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Ahmad Tibi: «Israël est une ethnocratie»
Ahmad Tibi n’est pas un député israélien comme un autre. Arabe, c’est-à-dire palestinien, il est aussi, à 55 ans, l’un des plus réputés pour la fougue et la franchise qu’il met à défendre ses convictions. Conseiller de Yasser Arafat pendant les années 1990, ce médecin de formation est entré au parlement israélien en 1999, il s’est fait réélire quatre fois ensuite. Il était l’invité du Parlement européen à Bruxelles cette semaine, l’occasion d’une rencontre pour nous originale.
Quel message apportez-vous à Bruxelles?
Je suis ici pour parler de la minorité arabe d’Israël mais d’abord de ce qui se passe à Jérusalem actuellement. Des responsables israéliennes veulent diviser l’esplanade des Mosquées entre Juifs et musulmans. C’est très dangereux. Une ligne rouge. Exactement le genre de chose qui confère à ce conflit une nature religieuse au lieu de son statut politique. N’oublions pas non plus ce qui s’est passé à Gaza cet été: une agression israélienne et des crimes guerre. Et quand il y a crimes de guerre il y a criminels de guerre. Au niveau politique et militaire. Ceux-ci devraient répondre de leurs actes devant la justice. Pour éviter de nouveaux crimes. Je crois que l’Autorité palestinienne va maintenant dans ce sens.
Croyez-vous que la ligne adoptée par le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, est la bonne?
Le président Abbas vient de faire un changement stratégique lors de son dernier discours devant les Nations unies. Plus de ces négociations avec (le Premier ministre israélien) Netanyahou, maintenant la bataille est internationale, populaire, légale et diplomatique. Cela va embarrasser le gouvernement israélien, c’est bien pourquoi (le ministre israélien des Affaires étrangères) Lieberman appelle Abbas un «terroriste diplomatique». Un nouveau concept stupide «made in Israel». Selon ce concept, un occupé n’a pas le droit de combattre l’occupation et celui qui se plaint est un terroriste. Alors que le droit de lutter contre l’occupation est légal et humain.
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Croyez-vous encore à la solution des deux Etats, Israël et Palestine, vivant côte à côte?
Il y a en effet deux options sur la table du Premier ministre israélien. La solution des deux Etats ou celle d’un seul Etat. Je connais bien les Israéliens: quand vous évoquez ces deux solutions, ils en choisissent une troisième, à savoir le statu quo! Car l’occupation ne leur coûte pas grand-chose. Ni d’un point de vue économique ni d’un point de vue politique. Au contraire, dans la vallée du Jourdain, par exemple, ils en tirent de grands profits économiques. Chaque jour qui passe voit diminuer les chances que soit créé un Etat palestinien indépendant. Les toutes récentes annonces de confiscations de terres près de Bethléem et à Jérusalem sont de nouvelles étapes destinées à empêcher l’établissement d’un Etat palestinien viable avec des frontières contiguës. C’est pourquoi, chez les Palestiniens, de plus en plus de voix parlent de la solution d’un seul Etat, un cauchemar pour la majorité des Israéliens. Pour être franc, j’aime cette idée car c’est la seule qui me permet à moi ou à n’importe qui portant le nom d’Ahmad ou de Mohamed de rêver d’être un jour président d’Israël ! (rires) Plus sérieusement: l’arrogance des dirigeants israéliens dans le style de Netanyahou et cette idée que la force permet tout les mènent à l’échec; ces gens détruisent leur Etat.
Beaucoup d’observateurs estiment que les choses empirent pour la minorité palestinienne en Israël, est-ce votre point de vue également?
Parfaitement! Nous sommes 20% de la population en Israël et nous souffrons de discriminations dans tous les domaines. Par exemple, nous ne sommes que 8% des employés du secteur public, il y a d’ailleurs plusieurs administrations publiques sans le moindre Arabe. A la Banque centrale, par exemple. Au sein de la compagnie nationale d’électricité, plus grande pourvoyeuse d’emplois, nous ne sommes que 2,4%. Et presque aucun Arabe dans les trois catégories hiérarchiques supérieures du secteur public. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes. Il y a un double système de lois et d’allocations de ressources en Israël: l’un, massif, pour les juifs, l’autre pour la minorité arabe qui souffre de marginalisation dans tous les aspects de la vie: allocation des terres, emplois, budgets, zones industrielles, agriculture, éducation, lieux de culte, etc. Pour les infrastructures, si vous comparez celles des villes juives à celles des cités arabes, il y a un fossé de développement de trente ans entre elles. Ces dernières années, la Knesset a adopté quelque 35 lois qui discriminent entre Juifs et Arabes. Surtout dans les domaines des terres, du logement, de la citoyenneté, etc.
Pourtant, Israël se dit une «démocratie»…
Vous savez, il n’y a pas de Constitution en Israël, seulement des «Lois fondamentales». Selon elles, Israël est défini comme Etat juif et démocratique. Notez: juif avant démocratique. Alors c’est vrai, Israël est juif et démocratique: démocratique pour les Juifs et juif pour les Arabes. Ce n’est donc pas une démocratie mais une «ethnocratie», je pourrais même dire une «judéocratie», une démocratie pour les Juifs. Je dis souvent qu’Israël entretient trois sortes de régimes légaux. D’abord, une démocratie pour 80% des habitants, les citoyens juifs, ensuite, une discrimination raciale contre 20% de la population, la minorité arabe d’Israël, et enfin l’apartheid dans les territoires occupés depuis 1967. La dernière illustration de cet apartheid a été donnée il y a quelques jours par le ministre de la Défense Moshe Yaalon qui a décidé d’interdire aux Palestiniens de prendre les mêmes bus que les colons juifs. Pire que sous l’apartheid de l’ex-Afrique du Sud, où les Noirs pouvaient voyager à l’arrière des bus empruntés par les Blancs.
On a aussi beaucoup parlé de la nouvelle loi élevant le seuil minimal pour être élu, de 2 à 3,25%, qui serait destinée à raboter la représentation à la Knesset de la minorité arabe…
Oui! Avigdor Lieberman (ministre des Affaires étrangères, chef d’un parti de la droite extrême, NDLR), supporté par plusieurs autres partis a réussi à faire passer cette loi. Ce qui veut dire au minimum quatre sièges de députés ou bien rien. Le but principal de Lieberman, bien connu pour être anti-arabe, consiste à mettre des obstacles devant les partis arabes pour qu’ils aient moins d’élus. Cela nous oblige à de nouveaux accords entre les factions arabes de la Knesset, il n’y aura plus trois factions mais une ou deux.
Près de la moitié de l’électorat arabe d’Israël ne vote d’ordinaire pas…
Oui. Mais il y a une différence notable entre la participation des citoyens arabes aux scrutins locaux et nationaux. Pour les locaux, c’est élevé : 90%, pour des raisons d’intérêts locaux. A la Knesset, aux dernières législatives, ils étaient 56% à voter et 53% la fois précédente. Nous avons fait des sondages pour comprendre. La première raison est le désintérêt, ils ne voient pas le lien direct avec leur vie quotidienne. Seuls 15% de ceux qui ne votent pas, qui boycottent, le font pour des raisons politiques. Les partis devraient faire plus pour convaincre les abstentionnistes.
Que diriez-vous aux abstentionnistes politiques?
Selon la loi électorale israélienne, les voix des abstentionnistes soutiennent indirectement le parti qui arrive en tête: celui qui ne vote pas soutient donc (le Premier ministre) Netanyahou ou Lieberman! Autre argument: pour le moment, il y a 11 députés arabes; avec plus de votes dans les zones arabes, on pourrait monter à 16 ou 17 élus et devenir donc bien plus influents. La Knesset est l’endroit le plus important en Israël. Pour expliquer notre cas, non seulement aux Israéliens, mais aussi à la communauté internationale. Je suis ici à Bruxelles, invité par le Parlement européen, parce que je représente la minorité arabe d’Israël et que je suis l’un des vice-présidents de la Knesset.
En janvier 2010, à la Knesset, justement, vous avez délivré un discours fort remarqué à propos de la Shoah…
Qui a été noté par le président de la Knesset à l’époque Reuven Rivlin (devenu résident de l’Etat cette année, NDLR), comme l’un des meilleurs discours à la Knesset de tous les temps! J’y avais beaucoup travaillé.
Vous y démontriez une grande empathie pour les souffrances du peuple juif. Considérez-vous comme d’autres observateurs qu’on ne trouve guère une telle empathie en face vis-à-vis des souffrances palestiniennes?
Oui, c’est tout à fait exact! Hier encore, je donnais un cours dans l’une des meilleures hautes écoles israéliennes, à Haïfa, devant un public entièrement juif. J’ai mentionné ce point, leur manque d’empathie, j’ai évoqué le massacre de Kafr Qassem (en 1956, une cinquantaine d’ouvriers palestiniens d’Israël rentraient chez eux sans être au courant d’un couvre-feu qui venait d’être instauré au village, les soldats les avaient abattus sans sommation, l’épisode est resté comme un traumatisme dans les mémoires chez les Arabes israéliens, NDLR). Un étudiant m’a interrompu en disant: «Je suis sûr qu’il devait y avoir une raison pour laquelle ils ont été tués et je suis sûr qu’ils auraient tué les soldats s’ils en avaient eu la possibilité»… Une ignorance et une arrogance typiquement israéliennes. J’ai répondu: vous êtes très exigeants dans votre attente d’empathie pour vos souffrances, mais vous êtes bien incapables d’exprimer une telle empathie envers d’autres. Dans ce discours à la Knesset en 2010, j’ai parlé du fond du coeur. Je pensais chaque mot que je disais. Mais j’ai aussi dit: nous sommes les victimes des victimes! Victimes des Juifs qui furent les victimes des Allemands. Et c’est très difficile d’être dans cette position. Moi, Ahmad, fils du peuple palestinien, je sens de l’empathie pour les Juifs massacrés par les nazis et je vous demande d’entendre les cris des pères et mères palestiniens qui ont perdu des êtres chers à Gaza ou ailleurs. Eh bien, à ce jour, la grande majorité des Israéliens restent insensibles aux souffrances qu’ils causent aux Palestiniens. La dernière guerre à Gaza, cet été, en est la preuve.
Comment expliquez-vous ce phénomène? On dit que l’éducation familiale et scolaire favorise la paranoïa israélienne, mettant surtout l’accent sur le fait que le monde serait contre eux et, a fortiori, l’environnement arabe, qui n’aurait de cesse de les voir disparaître dans la mer…
Oui, des étudiants hier à Haïfa m’ont répété ça: «le monde est contre nous!». Je leur ai dit: croyez-vous que New York est contre vous? Le Canada? L’Australie? La réalité est que la majorité du monde est avec Israël. C’est pourquoi l’occupation continue. Car il n’y a aucune pression contre l’occupation malgré les souffrances palestiniennes.
Est-il possible de changer cette mentalité israélienne?
Je m’y attache. Et je suis le seul député arabe intéressé par cette question et à faire des efforts en ce sens. C’est une tâche extrêmement dure! J’y consacre des cours, des réunions, des interviews. Je ne me contente pas de mon secteur géographique, je travaille aussi à Haïfa et à Tel-Aviv. Ce discours sur l’Holocauste faisait partie de cet effort. Et pourtant, je dois bien constater une ignorance croissante, une agressivité croissante. Surtout dans des périodes de confrontation entre les deux peuples, comme cette guerre à Gaza, où l’on a vu une radicalisation côté israélien juif dans un sens encore plus raciste. La rue israélienne va vers l’extrême droite. L’extrémisme est devenu courant, majoritaire. Certains de ces extrémistes sont ministres. C’est un gouvernement d’extrémistes et de fascistes. Israël est le seul pays au monde dont le ministre des Affaires étrangères ne vit pas sur son territoire (Lieberman habite à Nokdim, une colonie à l’est de Bethléem, NDLR).
Croyez-vous que le mouvement mondial BDS, qui prône le boycott d’Israël, des sanctions, des désinvestissements, pourrait changer les choses?
Les dirigeants israéliens sont en tout cas très inquiets de ce mouvement. L’apartheid en Afrique du Sud s’est effondré en raison des pressions économiques et diplomatiques. Mais aucune pression du genre n’est exercée contre l’occupation israélienne comme il le faudrait. BDS fait un travail qui influence les choses. Je soutiens le boycott des colonies et des colons.
Certains vont plus loin, disant que c’est Israël qui doit être boycotté…
Oui, je sais. Et il y a des éléments qui vont en ce sens: le secteur bancaire, par exemple. Le système bancaire israélien soutient indirectement les colonies. C’est une question morale.
Propos recueillis le 5 novembre 2014 à Bruxelles par BAUDOUIN LOOS
Source: http://blog.lesoir.be/baudouinloos/2014/11/07/ahmad-tibi-israel-est-une-ethnocratie/