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Des femmes, des hommes et la guerre : Fiction et réalité au Proche-Orient.
Par Evelyne Accad
« Et cette ville, qu’est-ce que c’est? Une putain. Qui pourrait imaginer qu’une putain couche avec un millier d’hommes et continue à vivre? La ville reçoit un millier de bombes et n’en continue pas moins son existence. La ville se résume à ces bombes…Quand nous avions détruit Beyrouth, nous pensions l’avoir détruit…Nous avions enfin détruit cette ville. Mais, lorsqu’on avait déclaré que la guerre était finie et qu’on avait diffusé les images de l’incroyable désolation de Beyrouth, nous avions découvert que nous ne l’avions pas détruit. Nous avions juste ouvert quelques brèches dans ses murs, sans le détruire. Pour cela, d’autres guerres seraient nécessaires. »
« C’est la ville en tant que grand être qui souffre, trop folle et trop survoltée, et qui maintenant est matée, éventrée, violée, comme ces filles que les diverses milices ont violées, à trente et à quarante, qui sont folles dans les asiles, et que les familles, méditerranéennes jusqu’au bout, cachent au lieu de soigner…mais comment soigner la mémoire? Cette ville, comme ces filles, a été violée…Il faut dire que dans ce centre de toutes les prostitutions qu’est la Ville, il y a beaucoup d’argent et des chantiers à n’en plus finir. Le ciment s’est mélangé à la terre et petit à petit a étouffé la plupart des arbres… »
Dans ces deux images de Beyrouth, deux sensibilités opposées sont exprimées, deux visions dissemblables apparaissent. Dans les deux, la ville est comparée à une femme mais de façon différente. La première veut se débarrasser d’une pécheresse, une putain, à l’origine des maux, de la décadence, des problèmes de la vie moderne. La destruction totale et violente de cette femme, de cette ville, étant la seule issue aux maux de la société. La seconde s’apitoie sur le sort d’une femme, d’une ville victime d’un viol, de la violence de l’homme. Les coutumes méditerranéennes sont remises en cause, l’hypocrisie, l’oppression de la femme sont à l’origine de la folie, de la destruction de la ville. La première citation est d’un homme, Elias Khoury, auteur de La petite montagne (Paris: Arléa, 1987)1, la seconde d’une femme, Etel Adnan, auteur de Sitt Marie-Rose (Paris: Des Femmes, 1977)2.
Ce contraste entre une image de femme et celle d’un homme face à Beyrouth, m’est apparue clairement durant la guerre du Liban, alors que j’observais mes amies femmes, déterminées à traverser Beyrouth trois à quatre fois par semaine, franchissant la ligne de démarcation–l’un des endroits les plus ravagés, dangereux, et déprimant de la ville–la plupart du temps à pieds–seules les voitures avec permission spéciale traversent–convaincues que par ce geste, aussi bien réel que symbolique, la réunification du Liban s’accomplirait. Elles le faisaient contre toute logique, sous le regard quelquefois ironique, quelquefois admiratif de leurs compagnons masculins.3
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Elles défiaient la loi des armes, des milices, des enjeux politiques. Elles m’ont raconté comment c’était devenu un lieu de rendez-vous où, chaque matin elles se réjouissaient de voir telles ou telles marcher d’un bon pas, dans cet espace apocalyptique qu’était devenu le passage du musée, et qu’elles se souriaient en marchant, conscientes que leur marche n’était pas une marche ordinaire, que leur traversée était un geste audacieux, important, vital à la survie du Liban.
J’ai choisi six romans sur la guerre du Liban–trois de femmes et trois d’hommes–pour illustrer la relation entre sexualité4, guerre, nationalisme, féminisme, violence, pacifisme, amour et pouvoir tels qu’ils sont liés au corps, au partenaire, à la famille, aux idéologies politiques, et aux religions. Les romans choisis ne représentent pas nécessairement le corpus des oeuvres créatrices sur la guerre du Liban.5
J’ai basé mon choix sur l’importance des problèmes concernés et sur la disponibilité des romans en langues accessibles au lecteur occidental. Quatre des oeuvres choisies sont écrites en arabe, les deux autres en français, puis traduites dans d’autres langues. Elles sont d’auteurs libanais ayant vécu ou vivant actuellement au Liban. Les histoires se passent au Liban dans le contexte de la guerre. Bien que traité différemment, tous les auteurs montrent que la violence prend racine dans la sexualité, et dans le traitement des femmes dans cette région du monde.
La plupart des personnages sont frappés d’un destin tragique dû à la guerre, mais ce sont les femmes–chez les auteurs femmes aussi bien que chez les hommes–qui paient le plus lourd tribut de la violence politique et sociale. Par exemple, l’héroïne de Mort à Beyrouth6 de Tawfiq Awwad, est séduite, violée, battue, son visage tailladé, ses ambitions écrasées, alors qu’elle tente de gagner une certaine autonomie et éducation au milieu de la crise sociale et politique de son pays. Zahra, dans Histoire de Zahra de Hanan El-Cheikh, qui tente de se libérer de la guerre civile qui vient de se déclencher, en ayant une relation sexuelle avec un franc-tireur, devient la cible non seulement de son arme sexuelle–il la viole–mais également de celle de la guerre, son kalashnikov–à la fin, il la tue. Marie-Rose, dans Sitt Marie-Rose de Etel Adnan, qui lutte pour la justice sociale, la libération de la femme, et qui dirige une école pour handicapés, est mise à mort par des bourreaux phalangistes qui la torturent pour se débarrasser de leur mauvaise conscience. Sybil, dans La maison sans racines d’Andrée Chedid, meurt sous la balle d’un franc-tireur au point de la réconciliation possible, la place où Kalya avançait pour sauver Ammal et Myriam, l’une d’entre elles ayant été atteinte par l’engin de mort du franc-tireur, alors qu’elles démarraient la marche pour la paix. Pamela, dans Le Vaisseau reprend le large de Halim Barakat, qui cherche son identité en vivant au Liban, en aidant les réfugiés en Jordanie, et en protestant contre l’impérialisme de son pays les Etats-Unis, la perd dans une relation sans issue avec le protagoniste principal du roman. Et les personnages féminins de La petite montagne de Elias Khoury sont détruites, disparaissent, ou sont prises au piège de routines maritales dégoûtantes et vicieuses.
En plus de l’analyse de la relation entre guerre et sexualité, j’ai examiné les actions positives et négatives et les solutions prises ou occultées par les caractères féminins et masculins, les différences et ressemblances entre les protagonistes mâles et femelles, entre les auteurs féminins et masculins et entre ceux qui écrivent en arabe et en français. J’ai tenté d’évaluer les changements nécessaires pour que le Liban arrive à solutionner sa tragédie, redevienne–en mieux–le creuset de tolérance et de liberté, mélange des cultures, des religions, des langues et des ethnies, et joue un rôle démocratique si nécessaire dans cette région du monde.
Le roman arabe de la guerre a apporté une dimension incontestable à une littérature déjà impressionnante et fascinante en quantité et qualité. La guerre crée des conditions de désespoir telles qu’écrire devient une nécessité, un exutoire et une catharsis. Ecrire aide à panser les blessures. Ecrire offre une alternative à la bataille et aux destructions. Ecrire devient un acte de résistance non-violente, alternative chère à cette étude. La guerre a augmenté la production romanesque de façon considérable. Cette prolifération est évidente lorsqu’on fait une bibliographie de toutes les oeuvres écrites, sans même compter toutes les oeuvres non-publiées que Miriam Cooke a si bien documentées.
Les thèmes et formes des oeuvres romanesques ont évolué et mûri. Les problèmes sont si urgents et horribles que de nouvelles formes sont créées pour faire face aux besoins. Par exemple, écrire dans un abri ou en attendant la permission de traverser la ligne de démarcation ou en otage dans un sous-sol, doit se faire rapidement et sans confort minime. Des poèmes courts souvent surréalistes (parce que plus difficiles à déchiffrer s’ils tombaient en mains ennemies) deviennent l’une des formes préférées. Nous retrouvons, comme dans la littérature d’avant-guerre, un mélange de poésie/prose, de réalisme et symbolisme, mais les romans de la guerre se délectent de surréalisme, d’absurde et d’ironie (de parodie même).
Telles formes d’expression sont un refuge contre les cruautés et les inhumanités de la guerre, l’auteur renversant les effets par distorsions, transformant l’ironie en baroque, faisant ressortir l’absurdité. A cet effet, la ressemblance entre les auteurs femmes et hommes, et entre ceux qui s’expriment en français et en arabe, est remarquable. La différence entre les auteurs femmes et hommes ne se trouve pas dans le style ou les techniques mais dans leur vision de la guerre et dans les solutions offertes ou ignorées.
Quand j’ai commencé à établir une bibliographie et à lire ce qui avait été écrit sur la guerre du Liban, j’ai été surprise par la quantité d’oeuvres de toutes sortes: politiques, économiques, journalistiques, témoignages, romans, poèmes, chants et études littéraires. Mais j’ai été surprise de trouver très peu d’analyse sur la relation que je pensais essentielle: la violence et la guerre prenant racine dans une sexualité mal vécue, conçues dans un système tribal basé sur l’honneur, la virginité, la possession, la jalousie et la propriété exclusive des femmes.
Ce qui manquait dans les études, je l’ai trouvé clairement et avec force dans les romans, quand j’ai appliqué ma grille d’analyse. La relation entre sexualité et guerre est tellement présente dans les romans que c’est probablement l’un des thèmes les plus unifiants des oeuvres romanesques. Cela prouve à quel point elle est à l’oeuvre dans l’imaginaire collectif, dans la culture du peuple et combien elle est centrale à la compréhension de la situation et des causes de la guerre. Les ressemblances et différences entre les auteurs femmes et hommes dans leur façon d’exprimer et de traiter la guerre et la sexualité peut nous amener à une meilleure compréhension des complexités de la relation entre les deux et nous éclairer sur les solutions possibles: i.e. de nouveaux rapports entre les êtres–femmes/hommes, femmes/femmes, et hommes/hommes–des relations basées sur la confiance, la reconnaissance de l’autre, la tendresse, le partage équitable et juste, l’amour sans jalousie et possession. Mon affirmation–allant de pair avec la vision chère aux féministes–que le personnel est politique, une transformation des rapports basés traditionnellement sur la domination, l’oppression et les jeux de pouvoir rebondira inévitablement dans les autres domaines de la vie et sur le politique.
Dans cette étude, mon hypothèse a été vérifiée et a montré que bien que femmes et hommes écrivains faisaient la relation entre guerre et sexualité, leur manière de l’exprimer, et surtout les solutions envisagées, différaient. Les auteurs femmes peignent la guerre et les relations des femmes avec les hommes et leurs familles de façon très pessimiste: la sexualité est liée à l’oppression et aux restrictions de leur vie, la guerre apporte la destruction, le désespoir et la mort. Les protagonistes femmes cherchent des alternatives dans des actions non-violentes, telles que marches pour la paix, engagement d’aide aux opprimés et aux dépossédés. En même temps, elles recherchent des modes de vies personnelles différentes où elles peuvent s’affirmer dans leurs relations aux hommes et à la famille. Les auteurs hommes peignent aussi la guerre et les relations des hommes avec leurs familles ou conjoints dans les termes les plus sombres, soulignant les liens étroits entre les deux. Mais la dépression de leurs personnages ne les pousse pas à chercher des alternatives autres que celles déjà élaborées historiquement: héroïsme, vengeance et violence comme catharsis de la communication déplorable entre hommes et femmes.
Dans les romans écrits par les femmes, nous trouvons que la guerre est une affaire d’hommes, que les femmes n’ont pas grand chose à y voir, et que, pour reprendre les mots de Virginia Woolf « it is ugly, beastly, therefore best not to join this man’s world and become contaminated by it. »7 Mais que faire pour changer et prévenir la guerre? Les femmes sont-elles toujours piégées et prises dans des situations sur lesquelles elles n’ont aucun contrôle? La mort, sous une forme ou une autre, est-elle la seule solution? Quels sont les choix des femmes dans leur vie et face à la guerre? Peuvent-elles avoir un impact sur leur société et transformer le cours des répétitions de la violence dans lequel le monde semble être désespérément entraîné? Ou sont-elles pour toujours enfermées dans des situations sur lesquelles elles n’ont aucun contrôle?
Zahra, dans Histoire de Zahra8 pénètre le monde des hommes en ayant une relation avec un franc-tireur–l’un des pires auteurs de la violence qui déchire son pays. Elle ne peut rien changer à ce monde dont les règles sont incontrôlables, exceptés pour les chefs des tribus et les grandes puissances. Que peut Zahra face à cet état de chaos et de désintégration, elle qui a déjà tant souffert de folie causée par l’oppression que lui inflige sa société qui ne permet pas aux femmes de choisir leur vie et d’être elles-mêmes? Elle n’a pas la force d’une Marie-Rose, le courage d’une Kalya, ou la vision d’une Myriam ou d’une Ammal. Elle a souffert de trop de blessures incurables dans son passé pour être comme les femmes des autres romans analysés. Il lui faudrait une dose incroyable de guérison pour arriver à faire face à la guerre sans être détruite par elle, pour trouver une forme de résistance non-violente au lieu de retomber dans la victimisation.
La réaction de Zahra à la guerre et à la violence est masochiste. Elle se soumet à la violence sexuelle, en tentant par là-même d’oublier la violence qui fait rage à l’extérieur et contre laquelle elle se sent impuissante. C’est comme si elle recherchait désespérément une cure homéopathique. En faisant jouer sur son propre corps la violence, elle essaie de comprendre le monde de violence qui lui paraît absurde, espérant ainsi découvrir qui elle est, et panser quelques unes de ses blessures. Elle réussit, pendant un certain temps, à jouir du sexe en découvrant l’orgasme. Cela lui permet d’oublier temporairement la guerre, son passé et son présent, et de cautériser certaines de ses blessures. Mais elle tombe enceinte–bien que prenant la pilule–sans s’en rendre compte, soulignant qu’elle n’a pas le contrôle de son corps et de sa sexualité. Ils sont autant de mystères que les bombes pleuvant autour de sa maison presque chaque nuit.
Le désir désespéré de Zahra de comprendre ce qui se passe, la jette dans les bras du franc-tireur, et la conduit à la mort. C’est la fin inévitable d’une vie de victimisation, une sorte de suicide, le choix de « se jeter par-dessus le pont » décrit par Virginia Woolf. La marche verticale–monter les escaliers–de Zahra chaque après-midi pour retrouver le franc-tireur comparée à celle horizontale–traverser la ligne de démarcation–de Ammal et Myriam qui cherchent à former la marche pour la paix, conduisent toutes les deux à la mort. Mais alors que le sacrifice de Zahra mène à l’oubli, et probablement à plus de violence et de destruction, celui de Kalya, Ammal et Myriam offre la possibilité d’un futur d’espoir et de réconciliation, l’assurance que quelque part la paix triomphera.
Au centre du roman d’Andrée Chedid, La maison sans racines,9 une marche pour la paix est formée par deux femmes de communautés ennemies qui ont compris l’importance d’un tel acte. Une marche pour la paix est un acte de résistance non-violente. Ce n’est pas seulement refuser de s’engager dans l’escalade de la violence en refusant la vengeance, mais c’est aussi éviter d’être soumis à la violence. C’est une stratégie de résistance. Dans Sitt Marie-Rose d’Etel Adnan, il y a aussi un élément de cette résistance. Marie-Rose se tient debout, seule, et courageusement face à ses bourreaux, prête à mourir pour ses convictions, mais non sans les avoir d’abord confrontés à leurs valeurs corrompues.
La victimisation et la mort de Marie-Rose ne sont pas négatives comme celles de Zahra. Elle s’est élevée pour sa foi dans l’amour et la non-violence. Elle a défié la perversité et l’inhumanité du gang de chababes. Sa victimisation ressemble à celle d’un Christ ou d’un Martin Luther King. Elle devient la brebis expiatoire qui pourra éventuellement effacer la violence à travers un processus expliqué par René Girard dans son livre La violence et le sacré.10 Selon Girard, le sacrifice permet à la communauté de se retrouver, de jeter son antagonisme, sa colère et ses animosités, de se réconcilier avec elle-même à travers la mort d’une victime. « Le sacrifice empêche aux germes de la violence de se développer. Il permet aux hommes de contrôler la vengeance. »11
Dans la mort de Zahra, il y a la possibilité de plus de vengeance et de violence alors que celle de Marie-Rose pourrait aider à arrêter le cycle de destruction, si seulement la société pour laquelle elle meurt voulait bien rechercher des valeurs spirituelles au lieu de celles de consommation dans lesquelles elle se complait. Même si la notion de sacrifice est problématique, surtout pour une femme à qui il est souvent demandé de se sacrifier pour les autres, il y a dans la mort de Marie-Rose, un élément d’affirmation active. Elle ne meurt pas seulement victime, ayant pardonné à ses bourreaux. Elle leur répond, elle leur parle, cherchant à leur montrer leur corruption, leur perversion et leur inhumanité. C’est une stratégie non-violente et active contre l’injustice, permettant aux opprimés d’exprimer leurs droits et de les faire reconnaître.
Les quatre personnages femmes de La maison sans racines, Kalya, Sybil, Myriam et Ammal, affirment toutes des valeurs qui pourraient prévenir la guerre: elles rejettent le système patriarcale, elles refusent les relations familiales traditionnelles, elles veulent s’éduquer, et elles cherchent à transformer les valeurs du monde et de la guerre en formant une marche pour la paix à l’endroit-même de la confrontation–la ligne de démarcation. De telles valeurs et actions sont visionnaires et constituent les forces libératrices pouvant apporter les changements nécessaires qui résoudraient les problèmes individuels et mondiaux, si seulement les autres membres de la société les acceptaient aussi.
Les romans de la guerre écrits par les hommes, montrent une certaine exaltation de la guerre qui n’existe pas dans ceux des femmes. Par exemple, Le vaisseau reprend le large12de Halim Barakat décrit la guerre comme un mal nécessaire, inévitable dans le contexte historique d’impérialisme et d’oppression. Elias Khoury dans La petite montagne exprime une certaine fascination, même une jouissance dans la mort et la destruction. Tawfiq Awwad dans Mort à Beyrouth montre le lien direct entre la guerre et le traitement des femmes, la violence étant étroitement associée aux problèmes de la société, la vengeance est le seul exutoire. Pour les trois auteurs, la guerre est là pour toujours. Elle fait partie de la condition humaine. Qu’on en jouisse ou qu’elle nous répugne, elle fait partie inévitable de la destinée. Nous ne trouvons pas, comme dans les écrits de femmes, des choix et des actions cherchant à transformer cet aspect de l’existence. Dans les écrits des hommes, c’est la guerre qui transforme l’existence, et non le contraire.
Les trois romans écrits par les hommes montrent l’horreur de la guerre, la destruction physique et mentale qu’elle crée, pourtant une fascination pour elle, l’idée qu’elle peut apporter des transformations nécessaires–historiques, sociales, économiques, sexuelles, etc. Aller à la guerre est exalté, surtout quand c’est pour la cause « juste » qui, dans les trois romans, est la cause palestinienne. En même temps, il faut exorciser la guerre, surtout quand les personnages sont frappés par elle. Mais les victimes de la guerre ne sont pas les personnages principaux comme dans les romans de femmes. Quelques personnages mineurs meurent sur le « champs de bataille, » loin des réalités quotidiennes, héros des causes pour lesquelles ils se battent. Leur mort n’est pas une horreur concrète, ou une victimisation comme dans les romans de femmes. La mort des héros nourrit l’imagination des combattants et des civiles qui rêvent de se battre, renforçant l’idée que cela fait partie du jeu. L’exorcisme de la guerre fait aussi partie de cette stratégie. Il n’est pas ancré dans des actions positives pouvant amener des changements concrets.
Dans les écrits des femmes et des hommes, la guerre est utilisée pour casser le système patriarcal et l’ordre traditionnel. Les protagonistes femmes le font par masochisme et les hommes par cruauté et sadisme. Mais ces actions/réactions n’aboutissent à rien parce que l’utilisation de la guerre pour se libérer de la domination et de l’oppression patriarcale ne sert qu’à renforcer l’ordre autoritaire en reproduisant la structure de pouvoir sous des couleurs différentes.
Par exemple Zahra dans Histoire de Zahra, se libère sexuellement grâce à l’anarchie qui règne à cause de la guerre. Elle réussit à jouir d’orgasme chaque après-midi dans les bras de l’un des pires auteurs de la violence de son pays. Tous les tabous sont cassés, les barrières et règles de moralité sont tombés; la sexualité est débridée, brutale, présente non dans l’amour, la réciprocité et la tendresse, mais dans la domination, les relations de pouvoir, la cruauté, le masochisme et le sadisme. L’acné et la folie de Zahra sont guéries. Elle qui, en temps normaux, aurait probablement mené une vie traditionnelle avec mari, enfants et folie, sans jamais connaître l’orgasme ou autre sorte d’extase, découvre subitement les possibilités de son corps vibrant. Malheureusement, cette liberté ne dure pas et n’est pas positive parce qu’elle n’est pas posée sur des bases solides. Elle prend racine dans la violence, la guerre, la mort et la destruction. Les rapports sexuels qui libèrent Zahra à un certain niveau ne sont pas ancrés dans la tendresse, l’amour et le respect mutuel, la reconnaissance de la dignité de l’autre et de son plaisir comme du sien, et le résultat n’est pas la vie et l’amour, mais la mort.
Ahmad, le frère de Zahra, ainsi que les autres jeunes libanais, utilisent la guerre pour se révolter contre les traditions et l’autorité, pour casser les règles des pères et des mères. Ils veulent détruire l’ordre ancien qui les opprime. Les garçons et les hommes des milices le font à travers le cynisme, le sadisme et la cruauté. Les femmes–Zahra en particulier–acquièrent une certaine autonomie par masochisme et soumission à la cruauté et à la violence. Ni les hommes ni les femmes n’ont de vision qui les aiderait à sortir du cercle vicieux: le système patriarcal tribal crée la guerre, la guerre est utilisée pour détruire le système autoritaire, la guerre entraîne davantage de guerre et de violence.
Au lieu de détruire l’ordre ancien et son système tribal d’oppression, les gangs de chababes le renforcent et conduisent les femmes un pas plus bas. Les jeunes pensent peut-être avoir gagné une certaine autonomie et liberté: les hommes dans l’exaltation de la bataille, de la destruction et du pillage, les femmes dans l’excitation du plaisir sexuel. Mais, comme avec la drogue, c’est un nirvana artificiel et temporaire. Ce n’est pas une solution qui met en cause la structure essentielle contre laquelle les jeunes se révoltent. Ce n’est qu’un exutoire, une diversion à la souffrance: la douleur combattue par la douleur, la violence attaquée par la violence, l’autorité remise en cause par l’autorité, le pouvoir contesté par le pouvoir. Ils cherchent la liberté à travers la mort plutôt qu’à travers la vie et la création, et le résultat est la mort.
Elias Khoury dans La petite montagne montre la guerre comme solution à la schizophrénie personnelle et culturelle. La division intérieure des hommes vient de leur vision des femmes. Ils les compartimentalisent de façon traditionnelle et démodée: l’épouse et la femme libérée, la mère et la maîtresse, le syndrome madone/putain. Cette dualité, exprimée par l’ambivalence du protagoniste mâle, constitue la schizophrénie et l’unité. L’essentialisation des femmes, existant en elles-mêmes–l’épouse et la putain étant les mauvaises femmes–ou dans les rêves du narrateur, dans son imagination–la jeune femme nègre qui ne devient jamais réelle, ou lorsqu’elle y arrive, comme la troisième femme de la dernière partie, est jetée à l’eau par le narrateur conscient qu’elle ne sait pas nager–illustre la division, le déchirement, et le malaise dans lesquels le protagoniste/auteur vit. Cette ambivalence s’exprime aussi dans les images de la ville: la putain, la salope décadente dont on doit se débarrasser, mais aussi l’utopie, les souvenirs d’enfance, l’ouverture sur la mer, l’arche et le jardin. Dans cette dualité non-résolue, le malaise et le malheur sont des résultats naturels. Mais ils n’entraînent pas le narrateur à se poser des questions qui pourraient l’aider à résoudre ses conflits. La guerre apparaît comme la solution des misères humaines. La guerre entraîne d’autres guerres, plus de violence et de destruction, donc plus de malaise et de souffrance. Le choix en faveur de la vie et de la liberté n’est jamais pris car il signifierait un changement de mode de vie et de valeurs que le narrateur ne semble pas capable de faire. Telle que Khoury présente la dualité, c’est la mort et la destruction qui l’emportent sur la vie et la liberté.
Les auteurs femmes comme les auteurs hommes concourent à montrer des protagonistes femmes dont l’action politique s’accompagne de choix semblables dans leur vie personnelle, alors que les protagonistes hommes vivent des doubles mesures dans des attitudes hypocrites. Chez les écrivains masculins, les protagonistes femmes qui sont concernées et engagées politiquement rejettent aussi les rôles passifs et refusent les tabous qui se rapportent à la virginité et à la sexualité. Elles se retrouvent dans des situations où il leur est impossible de vivre leur désir d’être libres parce que les hommes qui les entourent sont incapables de les suivre. L’ironie de l’affaire est que ces hommes n’hésitent pas à émettre de belles affirmations sur l’importance de réaliser la révolution dans les deux domaines: le privé et le politique. Mais quand il s’agit d’actualiser ces théories dans leurs relations interpersonnelles, ils sont comme paralysés. Cela met en doute l’efficacité de ce qu’ils soutiennent. Les auteurs masculins aussi bien que les féminins sont d’accords sur cette différence entre leurs protagonistes femmes et hommes. A ce portrait, les auteurs femmes ajoutent souvent l’affirmation du choix de vivre différemment même si cela signifie être marginalisées, devoir vivre en exile ou être mises à mort.
Par exemple, Marie-Rose dans Sitt Marie-Rose vit ses idéaux–engagement d’aide aux opprimés, prête à donner sa vie en sacrifice si cela peut montrer aux combattants leur stupidité–aussi au niveau personnel. Elle a quitté un mari qui l’opprimait. Elle vit avec un homme qui la respecte, l’aime et l’encourage dans sa lutte et ses valeurs. Et Myriam et Ammal dans La maison sans racines sont conscientes que les transformations doivent aussi s’opérer à travers le choix de modes de vie différents. A la différence de Marie-Rose, qui divorce avant de trouver le compagnon la soutenant dans ses efforts, Ammal et Myriam, ainsi que Kalya, refusent un mariage traditionnel dès le début, et mettent toute leur énergie dans leur profession. Les femmes de ce roman sont réellement visionnaires et révolutionnaires. Elles ont compris l’importance d’incorporer une révolution sexuelle au politique. Leur marche pour la paix symbolise cette force.
Dans Mort à Beyrouth, Awwad met son doigt sur les deux mesures et les attitudes hypocrites des hommes libanais. Tamima a le courage d’aller vers Hani (l’homme qu’elle doit épouser) pour lui dire qu’elle a perdu sa virginité. Elle ne veut pas faire ce que beaucoup de femmes de son pays font: une petite opération par un médecin pour réparer la virginité la veille du mariage. Elle a l’idée vraiment révolutionnaire de vouloir commencer sa vie avec Hani dans l’honnêteté, la franchise et l’ouverture. Mais Hani ne peut pas l’accepter. La gifle qu’il lui donne est pire que tous les autres coups et blessures de son passé. La réaction de Hani est très décevante, venant de quelqu’un qui, tout au long du roman, émet des idées révolutionnaires pour le Liban: le reconstruire avec de nouvelles valeurs, unir Chrétiens et Musulmans par les liens du sang, engagement d’aide aux pauvres, compréhension plus large de l’histoire et des problèmes du monde arabe. Mais quand il s’agit de sa vie privée, il est aussi étroit, aussi orgueilleux, aussi borné que n’importe quel autre mâle. Il veut la liberté et la libération sexuelle pour lui-même, mais la femme qu’il épousera doit être vierge la nuit de noces.
Les protagonistes masculins sont décrits comme ouverts et avancés lorsqu’il s’agit d’énoncer des idées sur les relations entre hommes et femmes, ou sur la libération de la femme et sa liberté de choisir la vie qu’elle veut mener comme bon lui semble, mais quand il s’agit d’actualiser leur vision révolutionnaire dans le quotidien, c’est une autre histoire. Leurs belles phrases disparaissent subitement face à la réalité. Les deux caractères principaux de Mort à Beyrouth ne peuvent pas accepter le désir de Tamima d’être elle-même et de vivre sa vie, alors qu’ils ont tous les deux clamé des idées de réforme pour la survie du Liban. Et Ramzi dans Le vaisseau reprend le large, qui perçoit la libération de la femme comme centrale à la révolution du monde arabe, ne peut pas l’accepter dans sa vie personnel, étant plus sécurisé par la tradition.
Une autre préoccupation importante des femmes et des hommes écrivains est leur façon de voir la multiculturalité et la question des racines, de l’exil, du pluralisme, telles que ces questions sont liées à la violence et à la guerre, et comment elles se reflètent dans les relations interpersonnelles. Les écrivains femmes ont tendance à voir la mixité comme positive. L’exil signifie souvent la liberté. La recherche de racines est souvent une expression de nostalgie de l’enfance et le besoin de sécurité et d’amour. Les écrivains hommes décrivent la mixité comme confrontation. Leur recherche est pour la pureté, la mixité signifiant le déshonneur. La multiculturalité augmente leur schizophrénie et les rend mal à l’aise et déprimés. Les racines sont une recherche d’identité et l’exil est un destin tragique.
Par exemple, Kalya dans La maison sans racines pose des questions sur la signification des racines et exprime l’importance de greffer en elle toutes les différentes racines et sensibilités des cultures dont elle est composée. Elle insiste sur l’aspect positif de tels hybridisation et cosmopolitanisme, et de la richesse, la tolérance et l’ouverture que cela apporte. Ce sont les valeurs que le Liban représentait et que Kalya était venue chercher. Alors que Ramzi dans Le vaisseau reprend le large est déprimé par la multiculturalité qu’il associe à la perte d’identité, et qu’il voit comme l’une des causes de la guerre. Ramzi est constamment déchiré par sa division Orient/Occident, Est/Ouest. Son incapacité à intégrer harmonieusement les différents côtés de sa personnalité constitue sa schizophrénie.
Les mariages interculturels et interconfessionels reflètent la même vision. Les auteurs femmes peignent des protagonistes féminines capables de les vivre harmonieusement et avec un sentiment de réussite, d’engagement et de solution possible à la guerre (même lorsqu’ils entraînent l’assassinat comme pour Marie-Rose). Les auteurs hommes montrent des protagonistes masculins déchirés entre le désir d’atteindre la mixité au niveau politique et l’impossibilité de la vivre dans leurs vies personnelles, même quand ils ont proclamé l’importance de rompre avec les traditions à ce niveau-là. Les auteurs hommes peignent aussi des protagonistes femmes arrivant à harmoniser le personnel avec le politique. Leur échec dans la réussite d’une libération véritable ne vient pas de leur manque d’action, mais de l’impossibilité des hommes à le réaliser avec elles.
Une autre notion implicite dans les romans des femmes et des hommes est l’androgynie. Dans ce domaine, il y a moins de contraste entre les deux gendres. Les auteurs femmes aussi bien que les hommes décrivent les aspects négatifs et positifs de l’androgynie. Adnan fait appel à un passé androgyne mythique pour confronter les protagonistes mâles à leurs valeurs corrompues. Chedid peint des personnages féminins qui prennent des traits traditionnellement perçus comme masculins. Et Awwad décrit des femmes qui, pour se libérer, adoptent un discours masculin et décident de s’engager dans la lutte guérillero. Chez ces deux derniers auteurs, le résultat n’est pas positif. Il n’engendre pas la vie, et n’est pas une solution à la guerre. Et le protagoniste masculin de Barakat qui exprime les côtés masculins et féminins de sa personnalité n’est pas dépeint comme ayant intégré les deux de façon harmonieuse. Il est toujours mal à l’aise et déchiré entre l’agressivité et le masochisme, son côté mâle étant associé à la victoire et le féminin à la défaite. Le portrait androgyne le plus positif se trouve chez Khoury. L’un des personnages féminins centraux est décrit comme d’apparence androgyne et semble libéré des restrictions de la société. C’est une projection de ce que le personnage masculin central aimerait être, la façon dont il imagine la liberté et une manière de rejeter la guerre. Ce personnage androgyne rit, discute, bouge librement, séduit le héros, court vers la mer, et reste inaccessible parce que l’homme est trop occupé à combattre pour « la révolution. » Pourquoi l’auteur a-t-il choisi de créer une femme à l’apparence androgyne pour représenter la liberté? Est-ce qu’il dit que les genres sont condamnés aux tropes destructifs et que seule l’androgynie peut échapper à une telle destinée? Tout le passage décrivant cette relation est un débat sur la signification de la guerre et à quoi elle conduit: la révolution ou la mort, la révolution ou la vie, les rêves ou la réalité, les fedayeen ou les femmes. Il n’y a pas de réponse à ce dilemme: la guerre/révolution est l’espoir/désespoir des pauvres.
La question de la pauvreté et lutte de classes liée à la guerre et à la condition des femmes souligne la conscience des écrivains face à ce problème. Les hommes et les femmes montrent le lien entre le destin des dépossédés, leur lutte à s’en sortir, l’oppression des femmes et la guerre. Les auteurs femmes cherchent des solutions positives alors que les auteurs hommes l’utilisent pour justifier la violence. Awwad décrit la relation directe entre les classes de ses protagonistes femmes et le niveau d’abus et de violence auxquels elles sont soumises. Chedid montre des personnages féminins dont la conscience privée et politique donne une réelle sensibilité à la condition des pauvres et vise versa: la découverte de la vie des pauvres les entraîne à s’engager activement pour la transformation de leur vie personnelle et politique. De même, Adnan dépeint une protagoniste femme qui est socialement, politiquement et personnellement engagée vis à vis des problèmes des femmes et de ceux des pauvres, des dépossédés et des opprimés en général. Quant à Khoury, il pose souvent la question de « la guerre des pauvres » pour décrire le lien entre l’oppression et la guerre, et pour justifier la vengeance des dépossédés. La foule qui envahit le quartier chic des hôtels de Beyrouth vient des camps, des ghettos et des endroits pauvres du Liban. Khoury nomme ironiquement la rue qu’ils envahissent « France, » pour montrer que la vengeance est aussi celle des colonisés contre les colonisateurs.
Les auteurs femmes et hommes décrivent les conséquences terribles des rites de virginité liés aux notions d’honneur, de possession des femmes et des relations sexuelles. Ce sont de telles coutumes qui conduisent la protagoniste femme de El-Cheikh au désespoir, à la folie et à la mort. Dès le début, elle les rejette et est révoltée par la vision des hommes de son corps et de sa sexualité. Elle voudrait en être libérée et avoir le contrôle de son corps et de sa vie. Elle utilise la guerre pour rompre avec les tabous et affirmer sa sexualité. Elle découvre que la guerre est beaucoup plus forte et destructrice que tout ce qu’elle a connu avant, et que les coutumes qu’elle essaie d’abolir grâce à ces conditions de guerre ne sont que temporairement déplacées. Elles reviennent en plus grande force et avec une virulence encore plus destructrice. Et Adnan utilise la voix de la narratrice pour commenter les résultats dangereux et effrayants des codes d’honneur liés à la virginité et comment ils renforcent le système confessionnel sectaire. Quant à Awwad, il montre le lien direct entre les rites de virginité, la propriété exclusive des femmes et la violence et crimes à la base d’une société construite sur les divisions et le sentiment de propriété exclusif des femmes. Dans un tel système, les femmes sont dominées, violées, conduites au suicide ou tuées par les hommes, eux-mêmes manipulés par le pouvoir politique. C’est un cercle vicieux de luttes de pouvoir dans lequel les femmes sont les victimes suprêmes. Et Barakat, à travers l’histoire de l’hyène et du capitaine de bateau, illustre l’importance du concept de la virginité et des codes d’honneur liés aux rôles des femmes dans la société, la femme étant la terre, et la Palestine comme femme suprême.
Dans la plupart des romans étudiés, les codes d’honneur–rattachés à la virginité et aux crimes cherchant à laver l’honneur/orgueil de la famille/tribu dans le sang–sont liés au viol associé à la mort. Le viol, c’est le défendu absolu (surtout quand il s’agit des femmes de sa tribu) donc la tentation absolue de mort (quand il est infligé aux femmes d’une autre tribu). Les hommes prouvent leur masculinité à travers des actes de violence contre les femmes des autres clans. Cela renforce le système de clans, rendant les femmes plus vulnérables et dépendantes de la protection des hommes. La protagoniste femme de El-Cheikh est violée à travers toute sa vie sexuelle qui se termine par la mort comme viol final. Chez Awwad, l’acte sexuel, dans l’imaginaire et la pratique des hommes, est associé au viol. Ils semblent incapables de le concevoir différemment; cela fait partie du système de pouvoir par lequel ils prouvent leur masculinité et leur domination. Leur conception de la sexualité a souvent pour conséquence la mort, le suicide ou l’annihilation de la protagoniste femme. Et chez Khoury, le désir du personnage principal masculin est de violer la ville/femme parce qu’elle est comme une prostituée et qu’elle incarne toutes les valeurs morales décadentes associées à la vie moderne et à l’industrialisation. Mais le viol ne suffit pas, il doit atteindre la destruction totale, et la dévastation doit s’étendre aux autres villes/femmes du monde, conduisant à l’annihilation et à l’oubli final. Alors qu’Etel Adnan, qui compare aussi la ville à une femme, voit son viol/destruction comme cruauté, sadisme et violence suprêmes des hommes. Elle a pitié de cette femme/ville et cherche des solutions dans des alternatives non-violentes, même dans la notion du sacrifice de soi, si cela peut arracher la haine et la destruction. Quant à Barakat, les images qu’il utilise pour la défaite des Arabes par Israël sont d’invasion, de destruction et de viol qui se jouent sur le corps du protagoniste masculin qui se sent complètement frustré et déprimé parce que rendu impuissant.
Les relations sexuelles conçues dans un système de jeux de pouvoir et dans une structure de soumission/domination se terminent, de toute évidence, dans les viols et l’abus des femmes. Les viols sont liés aux grossesses non-désirées et aux avortements. Dans aucun des romans étudiés nous ne trouvons la conception, la grossesse et l’enfantement comme des actes heureux et positifs. Les auteurs masculins et féminins semblent voir la conception et l’acte de création comme impossibles et répugnants dans le contexte de la guerre. Les protagonistes femmes sont celles qui paient le prix, parce que les protagonistes hommes remettent sur elles l’entière responsabilité de la contraception et de la grossesse. L’acte sexuel étant, la plupart du temps, un acte de viol et de domination, les femmes ne sont que des objets de possession, des récipients dans lesquels les hommes déversent leur colère et leurs frustrations, prolongement de leurs sentiments et actes de guerre. L’avortement est le résultat direct du viol, comme la destruction est le résultat direct de la guerre. La vie de peut pas être engendrée dans un tel contexte.
Le viol comme réaction première du franc-tireur à Zahra, est une façon de prouver sa masculinité à travers le contrôle et la domination. De même que ses tueries, il casse les lois de la société et fait ressortir l’état de chaos dont il fait partie. La peur est l’une des premières motivations de tels actes: peur de la vie, peur des femmes, fascination de la mort et de la destruction. Puis il s’habitue aux visites journalières de Zahra et sa peur s’estompe; il commence à répondre à ses besoins sexuels en la caressant, et à son confort physique en lui apportant des draps sur lesquels s’étendre. Il commence même à montrer des émotions et à devenir tendre. Mais à l’annonce de sa grossesse et aux questions sur son métier, la peur le saisit à nouveau. Il ne peut pas s’acquitter de la promesse de l’épouser et réintégrer une vie « normale » qu’il détruit tous les jours. Il ne peut pas faire face à la vie dans son sein. Pour rétablir le chaos, drogue journalière et seule signification de son existence, il doit la tuer.
Dans les romans écrits pas les hommes, nous voyons que la guerre révèle la nature de l’homme composée de masculinité.13 Certains problèmes de la masculinité sont l’agressivité et la violence liées directement à l’exploitation personnelle et politique de la nature et des femmes. L’exploitation prend diverses formes, telles que la mauvaise ou surexploitation des ressources de la planète, l’oppression d’autres races, sexes et âges, l’invasion et/ou la domination d’autres pays ou continents, la course aux armements, etc. Les conséquences de telles valeurs sont la mort, la destruction, et plus de violence et de mort. C’est un cercle vicieux qui ne fait que se répéter, comme si les êtres humains étaient incapables de rompre la chaîne: la guerre créant la masculinité et la masculinité créant la guerre. Seule une vision différente du monde pourrait la démonter! Seules des valeurs différentes pourraient ramener l’harmonie et un futur de vie et d’espoir, au lieu de guerres et d’holocauste nucléaire.
Dans les trois romans écrits par les hommes, nous voyons que la guerre est l’un des facteurs essentiels de la destinée humaine. Elle a sa propre vie qui définit la vie et les choix des personnages. Aucun d’eux ne questionne l’existence de cette force et se demande comment on pourrait s’en débarrasser, sauf à travers une répétition de guerre et de violence–comme avec les Palestiniens qui se battent contre Israël. Nous voyons même une certaine fascination pour la guerre, l’idée qu’elle est cathartique et peut amener le salut et/ou la solution aux dilemmes femmes/hommes, comme pour le narrateur de La petite montagne ou Tamima dans Mort à Beyrouth.
Nous ne trouvons aucun des personnages masculins principaux souffrant directement de la guerre comme nous l’avons vu chez les personnages féminins. Il est à noter que les écrivains masculins et féminins montrent tous que ce sont les personnages femmes qui souffrent le plus de la guerre. Nous voyons dans Le vaisseau reprend le large, le caractère masculin principal profondément blessé dans son orgueil et dans un état de constante dépression causé par la défaite des Arabes dans la guerre avec Israël. Mais cette blessure n’est pas physique et mentale comme celle de Zahra ou de Marie-Rose qui toutes les deux meurent à la fin, victimes des blessures qu’on leur a infligées. Nous trouvons quelques personnages masculins mineurs qui meurent dans la guerre, comme certains guérillas de Mort à Beyrouth, ou les victimes du napalm dans Le vaisseau reprend le large, ou quelques camarades tels que Jaber dans La petite montagne, mais leur mort n’est pas décrite comme un mal, résultat de la violence de l’homme. Ils apparaissent plutôt comme des héros, ou des victimes de l’impérialisme ou du sionisme.
D’un autre côté, les personnages femmes des romans d’hommes sont emprisonnées dans des situations sans issues causées par les traditions et la guerre, les deux étant étroitement associées. Awwad est celui qui fait la relation la plus évidente entre les deux: la violence est le produit des protagonistes masculins et les femmes en sont les victimes directes. Elles sont violées, battues, utilisées, abusées, et tuées par les coutumes qui limitent leur vie. Le choix du personnage féminin principal de joindre, à la fin, la violence masculine, en s’engageant pour la cause palestinienne, espérant, grâce à cet engagement, ne plus être victime, peut s’expliquer, sinon se justifier, par l’analyse que Fanon donne de la violence.
Khoury montre aussi des femmes que le protagoniste veut détruire par la guerre et la violence parce qu’il a l’impression qu’elles cherchent à le détruire, comme la Ville le détruit. D’un autre côté, il y a un personnage féminin–la jeune femme nègre–libre et vivante. Mais le protagoniste masculin est incapable de la rejoindre parce qu’il a choisi la masculinité/guerre au lieu de la liberté/vie. Quant au personnage féminin de Barakat, la seule qui échappe aux coutumes arabes–grâce à son identité occidentale–elle est aussi emprisonnée par la guerre et par ses relations aux hommes de sa vie, qu’ils soient d’Orient ou d’Occident. Il est à noter dans ce roman que c’est le côté femme du narrateur masculin–quand il identifie son corps comme violé par l’armée israélienne–qui est le plus blessé par la guerre et la violence.
Les romans des auteurs femmes et des auteurs hommes se terminent par la mort brutale de plusieurs protagonistes femmes. Leur mort est le résultat direct de la violence des protagonistes hommes qui perpétuent la guerre. Zahra et l’enfant dans son sein meurent des balles du franc-tireur, père de l’enfant. Marie-Rose est exécutée par un gang de jeunes gens d’une milice chrétienne. La jeune Sybil meurt aussi de la balle d’un franc-tireur. Zennoub est cruellement violée par un gang. Désespérée, elle met fin à ses jours. Quant à Miss Mary, la plus solidaire de ses amies femmes, elle est tuée alors qu’elle tentait de protéger Tamima de la main cruelle de son frère. Dans un des romans d’hommes, l’un des protagonistes masculins meurt alors qu’il se battait. Sa mort est le résultat de sa propre violence et non une cruauté infligée de l’extérieur comme pour les femmes. Même si la violence émanant d’un opprimé peut être justifiée, la mort de l’une de ses victimes n’appelle pas la sympathie comme la mort de victimes innocentes.
Dans les romans étudiés, les auteurs femmes et hommes sont d’accord pour peindre les protagonistes femmes comme victimes finales. Ils diffèrent dans la part de responsabilité et/ou d’innocence qu’ils leurs attribuent. Khoury est celui qui représente les femmes comme responsables de leur propre victimisation. Sa rage contre les victimes est telle qu’il appelle à leur anéantissement total. C’est comme s’il blâmait les victimes de leur propre oppression et faisait appel à davantage d’oppression pour se débarrasser de l’oppression. Les idées de Fanon14 sur la violence comme catharsis peuvent être comparées à l’appel de Khoury pour l’annihilation totale. Les deux voient des moyens négatifs et destructeurs pour la transformation de la société. Il y a un élément comparable dans le roman d’el-Cheikh où un remède homéopathique est recherché par Zahra qui va trouver le franc-tireur. Mais Zahra manifeste son autodestruction dans le masochisme, renforçant sa propre victimisation, alors que le protagoniste de Khoury l’inflige par sadisme, augmentant la cruauté et exprimant un manque total de compassion pour les victimes.
Une conclusion à cette étude est que la peur qu’ont les hommes de la femme les conduit à la guerre, alors que la peur qu’ont les femmes de la violence des hommes les pousse à les rejeter. Un cercle de peur et de violence se perpétue l’une entraînant l’autre. Une vision basée sur la confiance, la reconnaissance et l’acceptation de l’autre pourrait transformer ce cercle et apporter la guérison des blessures et un projet de transformation pour un Liban nouveau et future. Une longue marche pour la paix a commencé ce processus.
1 Publié pour la première fois en arabe: Al-Jabal Al-Saghir (Beirut: Mu’assassat Al-Abhath Al-‘Arabiyya, 1987) traduit en français: La petite montagne (Paris: Arléa, 1987)
2 Publié pour la première fois en français: Sitt Marie-Rose (Paris: Des Femmes, 1977), traduit en anglais: Sitt Marie-Rose (Sausalito, California: The Post-Apollo Press, 1982)
3Il y a aussi des hommes qui font ce geste, qui croient à la réunification du Liban, et qui franchissent la ligne de démarcation, mais il m’a semblé qu’il y en avait moins que des femmes–peut-être parce qu’ils risquent davantage, qu’ils sont plus facilement victimes des kidnappings, des attentats, des meurtres, etc.–et qu’ils le faisaient davantage dans un esprit de devoir ou d’intérêts professionnels.
4 Par sexualité, je veux dire les relations, aussi bien physiques que psychologiques entre hommes/femmes, femmes/femmes, hommes/hommes, ou l’acte sexuel même, mais aussi les coutumes–méditerranéennes, libanaises et religieuses–liées aux relations de genres, et les sentiments d’amour, de pouvoir, de violence, de tendresse, ainsi que les notions de territoires rattachés à la jalousie et possession. La sexualité s’exprime aussi dans l’acte symbolique de traverser la ville: c’est le pont entre forces opposées. Si le genre est défini par les différences sexuelles créées par la culture, alors que la sexualité décrit des différences « innées », il me semble que les deux sont étroitement liés. Comment séparer l’un de l’autre? A travers cet essai, l’étroite relation entre sexe et genre précède une distinction entre les deux.
5 Pour une excellente vue d’ensemble et analyse des romans de la guerre du Liban, voir Miriam Cooke, War’s Other Voices: Women Writers on the Lebanese Civil War 1975-82 (Cambridge: Cambridge University Press, 1988)
6 Publié pour la première fois en arabe: Tawaheen Beirut (Beirut: Dar el Adab, 1972), traduit en anglais: Death in Beirut (London: Heineman, 1976)
7 Virginia Woolf, Three Guineas (London: Harvest Book, 1966) p. 6.
8 Publié pour la première fois en arabe: Hikayat Zahra (Beirut: An-Nahar, 1980), traduit en français: Histoire de Zahra (Paris: Lattès, 1985) et traduit en anglais: The Story of Zahra (London: Readers International, Quartet Books Limited, 1986)
9 Publié pour la première fois en français: La maison sans racines (Paris: Flammarion, 1985), à paraître en anglais: House without Roots (London: Serpent’s Tail, 1989)
10 René Girard, La violence et le sacré (Paris: Grasset, 1972) p. 33.
11 Ibid., p. 143.
12 Publié pour la première fois en arabe: ‘Awdat al-Ta’ir ilal Bahr (Beirut: Dar al-Nahar, 1969) traduit en français: Le vaisseau reprend le large (Sherbrooke, Québec: Naaman, 1979) traduit en anglais: Days of Dust (Washington: Three Continents Press, 1983)
13 La masculinité n’est qu’une des composantes de l’homme. Tel que je le vois, les femmes et les hommes ont tous les deux des côtés féminins et masculins plus ou moins développés suivant la différence des individus et des contextes culturels, familiaux et religieux. La masculinité a des composantes négatives et positives. Les aspects négatifs extrêmes de la masculinité sont définis par l’homme machiste.
14 Dans Franz Fanon, Les damnés de la terre (Paris: Maspero, 1968) il montre comment la violence est nécessaire, voir cathartique pour les colonisés, les opprimés en général. La violence guérit la folie empêchant les opprimés de retourner l’oppression contre eux-mêmes.