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RUSSIE: Poutine : le pétrole ne paie plus
S’il bénéficie encore du soutien populaire, le pouvoir du président russe est dangereusement menacé par la chute de l’économie russe.
- FINANCIAL TIMES | KIRILL ROGOV
Depuis qu’il est au Kremlin, Vladimir Poutine appuie sa force politique sur deux formidables piliers : un cours élevé du pétrole, qui lui est arrivé telle une bénédiction, et la ferveur patriotique russe, qu’il a su éperonner en lançant son pays dans des conflits régionaux. Mais alors que le prix du pétrole s’écroule, le seul nationalisme suffira-t-il au président russe pour se maintenir ?
Ces dix dernières années, le pétrole a connu deux phases de flambée des cours : la première a pris fin en 2008 sur les cendres de la crise financière, mais la seconde a débuté à peine trois ans plus tard. Fin novembre, cependant, le baril est tombé à tout juste 70 dollars, contre 105 dollars en juin – un coup dur pour les producteurs russes. Ce ralentissement ouvre une période périlleuse pour Vladimir Poutine. Depuis sa première accession à la présidence, il y a quinze ans, l’Etat russe a renforcé sa mainmise sur le pétrole et le gaz et accru son rôle dans le secteur de la finance.
Les nationalisations rampantes ont dissuadé les investisseurs et balayé les ressources nécessaires à l’investissement privé. La situation n’est pas inédite, tant s’en faut : dans les pays riches en ressources naturelles, la population applaudit généralement les nationalisations – à condition d’en tirer des bénéfices. Dans ses premières années à la présidence, Poutine n’a pas déçu les Russes sur ce point. La manne pétrolière a stimulé la consommation et, avec elle, la croissance. La redistribution s’est faite, pour l’essentiel, via le marché.
Mais le second boom des cours du pétrole ne s’est pas répercuté aussi aisément dans l’économie : en 2012-2013, alors que le baril a souvent dépassé les 100 dollars, la croissance russe était pour ainsi dire au point mort. La pénurie d’investissements s’est traduite par une hausse des prix, la progression de la consommation s’est essoufflée et la redistribution des gains pétroliers a dû, cette fois, passer par des largesses d’Etat. Au début des années 2010, les dépenses publiques avaient progressé de plus de 25 % par rapport au milieu de la décennie 2000, avec pour postes principaux les aides sociales, les retraites et les salaires des fonctionnaires en hausse, et le budget de la défense.
La Russie a mis en œuvre ce que l’on appelle parfois le “nationalisme des ressources [naturelles]”, et que l’on a déjà vu ailleurs : dans l’Irak de Saddam Hussein, par exemple, ou encore dans le Venezuela d’Hugo Chávez. Une telle politique conduit inévitablement à une confrontation avec l’Occident, à mesure que le régime s’isole. Le plus souvent, les responsables politiques qui s’engagent dans cette voie se proclament leaders régionaux et attisent des conflits avec les pays voisins afin de susciter une mobilisation patriotique. Les confrontations hors des frontières sont une source de légitimité sur le plan intérieur.
Elles justifient la répression et entraînent la population dans un discours nationaliste. Les buts déclarés du conflit importent peu ; ce qui compte, c’est la perpétuation du conflit lui-même. Dans cette optique, les conflits désespérés paraissent rationnels, quel qu’en soit le coût. La transition de l’autoritarisme soft vers un régime totalitaire obéit à trois conditions préalables : un soutien populaire, l’aval des élites et une économie qui ne se détériore pas trop rapidement. Pour l’instant, le soutien populaire est le point fort de Poutine. Après une période de déclin, sa cote de popularité aurait grimpé à 85 % en juin. Cela étant, dans un climat autoritaire, de tels chiffres sont à prendre avec des pincettes. Le débat public, ou ce qu’il en reste, se déroule dans l’ombre, et les sondages n’en donnent qu’un reflet déformé.
Même si le sentiment antioccidental s’intensifie, les Russes vivent plus que jamais à l’occidentale. Il y a deux ans, ils ont été des dizaines de milliers à descendre dans la rue pour appeler à une modernisation. Les élites se sont laissées impressionner par l’apparente popularité de Poutine. Mais c’est l’économie – le double choc des sanctions et de la chute des prix du pétrole – qui représente la plus grave menace pour le président. Les institutions répressives ne sont pas encore parfaitement en place et le pays n’est pas assez verrouillé.
Le Kremlin hésite, il se demande s’il faut faire monter d’un cran la confrontation ou lâcher du lest, le temps de prendre la mesure de la nouvelle réalité économique. Mais la logique du nationalisme des ressources est celle de la fuite en avant. Un régime qui ne veut pas lâcher les richesses naturelles de son pays ne peut pas créer de prospérité. Au lieu de cela, Poutine doit canaliser les élans nationalistes de son peuple. Ce qui suppose d’intensifier le conflit avec l’Occident.
—Kirill Rogov *
Publié le 30 novembre 2014 dans Financial Times Londres
Note :* Politologue à l’Institut d’économie Gaïdar de Moscou.