Paul Vieille :

Lumières dans l’enchevêtrement de son œuvre et de son itinéraire.

Par Christiane Veauvy.

 

Hommage à Paul Vieille

La Méditerranée de Paul Vieille en débats : identités, chaos, globalisation

Journée de Tripoli (Liban)

4 novembre 2017

Institut français de Tripoli / Université libano-française

 

Paul Vieille (Vallauris, 1922 – Paris, 2010)

Introduction

Paul Vieille a été de 1976 à 1981 le directeur de ma recherche au CNRS1, où il était entré comme maître de recherche (section sociologie et démographie) à 53 ans (1975), après un parcours hérissé d’obstacles, hors titularisation y compris en Iran (1959-1968).

Je remercie les organisateurs de la conférence qui nous rassemble de m’avoir invitée au Liban qu’il a toujours aimé – une occasion qui m’est donnée de répondre à la dette inépuisable que j’ai contractée envers lui sur le plan scientifique, indissociable chez lui de la pensée. Cette dette m’est apparue lorsque Evelyne Accad, professeure émérite de l’université d’Illinois, son héritière intellectuelle, m’a demandé courant 2011 de l’aider à préparer un colloque d’hommage, à Paris. Le décalage de ma prise de conscience s’éclaire à la lecture de la contribution de Roger Naba’a, dont nous regrettons l’absence aujourd’hui :

« (…) au fil des échanges et de la discussion, jamais (Paul) ne plaçait autrui, ses invités certes mais surtout ses étudiants, dans une situation de dette à son égard. Même ses silences ne signifiaient jamais le naufrage de la conversation, mais se révélaient comme autant d’espaces privilégiés, voire comme l’ultime destination de la discussion. Plutôt qu’une suspension ou une désapprobation, ses silences étaient le geste d’une parole suspendue, gardée en réserve, soulignant l’intensité de l’échange verbal« 2.

La traduction en arabe d’une série d’articles de Paul Vieille entreprise par Roula Zoubiane, professeure à l’Université libanaise (Beyrouth), lui aurait procuré une joie immense en tant que sociologue tourné vers la Méditerranée (rives Sud, Est et Nord, singulièrement la Provence sa région natale), fondateur et directeur de Peuples méditerranéens (1977-1977). Que Roula veuille bien accepter l’expression de ma reconnaissance et celle de tous les auteur-e-s ayant contribué à cette revue et/ou aux activités impulsées par Paul Vieille.

Par ses orientations de recherche et ses pratiques, il avait devancé l’invitation à Penser autrement proposée par Alain Touraine (2007), dont la pensée précisément ne cesse de se renouveler3, comme celle d’Edgar Morin, sociologue et philosophe. Nous leur renouvelons notre reconnaissance pour avoir donné à notre livre d’hommage une préface et une postface. Leurs itinéraires sont marqués, comme celui de Paul Vieille, par la Seconde Guerre mondiale. Morin, d’origine juive (ascendance italienne), né en 1921, a vécu dans la Résistance des aventures invraisemblables, selon Alain Touraine (1925-), qui met aujourd’hui « au centre de l’analyse de notre temps notre capacité de création, qui doit nous permettre de triompher du pouvoir arbitraire et destructeur de l’argent comme du pouvoir politique absolu ». Il ne dissimule pas son « angoisse de la chute possible. Peut-être parce que adolescent, à 14 ans, j’ai vécu la débâcle de mon pays (…), poursuit-il, et que j’ai perçu autour de moi, silencieux mais présent, ce mélange de honte et de lâche soulagement dont je n’ai jamais cessé de sentir la présence menaçante » 4.

Notre « Groupe d’initiative Paul Vieille » a cherché à mieux comprendre et à faire comprendre sa démarche, ses problématiques adossées à son expérience et à sa vaste culture, sa pensée cheminant souvent dans l’obscurité et le silence. Lui attribuer à tout prix des bons ou des mauvais points n’aurait guère de sens, sinon à titre formel, du moment où :

(i) la sociologie traverse en France un passage délicat, confus5, dont Paul Vieille était conscient dès les années 80, comme l’ont été d’une autre manière les fondateurs de la Revue du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste en sociologie). Cette discipline est confrontée à la question du sujet et de la subjectivation qui l’entraîne dans un renouvellement profond6, en même temps qu’elle est tirée vers le positivisme qui l’éloigne de problèmes cruciaux en Méditerranée et de moments décisifs du parcours de Paul Vieille, comme on va le voir.

(ii) les échanges scientifiques interdisciplinaires qui se sont développés à partir de la fin des années 70 entre pays méditerranéens (riverains ou non de la mer intérieure tel l’Iran), doivent beaucoup à Peuples Méditerranéens et au réseau de chercheurs que Paul Vieille avait constitué pour créer sa revue, soutenue par un conseil scientifique et « ouverte à quiconque a quelque chose à dire en un lieu méditerranéen de parole » (1977-1997). Les obstacles auxquels elle s’est heurtée pour faire reconnaître la Méditerranée comme un « lieu de parole », envisagé dans une perspective sociologique ouverte sur l’interdisciplinarité (plutôt que comme un objet de recherche parmi d’autres), sont moins venus de l’absence d’un domaine méditerranéen structuré dans le champ académique français que des difficultés posées par les représentations des peuples de cette grande région (celles que l’on a d’eux et celles qu’ils ont d’eux-mêmes) et leurs transformations : le développement accéléré de la recherche empirique, en référence à la sociologie américaine, a été considéré comme si essentiel après la Seconde Guerre mondiale que le processus de recherche a été souvent scindé du travail théorique.

En nous tenant à distance de toute héroïsation ou statufication de Paul Vieille, nous voulons ouvrir la voie à la critique de son héritage, c’est-à-dire de sa pensée et de ses pratiques, elles-mêmes entendues au sens large. Nous prendrons appui sur des références en cours d’élaboration, telles qu’elles fassent sens pour cette critique et à partir d’elle. L’un des axes à respecter devrait être, selon le vœu exprimé par Paul Vieille lors de la création de Peuples Méditerranéens (novembre 1977), non seulement la critique de l’héritage colonial des sciences sociales en France mais son rejet et la prise en compte de la reconstruction en cours. Sans prétendre à l’exhaustivité, les références sus-évoquées relèvent de deux registres distincts:

(i) une analyse de son œuvre et de son parcours entremêlés – à laquelle je me propose de contribuer en marquant des « moments de lumière » irréductibles à des catégories académiques risquant de banaliser l’héritage de Paul Vieille, voire d’occulter sa créativité.

(ii) une confrontation, encore parcellaire, de son héritage avec les œuvres de deux grands auteurs francophones centrées pour une part importante sur la Méditerranée : Fernand Braudel (1902-1985) et Georges Corm (1940- ).

Repères sur l’œuvre et l’itinéraire de Paul Vieille enchevêtrés.

Il était né en 1922 sur la côte orientale de la Provence, à Vallauris – Golfe-Juan (Alpes-Maritimes) 7, dans une famille originaire de la Franche-Comté qui s’était unie à un rameau de la noblesse provençale, les d’Entrecasteaux (branche maternelle). Il a noué très tôt avec la Méditerranée des rapports pénétrés de la beauté de la mer, de la côte et de la basse Provence occidentale, chargés d’interrogations.

Andrée Michel, sa sœur aînée de deux ans (1920-), directrice de recherche honoraire au CNRS, sociologue8, nous rappelle que dans la conversation en famille, pendant leur enfance et leur adolescence, il était souvent question du poète Frédéric Mistral. Fils de paysans aisés, né à Maillane en 1830 et décédé en 1914 dans cette commune proche de Saint-Rémy, d’Arles et d’Avignon, il avait fait des études de droit à Aix-en Provence. Revenu au « mas » paternel (dénommé le « mas du juge »), il s’y était consacré à l’écriture poétique et à un travail de lexicographe9. Il a été l’un des fondateurs du Félibrige, « association régionaliste d’écrivains et d’artistes du Midi de la France, fondée en 1854 » (château de Fontségugne, Vaucluse)10.

Le couple parental d’Andrée Michel et de Paul Vieille est marqué par la guerre et l’armée : leur père, ingénieur agronome de formation, avait fait en tant qu’officier la Grande Guerre, dont il était revenu handicapé en raison d’une blessure mal soignée en Allemagne (bras sectionné alors qu’il aurait pu être sauvé). Au cours de nos entretiens, Andrée a souligné à plusieurs reprises que son frère Paul et elle-même avaient toujours été indépendants l’un de l’autre dans leurs parcours, qu’il s’agisse de leur émancipation de leur famille d’origine (moyenne bourgeoisie), très patriarcale, ou de leurs itinéraires professionnels en sociologie.

Paul Vieille a toujours gardé une pudeur extrême à l’égard de son parcours. Lors de l’une des discussions qu’il avait à Paris (fin des années 90) avec Darius A. Spieth, co-auteur du livre d’hommage ayant suivi à l’université d’Illinois l’enseignement qu’il y dispensait avec Evelyne Accad, la glace qui recouvrait un moment tragique de sa jeunesse, dont la mémoire était à vif pour lui seul, telle une blessure cachée, a été brisée l’espace d’un éclair :

« Il y avait toujours un mystère qui flottait autour de Paul, une vague impression qu’il avait eu d’autres vies cachées, insaisissables, d’autant plus qu’il ne parlait que très exceptionnellement de son passé, écrit Darius A. Spieth. Issu d’une famille de militaires (en raison de la guerre de 1914, ndlr), il entra à Saint-Cyr pour déserter en plein régime de Vichy. Son engagement pour la liberté serait ainsi profondément enraciné dans son expérience personnelle« 11.

Les registres de l’Ecole Saint-Cyr (Archives du Ministère de la Défense, Château de Vincennes, Paris), consultés par un historien éminent ayant contribué en octobre 1983 à une table ronde internationale consacrée à l’Etat, organisée à Marseille à l’initiative de Peuples Méditerranéens et du groupe « Culture et politique en Méditerranée » (ERMI-CNRS) »12, ne mentionnent nulle part le nom de Paul Vieille, avant ou après l’instauration du régime de Vichy. Pourtant son admission dans cette école prestigieuse et sa sortie aussitôt après cette instauration (désertion) sont attestées par sa parole, exprimée en quatre circonstances (au moins) à l’intention de quatre amis et en leur présence, ainsi que les intéressés nous l’ont fait savoir, dont Darius Spieth13. La parole de Paul Vieille a été confirmée, s’il en était besoin, par deux femmes de sa famille (oralement il s’était adressé à des hommes non membres de celle-ci) : d’abord par sa fille Barbara qui, peu de temps avant la parution du livre d’hommage (mars 2017), a dit à Evelyne Accad que son père ne voulait pas qu’on parle de son passage par Saint-Cyr, parce qu’il en avait trop souffert, puis par sa sœur Andrée Michel à laquelle Evelyne Accad et moi-même, accompagnées de Maître Réty, avocat, avons donc rendu visite le 4 et le 16 décembre 201714.

Elle nous a accueillies dans sa chambre avec beaucoup de vivacité et de chaleur ; malgré les nombreuses visites et sollicitations qui lui parviennent, elle accepte volontiers de s’entretenir avec nous de son parcours, de sa longue expérience de sociologue hors des sentiers battus, de la Méditerranée. Son baccalauréat en poche (« mes deux sœurs et moi, nous avons été les premières à passer cet examen comme nos frères« ), elle s’est émancipée de sa famille en suivant des études supérieures (droit à Aix-en-Provence, philosophie à Grenoble): « Je me suis moquée des séparations disciplinaires. Dans les sciences sociales, il faut de l’interdisciplinarité. C’est ce que j’ai pratiqué dès le début« . Elle dit avoir précédé son frère Paul sur la voie de l’émancipation de leur famille très patriarcale. « Chacun a suivi sa trajectoire indépendamment de l’autre« . Elle aurait souhaité devenir psychanalyste mais a dû y renoncer en raison du coût d’une analyse didactique (qu’elle aurait dû suivre après avoir terminé son analyse), mais aussi « parce que il y avait autre chose »: « j’ai compris que le coût élevé d’une analyse serait toujours un obstacle pour les ouvrières et les ouvriers, connaissant leur situation pour être venue habiter à Montreuil en hôtel meublé« 15.

Lorsque je lui demande si Paul Vieille a été admis à la prestigieuse Ecole Saint-Cyr qu’il a aussitôt quittée après l’instauration du régime de Vichy, sa réponse est « oui ». Elle-même a été pendant la guerre auxiliaire d’enseignement, professeur adjoint dans l’enseignement secondaire à Grenoble (1941-1943), engagée volontaire comme assistante sociale dans l’armée française pour la durée de la guerre (1944-1945). « Tout autour de Grenoble, en montant dans les montagnes, il y avait de nombreuses fermes. Je frappais aux portes et on me donnait quelques vivres. Plusieurs fois je suis partie en vélo à Golfe-Juan pour approvisionner ma famille. Un jour mon vélo s’est partagé en deux en arrivant dans la grande descente qui va de super-Cannes au bord de mer. J’ai fait à pieds les cinq kilomètres qui me séparaient de Golfe-Juan« . « Paul était-il dans votre famille à ce moment-là« , lui demandai-je ? « Bien sûr que non! » dit-elle. « Sans qu’il me fasse jamais aucune allusion à son passé familial, lui dis-je, j’avais compris qu’il avait rompu très tôt les amarres et contribué à la Résistance« . Avant que j’aie pu lui faire part d’une allusion qu’il m’avait faite en gare de Valence en mai 198116, elle reprend la parole: « Et puis il y en a qui ont essayé de le salir en disant qu’il avait accepté d’aller au STO (Service du Travail obligatoire) en Allemagne« . A notre question sur ces « ils », sa réponse fuse: « ses ennemis politiques« .

Paul Vieille a déserté « en plein Vichy », abandonnant Saint-Cyr et la carrière militaire qu’il avait choisie. Son univers personnel et politique s’est effondré pour basculer dans l’inconnu avec la perte de ses références fondamentales, le personnel étant imbriqué chez lui avec l’intellectuel, l’affectif, l’éthique, comme l’a pressenti Darius A. Spieth en écrivant : « son engagement pour la liberté serait (…) profondément enraciné dans son expérience personnelle« . L’absence de son nom sur les registres de Saint-Cyr ne prouve pas sa non-admission dans cette école et sa non-désertion, sauf à sacraliser l’Etat en le considérant comme infaillible, tel le Pape, et à diffamer Paul Vieille en discréditant sa parole.

Son retournement personnel par rapport à Saint Cyr et sa désertion en plein Vichy ont eu des conséquences incalculables pour lui. Il a occulté ce qui représente un « moment de lumière », pour lui et pour tous les démocrates, dans la France en guerre avec l’Allemagne ; il n’a pas levé le voile par la suite sur ce « moment », sauf brièvement en présence d’amis en lesquels il avait pleinement confiance. Il a forgé l’expression « moments d’intense lumière des vingt et trente ans » en évoquant sa jeunesse à la demande d’Evelyne, dans leur correspondance des années 200O qui ne comporte aucune allusion à Saint-Cyr, de même que leurs échanges verbaux sur cette période de sa vie. Lorsque l’expression « moment de lumière » est venue sous ma plume en préparant cette intervention pour notre rencontre à Tripoli, j’ignorais qu’elle avait été forgée par Paul Vieille quinze ans plus tôt.

« Il était un peu jaloux de ceux qui avaient eu assez de loisir pour mettre en ordre les moments d’intense lumière des vingt et trente ans », écrit Evelyne Accad qui nous laisse entrevoir qu’il a vécu la Seconde Guerre mondiale comme une longue errance17, avant d’être emprisonné par les Allemands dans un fort en Autriche où il devait faire des dessins préparatoires à la fabrication de pièces pour avions de combat. Il s’est échappé avec un compagnon prisonnier avant la fin de la guerre, dit sa fille Barbara à Evelyne.

Après la guerre, étudiant à Paris, il est en plein désarroi : « j’ai en fait erré dans Paris, toujours étranger, incapable de revenir à la réalité, écrit-il à Evelyne. Au cours de ces années, j’ai conçu une haine terrible de la guerre et de l’injustice, lentement je me suis construit une conscience politique et une conscience sociale sommaires ». Il évoque un trauma qui ne l’aurait jamais quitté – terme non employé à l’époque « qui me paraît toujours étrange« , ajoute-t-il18. Comment articule-t-il son expérience de « rupture totale » (le terme est de moi) avec une sociologie qui en France, à la Libération, considère l’Ecole française de sociologie (lieu de naissance de L’année sociologique fondée par Durkheim en 1897) comme un champ de ruines, se sépare de la philosophie considérée alors comme « un poids lourd » et s’organise en domaines délimités généralement sans ouverture interdisciplinaire ? Il n’y a pas de réponse à cette question au Centre d’Etudes sociologiques en formation à Paris, auquel appartient le laboratoire dirigé par P.H. Chombart de Lauwe (ex-pilote dans la Royal Air Force pendant la guerre), où Paul Vieille entre en 1952 en tant que technicien de recherche. Il approfondit sa détermination à connaître et faire reconnaître la Méditerranée comme ensemble qui fait sens, ou destiné à faire sens en œuvrant en sciences sociales pour une transformation des représentations. Il a des échanges avec Henri Lefebvre, philosophe et sociologue exclu du parti communiste en 1956 (position sur la Hongrie), relégué aux marges de la communauté intellectuelle jusqu’à ce jour. Paul Vieille poursuivra leurs échanges jusqu’à la mort de son ami (1991).

La reconnaissance de la sociologie comme discipline universitaire par la création de la licence est advenue en France à la fin des années 50, à une date proche du départ de Paul Vieille pour l’Iran où il a dirigé l’Institut d’Etudes et de Recherches sociales (IERS) de l’université de Téhéran pendant près d’une dizaine d’années19.

J’admire sa détermination sans faille dans les recherches qu’il a impulsées et la création et la direction de Peuples Méditerranéens, sa sincérité, son refus de l’hypocrisie et de tout masque dans les pratiques de recherche. « Il faut dire les choses », me répétait-il quand nous parlions de la recherche en sociologie historique que je menais dans et sur le pays d’Apt en Vaucluse, plus largement sur la Provence intérieure et la Méditerranée à partir de ce pays (cantons d’Apt, de Bonnieux et de Gordes). Il avait peut-être choisi la sociologie (quitte à s’en distancier plus tard) en tant qu’elle représentait pour lui une voie apte à créer les conditions de la liberté et de son invention en Méditerranée, laquelle semble avoir été centrale très tôt dans son horizon intellectuel et politique.

Eléments de confrontation entre F. Braudel, G. Corm et P. Vieille

A la Libération, le caractère opaque et conflictuel des rapports entre Nord et Sud de la Méditerranée n’est pas encore perçu comme tel, notamment par Braudel lorsqu’il soutient sa thèse le 1er mars 1947 : « La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II ». Arrivé à Constantine en 1923 comme professeur de lycée, il enseigne en Algérie jusqu’en 1932, excepté en 1925-26 (service militaire). « Je crois que ce spectacle, cette Méditerranée comme aperçue de l’autre rive, à l’envers, a beaucoup compté dans ma vision de l’histoire, écrira-il quarante ans après son retour20. Mais ma mutation en esprit s’est faite lentement. En tout cas je n’ai pas compris, à cette époque de ma vie, le drame social, politique, colonial qui était, cependant, sous mes yeux21.

La difficulté de faire place à la Méditerranée dans le champ académique en France, singulièrement dans la pensée, est loin d’être d’ordre strictement individuel. Braudel a renversé l’approche positiviste de l’histoire dans sa thèse publiée en 194922, ainsi que l’ont montré théoriquement plus tard deux philosophes : Jacques Rancière23, puis Paul Ricoeur, selon lequel la prééminence de l’histoire politique traditionnelle a été ruinée par La Méditerranée… avec ses deux corollaires (primat de l’individu et primat de l’évènement ponctuel). Il considère comme remarquable que « cette critique de l’histoire évènementielle ne résulte aucunement de la critique philosophique d’une conception elle-même philosophique de l’histoire dans la tradition hégélienne. Elle résulte plutôt d’un combat méthodologique contre la tradition positiviste qui prévalait dans les études historiques en France dans le premier tiers du siècle »24. On sait que Braudel a été reconnu (légitimé) par la communauté des historiens en France après l’avoir été en Italie. De même Paul Vieille a été isolé parmi les sociologues français lorsqu’il a tenté d’inscrire la Méditerranée dans l’espace des sciences sociales en re-construction en France dans les années 50. Plus de vingt ans après (1977), Peuples méditerranéens a contribué comme nulle autre revue à interrompre ce cours funeste. Fermée en 1997, elle circule encore mais n’est pas remplacée.

Georges Corm, économiste et historien libanais (Alexandrie, 1940), auteur d’une œuvre impressionnante sur la Méditerranée et le monde arabe25, est très rarement cité par les auteurs français et francophones qui lisent ses travaux. Sait-on que son livre Le Proche-Orient éclaté, réédité plusieurs fois entre 1983 et 2012, arrive en tête des ventes de la collection « Folio » chez Gallimard ? Il a démasqué « la fracture imaginaire entre Orient et Occident » dont « la Méditerranée est l’épicentre » (2002), jeté une vive lumière sur les rapports entre pensée et politique dans le monde arabe (2015), fait émerger la construction de l’histoire de l’Europe comme étant investie par le mythe de l’Occident (2009)26. Il nous convainc que cette histoire est à re-construire, ce qu’il a fait assez amplement lui-même. Je lui rend hommage pour son œuvre ancrée dans sa culture bilingue et sa pensée créatrice si originale, apte à éclairer la complexité du Proche-Orient et des rapports entre L’Europe et l’Orient.

La non-reconnaissance d’un domaine méditerranéen qui prévalait dans le champ scientifique français dans les années 80 n’était pas près de faire place à une reconnaissance, selon Paul Vieille. Cette situation perdure au début du XXIe siècle, selon Christian Bromberger, spécialiste de l’Iran, et Tzvetan Todorov27, alors que le morcellement académique et politique de la Méditerranée continue à s’opposer au développement de pratiques inverses, telle la rencontre de femmes de la Méditerranée (dont Carmen Boustani et Evelyne Accad) et de quelques hommes par laquelle nous avons rendu hommage à Françoise Collin, philosophe et féministe, fondatrice des Cahiers du Grif (Groupe de recherche et d’information féministes), née en Belgique (1928), ayant vécu en France de 1980 à sa mort (2012), non sans continuer à parcourir le monde, singulièrement en Méditerranée : elle était venue au Liban en 1990 à l’invitation d’Evelyne Accad, ainsi que le relate le numéro des Cahiers du Grif intitulé Liban (n° 43-44, 1990)28.

On peut se demander si de nombreux travaux de Paul Vieille publiés dans Peuples méditerranéens (tels les numéros « Stratégies I », 1992 ; « La Méditerranée assassinée », 1993; « Stratégie II », 1993, entre autres), ainsi que la plupart de ceux de Georges Corm (Le nouveau gouvernement du monde. Idéologies, structures, contre-pouvoirs, 2010 et ses livres cités précédemment) ne se heurtent pas quelque part en France à un plafond de verre né des résistances muettes à des œuvres telles que les leurs, certes différentes mais dérangeantes ? Voilà l’hypothèse qui se cherche dans cette contribution rédigée en pensant en particulier à Paul Vieille qui me répétait : « On découvre les choses en les écrivant ». Ne s’agit-il pas alors de repérer les moments créatifs qui ne manquent pas de surgir chez ces deux grands auteurs dont l’œuvre est principalement centrée sur la Méditerranée, et d’impulser de nouvelles pratiques susceptibles de mettre à l’épreuve leurs analyses et leurs trouvailles ? Cette interrogation se fait plus impérative lorsqu’on réalise que des historiens parmi les plus novateurs ont cessé de faire porter leurs recherches fructueuses sur la Méditerranée, par exemple Braudel publiant l’Identité de la France en 1986 et Maurice Agulhon, spécialiste de la Provence avant et après la Révolution comme on le va le voir, devenue l’auteur du livre Le cercle dans la France bourgeoise (1977) après avoir été celui d’ouvrages qui font date sur la Provence (notamment la sociabilité méridionale).

Paul Vieille m’a beaucoup aidée, de même que Georges Corm par d’autres chemins, à sortir de la prison occidentale (intellectuelle et politique indissociablement). Il m’a aidée (et d’autres aussi) à rejeter l’idéologie du progrès et le fonctionnalisme (version positiviste de la démarche théorique en sociologie), point de passage obligé pour être à même de rejeter l’héritage colonial. Jamais il n’a considéré la liquidation de la paysannerie comme une loi qui s’imposerait en raison de son soi-disant retard (technique, social, culturel) par rapport au monde urbain. A peine entré au CNRS, il m’a reçue pour parler de la recherche de sociologie historique que je menais dans une quasi-solitude (sauf parmi les paysans du pays d’Apt) – « moment de lumière » où se sont rejointes nos hypothèses sur les sociétés rurales méditerranéennes et les résistances paysannes à la concurrence capitaliste, inscrites dans les formes d’échange propres à la Méditerranée où elles s’entrecroisent avec des phénomènes politiques :

« L’ancienneté et la multiplicité des échanges de biens, d’idées et d’hommes, les perpétuelles dominations d’une rive sur les autres ou sur d’autres, les successions et entrecroisements d’empires (…) ont probablement engendré une certaine unité culturelle ; pourtant, celle-ci demeure très largement une idée non démontrée »29.

Georges Corm a fait ressortir de son côté la variété des échanges en Méditerranée, en même temps que les incertitudes quant au sens que leur confèrent leurs protagonistes :

« Les Méditerranéens ont toujours été et restent déchirés sur leur identité et le sens de leurs échanges (…). Cette mer intérieure ne peut en effet vivre sans que ses riverains ne commercent entre eux, non seulement de produits ou de services, mais encore de philosophies ou de religions, aussi bien pour faire circuler le dogme que pour le contrarier en répandant l’hérésie» 30.

Vers la sociologie inventive de Paul Vieille

J’ai échappé au cadre étouffant de la monographie, très en vogue en sociologie rurale et en anthropologie culturelle à partir de la fin des années 5031, grâce à Paul Vieille lors de mon entrée au CNRS, et plus tard grâce à Georges Corm. Paul Vieille était guidé par son ancrage dans la culture provençale et méditerranéenne, « sa longue expérience iranienne » (expression empruntée à Bernard Hourcade), sa maîtrise des sciences sociales jamais séparées de l’histoire et de la philosophie. Son concept de « forme générale des rapports sociaux », par exemple, issu chez lui d’un long travail de pensée/action comme d’autres concepts (tel celui de communauté retravaillé collectivement dans le cadre de la Recherche Coopérative sur Programme « Culture et politique en Méditerranée », 1978-198132), permet de nouer autour de l’échange une dynamique qui relie les pratiques paysannes et rurales, les analogies, liaisons ou oppositions les rattachant à la ville en Provence -singulièrement à Marseille- et plus largement à la Méditerranée33. Chez Paul Vieille, la politique n’est jamais loin, fût-elle en acte souterrainement pour resurgir à distance, en tension entre la communauté et l’Etat qui ne recouvre pas tout le champ du politique, comme le montre bien l’essai de Paul Vieille « Formes de production, institutions et culture en Provence. La rupture de la première moitié du XIXe siècle »34.

Ce texte audacieux, mûri de longue date, constitue un « moment de lumière » essentiel dans l’itinéraire de Paul Vieille entremêlé avec son œuvre. Il traite de la commune provençale en tant qu’entité politique dès le Moyen-Âge et, conjointement, de la paysannerie protagoniste en Basse-Provence d’une résistance au coup d’Etat du 2 décembre 1851, ancrée dans son univers symbolique et dans son histoire occultée à ses yeux par la « Renaissance provençale », tournée au contraire vers une paysannerie idéalisée, imaginaire. Cependant ce texte a été dans une large mesure occulté lui-même, peut-être parce qu’il s’écarte par sa démarche et ses conclusions des meilleurs travaux historiques des années 60-70 sur la Provence. Je l’évoque à titre d’hommage à Paul Vieille et d’encouragement à sa postérité déterminée à prolonger la trace qu’il a ouverte avec ses perspectives créatives et ses inventions, non sans les soumettre à la critique.

Pour élaborer son propos « dont l’intention est théorique » (jamais explicitée pour cet évènement), il ré-examine les travaux de Maurice Agulhon, professeur au Collège de France récemment décédé, en se référant librement aux interférences entre sa culture de provençal, ses interrogations d’ordre politique, culturel, éthique, et son expérience de chercheur entraîné par son itinéraire personnel et intellectuel à s’aventurer, fût-ce en solitaire, hors des chemins tracés d’en-haut par l’historiographie républicaine35. D’où le fait que les effets politiques des sciences sociales, singulièrement de l’histoire, l’inquiétaient fortement, comme il me l’a répété à plusieurs reprises entre 1975 et 1981 (livre d’hommage, p. 226). Parmi les fils conducteurs de son analyse, on soulignera: (i) les fortes institutions municipales propres à la Provence au Moyen Age, auxquelles il relie la défense acharnée par le groupe de localité de son autonomie et de son droit à l’existence dans la bataille des rives de l’étang de Berre en 1972 (ibid, p. 227 et 228) (ii) les intellectuels ruraux (rentiers, notaires, hommes de loi) ayant une fonction de médiation entre seigneurs et paysans (démocratie locale), les premiers s’étant distanciés des paysans à l’époque moderne au point que la commune était devenue une oligarchie à la veille de la Révolution ; c’est néanmoins autour d’elle que vont se former les attitudes politiques de la Provence au XIXe siècle, insiste à juste titre Paul Vieille (ibid. p. 228-229).

Loin de plaquer un schéma marxiste ou autre sur des données historiques et sociologiques, il fait surgir de son étude des pratiques et des représentations populaires l’éclairage et l’explication du sens dont elles sont porteuses matériellement, symboliquement, politiquement, ainsi que je l’ai écrit dans notre livre d’hommage36.

Avant de conclure, j’en viens à deux « moments de lumière » incontournables pour comprendre la pensée de Paul Vieille en tant que pensée orientée vers la Méditerranée, dont l’un concerne Marseille, l’autre l’Iran :

– Très attentif à « la différence » entre Nord et Sud de la France, il a conçu sa démarche régressive pour que le présent éclaire le passé et pas seulement l’inverse, comme l’indique sa « sociologie historique de Marseille »37. Henri Bresc, médiéviste spécialiste de la Sicile au XIVe siècle, lui rend un bel hommage dans sa contribution « Paul Vieille historien médiéviste: Marseille du XIIe au XVIIe siècles ». « Une analyse très fine, estime-t-il, qui se veut un modèle théorique, met en relief le ‘rôle transitionnel’ des chevaliers urbains, médiateurs entre les entrepreneurs commerciaux et les dirigeants politiques de la cité-Etat à l’italienne que construit une Marseille unanime: l’institution municipale est l’institution marchande centrale’, nécessaire à l’acquisition de privilèges politiques et commerciaux (…) Cette généalogie s’arrête (…) à la suppression de l’autonomie municipale par Louis XIV en 1660. Il restait à la raccorder à la sociologie politique de la Marseille de Gaston Deferre; ce second article n’est jamais paru mais le premier contient déjà toutes les pistes nécessaires »38. Paul Vieille s’est fait ainsi l’historien médiéviste qui parvient à décrypter Marseille en tant que pôle méditerranéen, ce qui n’avait jamais été fait auparavant.

– Son départ pour l’Iran avait correspondu à « une (…) grande coupure » dans son itinéraire, après celle de la guerre et avant celle de 1968 profondément ressentie à son retour. Il n’avait pas choisi de plein gré de quitter la France en 1959, mais son départ lui est apparu a posteriori comme une grande chance. Il exprime sa reconnaissance envers ses collaborateurs de l’IERS (université de Téhéran) en introduction à son livre La féodalité et l’Etat en Iran (Anthropos,1975), précisément « pour ce que ce livre parvient mal à rendre, la découverte de l’une des plus admirables civilisations et de l’un des peuples parmi les plus grands » (p. 7). Si la révolution iranienne l’a obligé à interrompre ses travaux sur la Provence, il se demandait encore aux Etats-Unis, à la fin du siècle dernier, comment ce mouvement populaire avait été possible dans « l’un des régimes les mieux gardés du monde ». Sa connaissance du monde rural a joué un rôle-clé dans son analyse de ce mouvement et du rôle des paysans dépaysannés présents en force dans les manifestations immenses – ce que le Président Bani-Sadr éclaire en évoquant au cours d’une table ronde les 70.0000 villages rasés sur ordre du shah39. Maxime Rodinson fait référence au compte-rendu de cette table ronde dans son article du Nouvel Obs de février 1979, repris dans son livre L’Islam: politique et croyance, dans lequel il considère Paul Vieille comme l’un des meilleurs connaisseurs de la société iranienne à l’époque.

Selon Behrooz Ghamari-Tabrizi, « Vieille consacra la plupart de son travail académique non pas à l’ascension des classes modernes urbaines mais à l’étude des croyances des gens, des structures rurales et des systèmes féodaux en Iran. Vieille sensibilisa Foucault à la vie des gens ordinaires et, consciemment ou non, le rendit sceptique envers les intellectuels et universitaires urbains, qui, pour la plupart, avaient étudié en Europe et étaient attirés par les projets de modernisation libéraux ou de gauche » (livre d’hommage, p. 306). Paul Vieille n’a pas partagé pour autant l’analyse théorique de Foucault (révolution spirituelle), et pas davantage celle des marxistes. Selon son analyse, cette révolution n’a pas été une révolution religieuse mais un mouvement complexe d’un genre nouveau40. Elle a été détournée et appropriée par une partie des mollahs, selon l’expression pertinente de Georges Corm.

Paul Vieille a dû renoncer à écrire les résultats de recherches en cours de sa part et de collègues proches de lui sur Marseille et la Provence, pour se consacrer à l’étude de la révolution iranienne et à la direction de Peuples Méditerranéens telle qu’il la concevait : un espace de pensée articulant travail collectif et travail individuel, en des termes propres à chaque situation concrète – un espace dont il était partie prenante en contribuant à le faire naître. Le premier de ses trois grands articles sur la Provence, paru sous le titre : « Une séquence du Kriegspiel méditerranéen. La bataille des rives de l’étang de Berre (1972) »41, devait être dans son esprit, en effet, « le chapitre introductif d’un travail de sociologie historique en cours sur la région de Marseille» , dont la publication n’a jamais vu le jour. Il m’avait demandé de co-écrire avec lui un livre sur la commune provençale, « creuset de la provençalité », selon son expression. A peine avions-nous commencé ensemble ce travail qu’il a dû être abandonné pour les raisons évoquées ci-dessus. Enfin la suppression, par la direction scientifique du CNRS, au début des années 1990, du Laboratoire Méditerranée-Caraïbes (Chryséis) créé sous la direction de Paul Vieille en 1985 a interrompu la confrontation à peine entamée entre ces deux régions qui s’annonçait fructueuse, particulièrement autour des pôles entre lesquels émergeait en ce cas l’espace politique moderne: la communauté et l’Etat, selon notre hypothèse partagée par le sociologue Laënnec Hurbon, spécialiste d’Haïti et de la Caraïbe, auquel Paul Vieille avait fait appel pour son concours théorique sur la communauté, l’Etat, l’esclavage et la question du symbolique42.

J’évoquerai, pour conclure, trois conditions à respecter dans la poursuite des chantiers ouverts par Paul Vieille43:

1. Chercher moins à démontrer l’unité culturelle de la Méditerranée qu’à connaître celle-ci (au sens de naître avec). Ainsi nous devenons partie prenante de son histoire, de ses drames, de sa culture, de ses conflits, de ses ressources (démarche du « partir de soi » issue des pratiques originaires du féminisme et reprise par « la pensée de la différence » née en Italie dans les années 80)44.

2. Ré-examiner, afin de lui donner corps dans la globalisation, la notion de « sujet historique collectif », telle qu’on la rencontre diversement chez Paul Vieille45 et chez Georges Corm (à propos du Proche-Orient, singulièrement du « Proche-Orient éclaté »).

3. Oser mettre l’accent sur la sociologie puissamment anti-positiviste de Paul Vieille, telle qu’elle s’oppose au mensonge politique. En défiant toute linéarité, on se situera d’abord théoriquement en amont de la division de la sociologie en domaines délimités empiriquement, comme Merleau-Ponty l’a fait en refusant une alternative antérieure, entre Durkheim et Lévy-Bruhl :

« Des deux façons, écrit-il, l’école française manquait cet accès à l’autre qui est pourtant l’essentiel de la sociologie (…). Qu’elle assimilât trop vite le réel à nos idées, ou qu’au contraire elle le déclarât imperméable, la sociologie parlait toujours comme si elle pouvait survoler son objet, le sociologue était un observateur absolu. Ce qui manquait, c’était la pénétration patiente de l’objet, la communication avec lui» 46.

Cependant « notre conversion à la subjectivation » (qui est en cours), selon l’expression d’Alain Touraine (séminaire 2017-2018), nous conduit quelque part au-delà de l’objet, vers la sociologie inventive de Paul Vieille (et d’autres avec lui). La Méditerranée l’appelle avec une insistance particulière, exigeant entre passé et présent une articulation vivante mais encore obscure, inconsciente, que nous dévoile symboliquement Jean-Claude Carrière, scénariste et écrivain méditerranéen :

« Il arrive que le présent oublie le passé, le défigure, le trahisse. Ainsi, de siècle en siècle, les civilisations changent de masque. Si l’on peut discuter de la beauté des objets, de la persistance des sentiments, voire des croyances, il reste la part obscure, inconsciente, que tel ou tel peuple a laissé en nous. Ainsi, que nous le voulions ou non, il y a de l’arabe en chacun de nous. Les civilisations sont toutes une part de nous-même, invisible, imperceptible » (Jean-Claude Carrière, né en 1931 dans l’Hérault, marié à Nahal Tajadod (Téhéran, 1960), femme de lettres d’expression française47.

1 J’ai présenté à l’appui de ma candidature à un poste d’attaché de recherche un projet intitulé : « Processus de transformations des sociétés paysannes et développement d’une société. France méditerranéenne et Italie centrale », qui a été accepté (1976) avec Paul Vieille pour directeur et Jean Bouvier, professeur d’histoire contemporaine, pour parrain.

2 Cf. Roger Naba’a, « De l’humble savoir d’un militant proche de Paul Vieille », dans Méditerranée, mondialisation, démocratisation. Hommage à Paul Vieille, Préface d’Alain Touraine, Postface d’Edgar Morin, Editions Geuthner, 2017, p. 325.

3 Alain Touraine (2007), Penser autrement, Librairie Arthème Fayard ; La fin des sociétés (2013), Seuil, « La couleur des idées » ; (2015) Nous, sujets humains, Seuil, « La couleur des idées » ; (2016), Le nouveau siècle politique, Seuil.

4 Cf. La fin des sociétés, 2013, op. cit., p. 18, cit. par Christiane Veauvy in « Paul Vieille, 1922-1988. Un itinéraire personnel, scientifique et intellectuel a-typique », dans Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit., p. 49.

5 Cf. Gérarld Bronner et Etienne Géhin (2017), Le danger sociologique, Presses universitaires de France. Ce livre est analysé dans l’article « Haro sur la sociologie », Le Monde des Livres, 6 octobre 2017, p. 9.

6 Cf. Alain Touraine, Nous, sujets humainsop. cit.

7 Dans cette « ville aux 100 potiers », Picasso a vécu et créé entre 1948 et 1955 des œuvres en céramique et en peinture, dont « La guerre et la paix » sur un mur dans une chapelle romane.

8 Andrée Michel (Vallauris-Golfe Juan, 1920-) nous a reçues, Evelyne Accad et moi-même, le 4 et le 16 décembre 2017 au « Centre de soins de suite de Bondy » (Seine-Saint-Denis, Ile de France), où elle est soignée pour une fracture à la jambe. Nous lui exprimons ici notre vive reconnaissance pour nos échanges, pour son intérêt à l’égard de nos questions, la précision de ses points de vue, l’audace de sa pensée et sa modestie concernant son parcours hérissé d’obstacles, empreint toujours d’une créativité marquée par la Seconde Guerre mondiale mais aussi par son expérience de militante anti-colonialiste, anti-militariste et féministe, par sa transgression des frontières familiales, sociales, culturelles, politiques. Elle a créé au CNRS « l’équipe de recherche sur la famille, le rôle des sexes et le développement humain ». « Après la publication de mes ouvrages sur la famille au début des années 1970, j’ai délaissé complètement ce domaine de recherche pour me consacrer aux recherches sur les femmes« , dit-elle dans l’entretien qu’elle a donné à Marie Vogel pour Travail, genre, société (2009/2, n° 2). Elle est l’auteure, parmi une œuvre immense traduite pour une part importante en plusieurs langues, du « Que sais-je » Le Féminisme (1ère édition1979, 9e édition 2007) ainsi que d’un manuscrit à paraître sous le titre Mémoires d’une jeune fille rebelle.

Nous exprimons notre reconnaissance non moins vive à Maitre Réty, avocat, ancien Président des avocats du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) et organisateur de la « Campagne des 52 marraines pour le Tribunal pénal international pour la République démocratique du Congo (crimes de guerre) », pour nous avoir accompagnées auprès d’Andrée Michel et avoir participé à nos échanges en connaisseur de son œuvre, ayant des relations militantes et intellectuelles avec son auteure qui participe à cette campagne et à d’autres l’ayant précédée.

9 Parmi les œuvres de Frédéric Mistral, on citera MireioLou Trésor dou FelibrigeCalendau. Il a reçu le prix Nobel en 1904.

10 Publiée dans La grande Encyclopédie du XIXe siècle, cette définition du Félibrige par le félibre Paul Mariéton est accompagnée d’un extrait des statuts de 1876 ainsi libellé: « Le Félibrige est établi pour rapprocher dans une ardeur commune les hommes dont les oeuvres sauvent la langue des pays d’oc, et les savants et les artistes qui étudient et travaillent dans l’intérêt ou au regard de ces contrées » (Article « Félibrige » dans cette Encyclopédie, 1893 XVII, pp. 128-133). Cf. aussi Christiane Veauvy, « Langue maternelle, savoirs paysans et vision du monde. La Méditerranée dans la littérature provençale (XIXe-XXe s. », in Vers un monde nouveau. Mélanges, textes et documents offerts au Professeur Edmond Jouve, Bruylant, 2010, Tome 2, p. 2303-2325.

11 Cf. Darius A. Spieth, « Paul Vieille, penseur de l’imaginaire post-moderne », in Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit., p. 118.

12 Les Actes de cette table ronde ont été publiés dans Peuples Méditerranéens, « L’Etat et la Méditerranée », avr.-sept. 1984, n° 27-28.

13 Avant que Paul Vieille n’évoque en présence de Darius Spieth son bref passage par Saint-Cyr et sa désertion, il y avait fait allusion dans une discussion avec un confrère et ami du CNRS dès qu’il avait été admis dans cette institution (automne 1975). Aux Etats-Unis, il a fait état de son admission à Saint-Cyr et de sa désertion rapide sous Vichy auprès de deux amis américains dont l’un, militaire de carrière, est l’époux d’une bibliothécaire de l’université d’Illinois, l’autre est professeur de littérature française dans cette université. Evelyne Accad dispose d’un témoignage d’une photo de Paul Vieille en habit de Saint-Cyrien.

14 Cf. n. 8 ci-dessus.

15 « J’étais entourée de prostituées, de travailleurs algériens, d’immigrés espagnols et de quelques familles pauvres de province qui venaient chercher du travail à Paris. J’ai vécu dans ce milieu-là quelques années et je ne le regrette pas » (extrait de l’entretien paru dans Travail, genre, sociétécf. n. 8 ci-dessus).

16 Nous allions en groupe à Marseille par le train au printemps 1981, pour la table ronde internationale « La communauté en Méditerranée » (Cf. Peuples Méditerranéens, n° 18, 1982). Pendant l’arrêt du train en gare de Valence, alors que j’étais debout devant la vitre ouverte dans le couloir (ce n’était pas encore un TGV), Paul Vieille m’a dit : « J’ai fait pendant plusieurs mois Grenoble-Valence à pieds par les plateaux du Vercors, pendant la guerre ».

17 Cf. Evelyne Accad, « 1989-2010Un itinéraire partagé. La contemporanéité, le chaos, l’imaginaire », dans Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit, p. 68.

18 Cf. Christiane Veauvy, « Paul Vieille, 1922-1988. Un itinéraire personnel, scientifique et intellectuel a-typique », op. cit., p. 48.

19 « L’IERS fût donc le cadre institutionnel dans lequel furent formés la plupart des sociologues iraniens des années 1970-2000. Leurs itinéraires personnels ont été très divers, mais ils reconnaissent tous Paul Vieille comme leur père intellectuel, discuté, aimé, apprécié, contesté mais toujours admiré» , écrit Bernard Hourcade (Cf. « Paul Vieille et les villes d’Iran », dans Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit, p. 98.

20 Le texte d’où est tirée cette citation, publié dès 1972 dans le Journal of Modern History, l’a été à nouveau en 1984 dans Inchiesta, Fernand Braudel. I tempi della storia, An. XIV, n. 63-64. Cf. Christiane Veauvy, « Trame méditerranéenne de la vie sociale et approche sociologique des identités (Provence, XIXe-XXe s.) », in Mutations d’identités en Méditerranée, Moyen-âge et époque contemporaine, sous la dir. de Henri Bresc et Christiane Veauvy, avec la participation de Eliane Dupuy, Editions Bouchène, p 248.

21 Cf. Fernand Braudel (1990), « Ma formation d’historien », dans Ecrits sur l’Histoire, II, Arthaud, p. 12.

22 Fernand Braudel (1949), La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, Paris, Armand Colin. « La Méditerranée (et la Plus Grande Méditerranée qui l’accompagne) est telle que la font les hommes, écrit-il (…). Ces circulations d’hommes, de biens, ou tangibles ou immatériels, dessinent autour de la Méditerranée des frontières successives, des auréoles. C’est de cent frontières qu’il faut parler à la fois: celles-ci à la mesure de la politique, ces autres de la civilisation et de l’autonomie » (cit. par Pierre Daix, 1995, Braudel, Flammarion, « Grandes Biographies », p. 230).

23 Cf. Jacques Rancière (1992), Les mots de l’histoire. Essai de poétique du savoir, Seuil, « La librairie du XXe siècle », selon lequel F. Braudel a été à l’origine d’ « une révolution copernicienne (…) : un déplacement de l’histoire des rois à celle de la mer (…) », p. 29.

24 Paul Ricoeur (2000), La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, « L’ordre philosophique », p. 185.

25 Cf. Proche-Orient et conscience historique. Entretien, Georges Corm et Christiane Veauvy, 2015 HAL archives ouvertes https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01116359

26 Cf. Georges Corm (2009), L’Europe et le mythe de l’OccidentLa construction d’une histoire, La Découverte, en particulier le chapitre « De Mozart à Hitler, que s’est-il passé ? ».

27 Cf. Christian Bromberger et Tzvetan Todorov (2002), Germaine Tillion. Une ethnologue dans le siècle, Actes Sud, « Bleu ».

28 Cf. Femmes, genre, féminismes en Méditerranée. Hommage à Françoise Collin, « Le vent de la pensée », Textes et documents réunis et présentés par Christiane Veauvy et Mireille Azzoug, Préface de Geneviève Fraisse, Bouchène, 2014; Les Cahiers du GrifLiban (n° 43-44, 1990).

29 Paul Vieille, Rapport d’activité scientifique, CNRS, 1982-1983.

30 Cf. G. Corm, La Méditerranée espace de conflit, espace de rêve, Paris, 2001, « Les perceptions culturelles du développement économique en Méditerranée », p. 255-256.

31 Je renvoie au livre célèbre de Laurence Wylie, Village in the Vaucluse (1957, traduction chez Gallimard en 1959) ; réédité à la fin des années 60, ce livre a eu un immense succès en France, de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris aux lecteurs et lectrices du pays d’Apt : la commune de Peyrane étudiée par Wylie est en réalité celle de Roussillon d’Apt. Ce chercheur américain, qui a vécu un an dans cette commune (1951-1952), traite du bourg exclusivement et ne parle des paysans qu’en termes anecdotiques, notamment à propos de la vente de leurs produits sur place (asperges). On notera qu’il a occupé un poste important à l’Ambassade américaine à Paris dans les années 60.

32 Cf. Christiane Veauvy, « La communauté en Méditerranée. Introduction à la Table ronde internationale de Marseille » (avec Paul Vieille), Peuples MéditerranéensLa communauté en Méditerranée, 18, janv.-mars 1982, p. 5-31.

33 Après la soutenance de mon doctorat d’Etat dont il avait accepté de présider le jury (2012), Georges Corm m’a libérée d’hésitations et d’angoisses lorsqu’il m’a dit que mon étude du pays d’Apt (résumée pour mémoire dans le texte de soutenance du DE) le faisait penser aux « tourments de la montagne libanaise » (confirmation d’analogies entre Nord et Sud de la Méditerranée, difficiles à repérer mais constantes dans la pensée de Paul Vieille, au moins à titre d’interrogations). Aujourd’hui, sur la rive Nord, des responsables agricoles du pays d’Apt insistent pour que je prépare la publication de l’étude qu’ils ont lue et aimée (Cf. « Le marché en région méditerranéenne. Propriétaires fonciers et paysans du pays d’Apt-en-Vaucluse, 1815-1865 », Thèse de doctorat de 3e cycle, Paris V, 1981). Autant d’indices des liens et réflexions que l’écriture peut susciter en Méditerranée.

34 Cf. L’homme et la société, 39-40, janvier-juin 1976, p. 77-110.

35 Cf. Christiane Veauvy, « Paul Vieille provençal, sociologe-anthropologue de la Provence, de l’Iran, de la Méditerranée », in Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit, p.

36 Ibid, p. 232 et suivantes pour la critique des positions de Maurice Agulhon, dont Paul Vieille récuse fondamentalement l’approche psycho-sociologique et la conception de descente de la politique vers les masses.

37 Paul Vieille, « Sociologie historique de Marseille XIIe-XVIIe siècles », Peuples méditerranéens, n° 4, 1978.

38 Henri Bresc, « Paul Vieille historien médiéviste: Marseille du XIIe au XVIIe siècles », in Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit, p. 216.

39 Cf. A.H. Banisadr, C. Brière, A. Chenal, A.-Lentin, P. Vieille interrogés par E. Bolo: « La révolte de l’Iran. Table ronde », Peuples Méditerranéens n° 5, oct.-déc. 1978, p. 107-128.

40 Cf. Paul Vieille – Farhad Khosrokhavar, Le discours populaire de la révolution iranienne, vol. I – Commentaire, vol. II – Entretiens, Contemporanéité, 1990. Ce livre est disponible à la Librairie Méditerranée – L’Harmattan, 7 rue des Carmes, 75 005, Paris, ou auprès d’Evelyne Accad, héritière intellectuelle de Paul Vieille.

41 Cf. Aménagement du territoire et développement régional, vol. VII, IEP, Grenoble, 1974

42 Cf. Laënnec Hurbon, « Paul Vieille et la question du symbolique », in Méditerranée, mondialisation, démocratisationop. cit. p. 105-113. Pratiquement la confrontation Méditerranée-Caraïbe a été poursuivie en l’absence de Paul Vieille, dans le cadre de l’ATP « Genèse de l’Etat moderne » lancée par le CNRS au milieu des années 80. Cf. Genèse de l’Etat moderne en Méditerranée. Approches historique et anthropologique des pratiques et des représentations, ouvrage collectif dirigé et coordonné par Henri Bresc et Christiane Veauvy, Actes des tables rondes internationales tenues à Paris les 24, 25 et 26 septembre 1987 et les 18 et 19 mars 1988, Rome, Ecole française de Rome (Palais Farnèse), Collection de l’EFR 168, 1993.

43 Cf. Livre d’hommage, p. 236-238.

44 Cf. Christiane Veauvy et Mireille Azzoug (dir.), 2014, op. cit. et Christiane Veauvy, « Paul Vieille provençal… », 2017, op. cit, p. 237

45 Ibid, 2017, p. 237-238

46 Maurice Merleau-Ponty (1960), « De Mauss à Claude Lévy-Strauss », dans Signes, Gallimard, p. 185.

47 Jean-Claude Carrière, auteur de La Paix (Odile Jacob, 2016), a prononcé la conférence inaugurale du 19 mai « Le passé trahi par le présent », dans les « Rendez-vous de l’histoire du monde arabe », « Frontière(s) », 3e édition, Paris, IMA, 18-20 mai 2017.

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