À la tête de grandes maisons d’édition, des femmes pleines d’audace

De plus en plus de femmes sont à la tête de grandes maisons. Une nouvelle génération d’éditrices qui chamboule l’univers des lettres avec des choix audacieux, radicaux parfois. Toujours enthousiasmants.

Par Delphine Peras

Pas encore quadra et déjà aguerries! Femmes de lettres, elles s’y connaissent aussi en chiffres. Elles ont les pieds sur terre, la tête bien faite et bien pleine. Ces lectrices insatiables ont retroussé leurs manches et pris des risques. Parisiennes ou provinciales, toutes ne sont pas issues du sérail, loin s’en faut. Mais toutes affichent des expériences multiples, et une envie d’en découdre nourrie moins d’ambition personnelle que de passions plurielles.

Elles s’inscrivent dans cette nouvelle génération d’éditrices françaises qui ne se contentent plus d’oeuvrer dans l’ombre, bien décidées à monter au créneau pour faire évoluer un métier en pleine mutation, conquérir un lectorat volatil à l’ère du 2.0 et d’une concurrence effrénée, donner leur chance à de nouveaux talents. Sans pour autant négliger le patrimoine littéraire dont elles ont également la charge.

Sacré défi pour ces frondeuses, qui portent haut la féminisation de la profession, déjà ancienne: le beau sexe représente 90% des effectifs de l’édition, mais il lui a fallu du temps avant d’accéder aux responsabilités. La « papesse » Françoise Verny (1928-2004) avait montré la voie, notamment en lançant « les nouveaux philosophes » (BHL, Glucksmann) à la fin des années 1970. L’hiératique Italienne Teresa Cremisi, 70 ans, a transformé l’essai en devenant le n°2 de Gallimard puis le n°1 de Flammarion, où elle a enrôlé Michel Houellebecq, Christine Angot, Jean-Christophe Rufin, Yasmina Reza… D’autres ont créé une maison à leur nom et gagné une belle renommée – Anne-Marie Métailié en 1979, Viviane Hamy en 1990, Joëlle Losfeld en 1992, Sabine Wespieser en 2001.

Le plafond de verre de l’édition se fissure

Plus récemment, la relève accélère le rythme, de Cécile Boyer-Runge, 53 ans, désormais PDG des éditions Robert Laffont, à la fusée Anna Pavlowitch, 42 ans, ex-patronne de J’ai lu, qui a pris la direction du pôle littérature générale de Flammarion en janvier dernier. Celle-ci souligne: « L’édition suit l’air du temps, la montée en puissance des femmes a aussi lieu dans d’autres domaines. D’où un effet vertueux qui consiste à ne pas reproduire l’atavisme et le conservatisme: j’ai moi-même nommé plusieurs femmes, jeunes, à des postes à responsabilités. Non parce qu’il s’agit de femmes, jeunes, mais parce que je les trouve excellentes. Ce n’est pas de la discrimination positive ni du sexisme à l’envers, c’est un féminisme assumé! »

Autres exemples notables: Stéphanie Chevrier, 46 ans, fondatrice, en 2008, des très dynamiques éditions Don Quichotte, Marie-Christine Conchon, 49 ans, PDG du paquebot Univers Poche (Pocket, 10/18, Fleuve) depuis 2010, Emmanuelle Vial, 44 ans, à la tête des éditions Autrement depuis 2011, Hélène Fiamma, 45 ans, directrice éditoriale de Payot & Rivages depuis janvier 2014.

La jeune garde n’est donc pas en reste, à l’instar de Sophie de Closets, 36 ans, normalienne et agrégée d’histoire: en février 2014, alors qu’elle venait d’accoucher de son deuxième fils, la fille du célèbre journaliste François de Closets a accepté de prendre la présidence de Fayard (où elle officiait de longue date comme éditrice), maison cent cinquantenaire jamais dirigée par une femme.

Assurément, le plafond de verre de l’édition se fissure de plus en plus sous l’impulsion de ces nouvelles venues en phase avec leur génération – ultraorganisées (elles veulent voir grandir leurs enfants), sans chichis (le tutoiement facile), solidaires, complices. Avant d’en retrouver certaines au grand raout du livre de Francfort, du 14 ou 18 octobre, voici une galerie de portraits sélective et en tous genres.

Véronique Cardi, directrice générale du Livre de poche

Dire qu’à seulement 35 ans cette jolie brune enjouée, alsacienne par sa mère et corse par son père, dirige le premier éditeur français de poches! Elle n’a pas perdu de temps, depuis sa prépa littéraire, à Strasbourg, et ses études de philo, à la Sorbonne. Après un stage chez Philippe Rey, l’éditeur de Joyce Carol Oates, la voilà à pied d’oeuvre au Seuil et chez Belfond, en fiction étrangère elle parle couramment l’anglais et l’allemand. « Grâce à des éditrices formidables, j’y ai appris un savoir-faire à la fois littéraire et commercial ».

En 2012, le boss de First lui propose de créer une nouvelle collection de littérature étrangère, Les Escales: la téméraire donne sa chance à un premier roman anglais, L’Ile des oubliés, de Victoria Hislop, best-seller international mais boudé par les éditeurs français à cause de son thème peu engageant – une histoire de lépreux, pensez donc. Les libraires sont emballés, le public suit, quelque 60000 exemplaires s’envolent, il s’en vendra 500000 au Livre de poche. Lequel fait alors les yeux doux à l’éditrice prodige, au point de lui tendre les clefs de la maison. Le défi plaît à l’outsider: « Le poche, c’est l’occasion de récrire la carrière d’un livre. » Sa jeunesse est un avantage: « Celui de ne pas regretter un âge d’or que l’on n’a pas connu. J’ai toujours vécu avec la crise, alors je vais au-devant des lecteurs. »

Sophie Charnavel, directrice éditoriale de Fayard

Elle a mis quatre ans à convaincre les époux Klarsfeld d’écrire leurs Mémoires, publiés en mars dernier par Fayard – 65000 exemplaires écoulés, des traductions dans le monde entier. « Mes livres, je vais les chercher avec les dents », admet en riant cette blonde tenace de 38 ans, originaire de la Haute-Savoie, que Sophie de Closets a tôt fait d’exfiltrer de Flammarion. Il faut dire que « la » Charnavel y a multiplié les coups: le petit manifeste de Jean-Luc Mélenchon, Qu’ils s’en aillent tous!, en 2010 – 180000 exemplaires -, les confessions de Juliette Gréco, le coup de gueule de Roselyne Bachelot, l’autobiographie délicate de Charles Berling, Aujourd’hui, maman est morte.

« Je crois aux livres transversaux, qui mêlent témoignage et qualité d’écriture. » Dotée d’une belle formation – EHESS, Sciences po Paris, DESS d’édition -, d’un copieux carnet d’adresses, et passionnée par les docs, elle avait débuté au côté de Guy Birenbaum (« Il m’a appris le métier ») chez Denoël puis dans la maison qu’il a fondée, Privé. « J’ai tout fait: coursier, comptable, commerciale », s’amuse encore l’éditrice, qui rejoindra ensuite Michel Lafon, puis Flammarion. « La zone de confort n’est pas mon truc! » Mais la gagne, oui: chez Fayard, Sophie Charnavel a déjà raflé les Mémoires de Michel Denisot, le témoignage de Rachel Lambert, l’enquête d’Ariane Chemin et de Vanessa Schneider sur Patrick Buisson, Le Mauvais Génie. Et ce n’est qu’un début…

Marie-Pierre Gracedieu, responsable du domaine anglo-saxon de Gallimard

Avec sa petite robe noire et ses Dr. Martens montantes, son manteau bleu turquoise effet peluche et sa casquette de gavroche, elle est rock! Et très pro, cette Auvergnate intello de 39 ans, diplômée de Sup de co, littéraire dans l’âme, anglophile accomplie (elle a été en poste au Bureau du livre français de New York), toujours à l’affût de la perle rare. Antoine Gallimard l’a bien compris, qui l’a débauchée en 2012 de Stock, où Marie-Pierre Gracedieu a passé six ans, responsable de La Cosmopolite, la fameuse collection de littérature étrangère sanctuaire des plus grands (Stefan Zweig, Virginia Woolf, Carson McCullers), que la jeune éditrice ouvre aussitôt à des plumes contemporaines, telle la Finlandaise Sofi Oksanen, Prix Femina en 2010 pour son roman Purge.

Chez Gallimard, elle n’a pas perdu le rythme, au contraire, attentive aux recommandations de ses « scouts » d’outre-Atlantique et d’outre-Manche, plus que jamais sur la brèche pour repérer une nouvelle voix. Ainsi, la jeune Britannique Jessie Burton, dont elle a publié le premier roman, l’époustouflant Miniaturiste. Ah ! oui, on oubliait: Marie-Pierre a aussi un pied dans le polar pour enrichir la collection Mercure noir. Quelle énergie !

Alice d’Andigné, responsable de la fiction française chez Stock

Ce n’est pas rien d’avoir été recrutée comme assistante éditoriale par Teresa Cremisi en 2005, chez Flammarion : pendant près d’une décennie, Alice d’Andigné a été à bonne école, et amenée à faire plancher les auteurs les plus en vue – Houellebecq, Angot, Reza… « Teresa s’est montrée vraiment généreuse avec moi, dans la transmission, elle m’a fait confiance », insiste cette grande fille toute simple de 34 ans au sourire spontané. Une Versaillaise qui n’en a vraiment pas l’air, titulaire d’un DEA de littérature comparée après une prépa littéraire, et avant de passer un an en fac à Londres.

Un premier CDD chez Grasset la met vite sur les rails; le directeur général adjoint, Manuel Carcas sonne, la repère aussitôt. Finalement, ce sera Flammarion et son cortège de célébrités. Pas trop sceptiques face à cette jeunette? « Non, ça s’est très bien passé, grâce à Teresa, justement. » Aux manettes de Stock depuis 2013, Carcassonne la convainc tout de même de le rejoindre, ce qu’elle fait en janvier dernier. Depuis, Alice croule sous les manuscrits, en lit un par jour, savoure sa place. « Ecrivain, ce n’est pas un métier, c’est l’air dont certains ont besoin pour respirer. Editeur, ça, c’est un métier: le plus beau du monde ! »

Charlotte Gallimard, PDG de Casterman

On la surnomme « l’héritière »: arrière- petite-fille de Gaston Gallimard, fondateur de l’illustre maison qui porte son nom, l’aînée d’Antoine, l’actuel président, a été propulsée en janvier 2014 à la tête de Casterman, label mythique de la bande dessinée – Tintin, Alix, Corto Maltese, Bilal, Geluck… D’aucuns ont douté des compétences de cette cheftaine de 34 ans, n’ayant pour faits d’armes que la direction des éditions Alternatives, petite structure – quatre collaborateurs -, filiale de Gallimard qui plus est… C’est mal connaître la force de caractère de la ravissante blonde aux yeux rieurs, prompte à suivre le conseil de son père: bien se faire entourer.

Directe, simple, à l’écoute, Charlotte a tôt fait de montrer qu’elle pouvait tenir la barre du vaisseau Casterman, qui publie 300 titres par an et emploie 40 personnes. « Je ne me pose plus la question de mon nom, je vais de l’avant », assurait-elle l’année dernière à L’Express. Elle fonce, même, avec pour objectif aujourd’hui de réussir le lancement stratégique d’un nouveau Corto Maltese, en librairie depuis une semaine, et surtout d’approfondir le dialogue avec les éditions Moulinsart, ayants droit d’Hergé. Papa Antoine y tient…

Céline Thoulouze, responsable du domaine français de Belfond

« Ce métier, on l’apprend sur le tas », déclare d’emblée cette personnalité pétillante de 35 ans, originaire de Caen, où elle a étudié en khâgne et hypokhâgne, avant de décrocher un DEA de littérature comparée à la Sorbonne. Sur le tas, ce fut d’abord chez la très littéraire Sabine Wespieser – « ma maman de l’édition » -, petite maison où il faut être au four et au moulin, quatre ans durant. Changement de registre au Fleuve noir, marque du grand groupe Place des éditeurs: elle y repère Gilles Legardinier et l’impose en auteur de comédies, lui a l’idée du chat sur la couverture de ses livres. Carton plein: plus de 3 millions d’exemplaires vendus, tous titres confondus!

« J’aime la variété, notre génération n’est plus dans des cases. » La preuve par son arrivée chez Belfond (même groupe), il y a un an, où Céline Thoulouze revient à une ligne plus littéraire, toujours novatrice: avec Azadi, le beau roman de Saïdeh Pakravan, lauréat 2015 du prix de la Closerie des Lilas (dont L’Express Styles est partenaire); ou encore La Petite Barbare, premier roman d’Astrid Manfredi, très remarqué en cette rentrée et déjà écoulé à 6000 exemplaires. « Maintenant, je mise sur les nouvelles, genre qu’on ne sait pas assez défendre en France. Il faut secouer le cocotier! » Un credo d’actualité.

 Source: http://www.lexpress.fr/culture/livre/a-la-tete-de-grandes-maisons-d-edition-des-femmes-pleines-d-audace_1723800.html#jMtOCCQldROLLqUI.01

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