesse.
« Prétendre aimer l’amante et s’en plaindre… Quelle fausse prétention !
« De tels désirants méritent la séparation.
« C’est Dieu qui fit le pacte entre nous et les lèvres de celles dont la lèvre est douce.
« Nous sommes tous des esclaves et elles, nos déesses !
« Nous sommes des besogneux, l’envie du vin et de la débauche nous ronge…
« Ah ! si notre vieux froc laineux n’est pas accepté en gage !
« Qu’importe si l’ascète ne comprend pas le libertinage de Hâfèze ;
« Le démon fuit ceux qui lisent le Coran ! »
Je reproduis ici une partie de mon analyse de cette ballade (pp. 251-254 de mon livre). Le premier hémistiche rappelle que Hâfèze se range parmi les malâmatis. Si l’on procède par une lecture trans-sémique, il implique un rapport affectif intime entre le poète et la divinité. L’agapè, l’amour du Créateur pour la créature, est affiché (au contraire de l’amour narcissique de la divinité pour elle-même dans le soufisme). L’individualité est assumée chez Hâfèze de cette manière. Cependant, le ‘èchq/désir implique plutôt la souffrance du mal aimé. Dans la ballade 188 et toute une série de ce genre de qazal hâfézien, est exprimé l’amour mutuel entre le sujet/désirant et la divinité/désirée (parfois à travers le miroir, thème qui apparaît dans une trentaine de qazals hâféziens). En effet, nazar est polysémique : aussi bien regard que pensée ou doctrine. nazar-bâzi est alors jeu de regards entre les amants, mais aussi échanges entre deux pensées, deux regards. Ceux qui ignorent mon dialogue amoureux avec la divinité, ne me comprennent pas, ils sont comme ces soupirants prétentieux qui se plaignent de leur passion. Le désirant se projette sur le cosmique où brillent le soleil et la lune, splendides lumières qui se reflètent dans mes yeux/miroir. Et mon regard contemple ma désirée dans les cieux. Les sages/agents de l’IR, sacerdoces gardiens de la bienséance, fuient les fous d’amour (effectivement, le légalisme condamne la passion pour la divinité). Ce sont des aveugles, des chauves-souris. Ils tiennent certes un discours et s’abritent derrière le masque frontal, mais s’égarent dans le cercle discursif et le monde. En effet, le contexte permet d’affirmer que Hâfèze entend par le cercle du compas, l’ici-bas.
Les « sages » tiennent le langage de l’IR. Ils sont en outre ceux dont se méfiait Jean Scot (le théologien irlandais du 11ème siècle, dont la théosophie est amplement analysée par Edgar de Bruyne, dans Études d’esthétique médiévale, Albin Michel, 1998) ; ce sont des agnostiques qui ne partent pas du cœur, ne procèdent ni par intuition, ni par contemplation (sur laquelle d’ailleurs Thomas d’Aquitain fondait son mysticisme ; cf. Wautier d’Aygalliers, « Le christianisme dans le monde féodal », in Histoire générale des religion, sous la direction de Maxime Gorce et Raoul Mortier, volume 3, Aristide Quillet, 1948). Quant à Hâfèze, il atteint le sacré à travers sa gnose libertine dans le TDI. Ce qui implique la mise en cause du discours sacerdotal/patriarcal. Celui-ci est représenté, dans une inversion trans-sémique, par le démon qui fuit devant le désir et les préoccupations des sâhèbe-nazar-âne, le cercle des intellectuels gnostiques. Plus précisément, Hâfèze inverse le thème du dévot/lecteur obsessif du Coran, opposé à l’hérétique. Ce n’est pas celui-ci qui est démon, mais le dévot. Par un regard cosmique et amoureux, la poéticité hâfézienne rappelle par ailleurs dans la ballade 188, l’antique religiosité féminine où le désir et le sacré s’entrelaçaient intimement.
Voici un listage des éléments isotopiques des champs sémantiques ouverts de ce qazal, pour en saisir les associations/représentations. A travers le figuralisme, celles-ci expriment l’ouverture qu’opère Hâfèze, par trans-sémie, dans le sacré au sein des liens établis entre l’instance énonciative, le regard, le kâme/désir/corps, les éléments cosmiques, le mouvement/action/qualité/jugement, les références valorisées et les contre-valeurs qui y correspondent :
* (Instance énonciative)- nous, moi, toi, lui, miroir où se reflètent je/tu, un miroir qui fait du narcissisme le désir de l’Autre ; lui/elle, tout le monde ; Ah !, si…, qu’importe !
* (Regard)- mon regard, nos jeux de regard (ce qui implique aussi le miroir), sa figure brille [dans mes yeux/miroir].
* (Corps/désir/kâme)- sa figure, son visage, compas/cercle/espace de l’existence, ton odeur/demeure (espace), tes yeux, les lèvres de celles dont la bouche est douce, ivresse. Le corps n’est pas renié comme chez les soufis, voire la faiblesse du mâle devant la femme/désirée est avouée. C’est le rènde qui parle de l’intérieur des tentations qui le conditionnent. L’évocation du sacré au sein du concret du désir défait, ainsi, la frontalité de l’IR.
* (Espace)- soleil, lune, vent (éléments cosmiques). Il faut préciser en outre que la désirée est qualifiée aussi bien comme soleil que lune, mais c’est la lune qui l’emporte. D’ailleurs, par métaphore, la désirée est appelé en persan mah ou mâh, la lune. Dans plusieurs autres cultures, la lune et le soleil s’opposent plus nettement en masculin/féminin (cf. Durand). La culture iranienne a donc gardé le souvenir de l’ancienne religiosité féminine. D’autres éléments de l’espace : le centre du compas, le cercle. Certains qazals hâféziens indiquent que celui-ci est le monde où nous sommes. Plus particulièrement, il s’agit de la sublimation de soi dans la transcendance de la passion et de la divinité dans le miroir (narcissisme déiste/altruiste). Soleil et lune, ces lumières d’en haut, renvoient à une lumière située plus haut. Ils font partie, comme le poète, du cosmos où rayonne le désir comme la divinité. C’est une « contemplation monarchique » (Bachelard cité par Durand, p.152, qui affirme que dans cette contemplation il faut voir « une intense vibration du surmoi », p. 170).
* (Mouvement/état/action/qualité/jugement)- je suis comme je me montre ; ceux qui connaissent les questions ; ils tournent [comme moi] le même miroir (image de danse à l’occasion du festin) ; sidérés/étonnés ; ils se sacrifient humblement ; la manière de tes yeux m’apprend le comment ; Dieu fit le pacte ; Ah ! si notre vieux froc laineux n’est pas accepté en gage ! ; (l’ascète) ne comprend pas, il fuit.
* (Références valorisées)- ceux qui connaissent les questions ; désir, âmes, esprit, essence de l’être, la désirée, Dieu, déesses, ivresse dans la délicatesse (ce qui renforce la civilité inspirée du miniatural, présente dans la musique et la miniature persanes) ; libertinage de Hâfèze ; ceux qui lisent le Coran.
* (Contre-valeurs)- ignorants, chauve-souris (aveugles), sages, le centre du compas [=l’égocentrisme], le cercle [qui suggère ici un cercle vicieux], égarés, tout le monde, fausse prétention, esclaves, besogneux, rongés par l’envie du vin et de la débauche ; ceux qui sont incapables de délicatesse ; notre vieux froc laineux [qui rappelle par ailleurs notre corps incongru et le dévot], ascète, démon…
Ce qui est fascinant chez Hâfèze, outre sa virtuosité incomparable en art poétique et ses images esthétiques et grandioses dans ses 500 qazals, c’est la portée de sa réflexion sur l’affectivité et la métaphysique du désir/sacré.
Hâfèze attaque de front la tartufferie des sacerdoces, dévots, sermonneurs ou soufis. En un mot, il condamne ce que le pouvoir/religieux a institué.
Les iraniens l’appellent Khâdjè Hâfèze è chirâzi, Monsieur Hâfèze de Chirâz, et pas le cheikh, alors que Sa’di est appelé cheikh. Ils lui donnent aussi le surnom de léçân-ol-qèybe, « la langue de la divinité », ils tirent les augures à partir de ses poèmes ; de son vivant, ils pratiquaient le fâl è Hâfèze, il était déjà tellement fameux et populaire. D’après Rastégâr Façâ’i, il faisait partie du cercle des intellectuels gnostiques dissidents/rèndes. Hâfèze est un penseur-monde qui aspire à concevoir un Homme autre ; sa ballade 461, par exemple :
« Ceux qui cherchent le plaisir et le confort n’ont pas de place dans la rue des libertins.
« Il nous faut des quêteurs qui brûlent le monde, et non des frivoles sans souci.
« L’Homme n’existe pas dans le monde terrestre.
« Il faut un autre monde et construire un nouvel Homme. »
Hâfèze tient à dépasser les disharmonies qui affectent la vie ; il déclame dans la ballade 87 :
« Tous ensemble on peut prendre le monde. »
Et dans la ballade 367 (que j’analyse pp. 263-266 de mon livre) :
« Viens ! Éparpillons partout des fleurs et versons le vin dans la coupe !
« Viens ! Fendons le ciel ! Concevons un nouveau projet !
« Si la tristesse mobilise toute une armée pour verser le sang des amoureux,
« Nous nous unirons, l’échansonne et moi, nous l’anéantirons ! »
Un hâfézologue contemporain, Mahmoude Èstè’lâmi, établit trois types de poèmes chez Hâfèze : poèmes d’amour, poèmes libertins/rèndi et poèmes mystiques. Sur cette base, j’ai établi les cinq types suivants : premier type) le lyrisme désirant, soit la plupart de ses poèmes. Deuxième type) des poèmes argumentatifs critiquant surtout le pouvoir/religieux. Troisième type) des poèmes trans-sémiques où un soupir sacré traverse le discours poétique amoureux et libertin (comme le distique (7) de la ballade 47 et la ballade 403 présentée ci-dessous). Quatrième type) des poèmes conçus dans la préciosité. Cinquième type) un certain nombre de ballades entièrement transcendantales où la religiosité poétique hâfézienne s’exprime à travers son DBS, désir/beauté/sacré.
Voici la ballade 403 de Hâfèze (pp.194 et 267-269 de mon livre) :
« Tes cheveux musqués virevoltent comme un champ de violettes,
« Ton rire, de sa gaieté, déchire le voile de la rose.
« Ô ma belle fleur odorante, ne brûle pas ton rossignol !
« Il te prie sincèrement toute la nuit, toutes les nuits.
« Mon cœur sensible qui se blesse même par le doux soupir des anges,
« Supporte pour toi, les blâmes et les murmures malveillants des autres.
« Vois le bonheur du désirant qui, démuni mais fier,
« Méprise comme un mendiant les richesses du trône !
« Le froc du dévot et la coupe du vin sont certes incompatibles,
« Et pourtant, regarde le mélange de mes images pour te plaire !
« La passion du vin d’amour fait arrêter mon souffle.
« Que cette tête habitée par ton désir devienne la poussière de ta porte !
« La plus haute place dans le palais de mes yeux… C’est là que ton image se prélasse !
« Je prie, ô mon roi, que tu y prennes réellement place !
« Ton visage est un beau jardin, surtout qu’au printemps de la beauté,
« L’éloquent Hâfèze est devenu l’oiseau qui chante pour toi ! »
Ainsi, il faut éviter les pièges du spiritualisme qui fausse le spirituel. Les poètes désirants descendent le Ciel sur la terre, autrement dit, ils rénovent le Ciel à partir du concret de la culture.
« Hâfèze » est le nom de signature de Chams-od-Dine Mohammade, « le soleil de la religion ». Le mot hâfèze désignait aussi bien ceux qui connaissaient par cœur le Coran, que les chanteurs à répertoire ; les hâfézologues le rappellent rarement. La musique est un thème très récurrent chez notre grand poète mysticisant qui se déclare « le mystique sans confrérie ». Il cultive une civilité misant sur la tolérance et fait constamment appel à un Dieu clément qui pardonne les fautes. Il conseille de dépasser la tristesse, de ne pas se laisser faire par la pauvreté, il se considère d’ailleurs un darviche, un mystique itinérant démuni (au 14ème siècle, l’économie iranienne était en récession. Quant à Hâfèze, il se débattait pour sa survie). Par ailleurs, à ses yeux, l’hédonisme n’est pas incompatible avec la foi. Dans ses ballades, le désir profane, le sacré et l’utopique se cristallisent dans le concept de ârézoumanedi, dont le champ sémantique englobe le désir, le vœu, l’aspiration, l’idéal et l’attente.
Le désir parle et la quête du sacré se heurte au mur d’un réel atroce. Aux moments du désespoir, Hâfèze se plaint parfois d’un Dieu qui déraille et qui ferme les yeux devant les injustices du monde.
Vers la fin de sa vie, il compose des poèmes où il encourage les princes à résister devant le danger imminent de l’invasion de Tèymour le boiteux, dit Tamerland. Hâfèze fait l’ombre aux poètes qui le suivent et vivent des époques décadentes. Il sait lui-même qu’il est unique.
J’en viens à la dernière partie de mon ouvrage, où j’expose brièvement l’attitude des iraniens face à la politique génocidaire et écocidaire du régime actuel, un régime fondé sur la rente pétrolière et qui pourrit dans l’impasse de l’ex-chah. La dépendance à la Chine et à la Russie a empiré la situation. Le véritable système économique iranien actuel, c’est le pillage de ses richesses par des mafieux-militaires et la classe rentière ; des sommes à hauteur de 1000 milliards de dollars ont disparu. Des millions de personnes vivent dans les bidonvilles, voire dans les zones désertes autour de nombreuses grandes villes. Autre dérision atroce : vers cinq cents mille personnes se font tuer ou blesser annuellement dans les accidents de la route. Aujourd’hui, la pollution tue des milliers et des milliers de gens. A la suite des abus, les nappes phréatiques sèchent rapidement, des rivières entières disparaissent. N’est-ce pas comme les séquelles d’une guerre, une dissémination ?
La misère frappe aussi désormais les classes moyennes, le chômage est angoissant (et surtout chez les jeunes), la cherté de la vie fait rage et déclenche fréquemment des révoltes.
L’État théocratique tente de survivre à coup d’une dure répression (il existe plus d’un million de personnes engagées comme « forces de l’ordre »), au sein de l’anomie et du chaos qu’il a créé à partir des vestiges claniques de l’ancienne féodalité. Il fonctionne d’ailleurs sur le mode des envahisseurs – les iraniens considèrent que les exactions actuelles sont pires qu’au temps des Mongols ! Les répressions, les injustices et les spoliations sont légitimées au nom de l’ « ordre islamique », alors que la communauté traditionnelle iranienne s’est totalement effondrée. Concrètement, l’actuel régime iranien est lui-même le produit de la mort de la communauté traditionnelle, dans une déstructuration sociale très profonde.
Par une IR dictatoriale, le deuil, les rituels religieux et le discours clérical le plus rétrograde sont imposés, mais la société y résiste de plusieurs façons. En guise de résistance, elle tente de reproduire constamment la joie et le rejet de la dictature cléricale. Les femmes désobéissent, refusent de porter le voile, tentent de réaliser dans leur vie concrète la modernité. La théocratie a beau vouloir contrôler tout, ajouter des interdits ridicules les uns aux autres, amplifier la tyrannie, la société iranienne (qui est pourtant profondément dépendante de l’État nourricier) s’appuie sur les nouveaux moyens de communication pour animer la réflexion collective, assurer la cohésion sociale et organiser la résistance.
Désormais, des agents de l’arrestation/exécution sont attaqués, surtout les curés sont de plus en plus lynchés en pleine rue.
Il faut souligner que la société iranienne a connu une grande transformation, elle est devenue quasiment urbaine, ce qui implique des libertés citadines de fait qui se sont imposées depuis une cinquantaine d’années, et dont la grande révolution iranienne de 1978-79 a été l’expression. Le chi’isme populaire en a été certes le drapeau, éclipsant les revendications citadines ; les penseurs qui prêchaient un islam progressiste comme Chari’ati et Tâléghâni ont été assassinés ; Bani-Sadr qui voulut introduire des réformes économiques nécessaires pour l’indépendance fut écarté par un coup d’État. Dans l’ensemble, les intellectuels n’ont pas su jouer leur rôle.
Depuis 1979, les iraniens ont joué constamment avec les élections afin d’affaiblir le pouvoir en aiguisant les conflits entre les fractions rivales et revendiquer de diverses manières les droits humains et civiques. La civilité de nos poètes et leur politique du désir y sont sans doute pour quelque chose : politesse/délicatesse/transcendance de l’Autre dans la sublimation de soi à travers le désir miniatural producteur de civilité. La chanson et la poésie résistante d’aujourd’hui reproduit cette politique.
« De tes cils noirs, tu as pénétré de mille manières ma religion.
« Viens, pour que de tes yeux ivres je guérisse mes mille douleurs !
« ô toi, compagne de mon cœur, tu as oublié tes amis.
« Qu’il ne vienne jamais le jour où même un instant je laisse ton souvenir !
« Ce vieux monde est éphémère, il n’a aucun fondement, il tue les jeunes Farhâde.
« Son charme et sa tromperie ont attristé mon âme et mon corps, Chirine » (…)
(Hâfèze, ballade 346 ; en voir l’analyse, pp. 228-229 de mon livre)
En effet, les poètes courtisans avaient un impact indéniable sur leurs mécènes (iraniens ou turcs) pour combattre la dureté de l’IR. A côté des arts visuels et la musique, la poésie persane a été le lieu d’un espoir/renaissance qui a tenté de se relancer sans cesse, dans la sauvegarde d’une langue/nation à travers un langage artistique.
En dernière analyse, la formation culturelle iranienne ne se restreint pas historiquement aux rapports triangulaires État-clergé-nation, comme l’explicite Paul Vieille (« L’État périphérique et son héritage », in Peuples Méditerranéens, nº 27-28, L’État et la Méditerranée, avril-septembre 1984). Il existe un quatrième paradigme culturel persan, à savoir la civilité, que nos poètes ont su promouvoir à travers le désir. Paradoxalement, bien des fois, et pendant de longues périodes, alors que le chaos menaçait sérieusement le pays, la civilité iranienne se reproduisit dans la résistance, dans la fronde, dans le soupir sacré poétique, dans le lyrisme de désir qui, par l’esthétique, transcende les hommes/femmes malheureux.
Dès Roudaki, notre poète lyrique du 9ème-10ème siècle, jusqu’à aujourd’hui, en passant par Ferdowsi, Khayyâme et Hâfèze, deux ou trois choses sont constantes dans la culture iranienne, malgré toutes les contraintes :
– réfracter le blocage imposé par le pouvoir/religieux.
– reproduire de diverses façons l’instance de la joie, face à la tristesse qu’impose l’absolutisme.
– cultiver le désir/civilité, aspirer à construire la justice et la liberté.
Il faut rappeler qu’à la suite de ses ingérences dans la région, le régime iranien est l’un des responsables des destructions et des violences actuelles au Moyen Orient, alors que l’Iran lui-même est menacé à moyen terme par la guerre, le bombisme et le démantèlement, si ce n’est par la famine.
Depuis ce 28 décembre 2017, une révolte spontanée s’est déclenchée dans diverses petites et grandes villes iraniennes, avec la participation surtout notable de jeunes chômeurs et sans recourir cette fois à l’islam ou aux personnages politiques ; tout au contraire, l’ensemble des composantes du système du pillage et ses agents sont mis en cause dans la colère (mosquées incendiées, et parfois, saccage des quartiers des Pâsdârâne), pendant que la vague des arrestations s’amplifie. Parmi les derniers mots d’ordre très significatifs : « Pain, Travail, liberté ! »
Le monde actuel titube dans ses vertiges. L’imaginaire profondément malade de la domination mondiale anéantit pays et cultures les uns après les autres, il a mis gravement en danger la survie sur la terre. Et nous, nous luttons en même temps, et ce depuis des millénaires, pour vaincre le triste despotisme.