Mondialisation et globalisation.

Par Paul Vieille.

Les termes de mondialisation et de globalisation, souvent employés indistinctement, recouvrent en fait plusieurs procès dont les dynamiques sont pourtant clairement différentes. On peut en distinguer cinq : un procès anthropologique auquel on réservera le terme de mondialisation [1], une poussée récente, la globalisation, terme venu des États Unis qui prétend rendre compte de ce qui serait une phase actuelle d’une mondialisation mal définie, l’offensive impérialiste étatsunienne actuelle, le procès politique de long terme au cours duquel se constitue l’Empire, enfin l’altermondialisation que l’on ne saurait confondre ni avec la mondialisation parce qu’il s’agit d’un mouvement social volontariste, ni avec les autres dynamiques auxquelles elle s’oppose. La multiplicité -même de ces procès témoigne de la puissance des bouleversements qui tendent au dépassement du système des États, et, en même temps, des tensions que provoque la fin poursuivie par ces procès : l’appropriation du monde.

Parler de mondialisation ou de globalisation du capitalisme est en soi une erreur : le capitalisme, dès le départ, est un procès intrinsèquement mondial [2]. Le capitalisme a toujours eu besoin de pouvoirs politiques, mais, dans son principe, est abstrait de l’espace concret. Il est calcul qui, certes, prend en compte l’espace et les frontières mais en est détaché ; dès le départ le capitalisme est un procès de développement transnational. Le capital par définition est indifférencié et cherche à utiliser les facteurs de production spatialement différenciés, les plus propices à l’accroissement du profit, et à réaliser la valeur sur un marché libre. Ce procès qui a commencé vers le XVème siècle est celui de l’économie monde non de la mondialisation du capitalisme. Dans le cours de ce procès, la globalisation actuelle représente un moment très particulier dont on occulte la spécificité en le désignant, de façon extrêmement confuse, comme simple poursuite, continuation de la mondialisation/globalisation du capitalisme.

Ce moment très particulier du développement du capitalisme date des trente dernières années ; l’objet est de faire sauter les verrous politiques qui s’opposent à la libre composition par le capital des facteurs de production, et à la libre circulation des marchandises dans le monde. Les barrières sont essentiellement nationales ; toutes les nations doivent donc se plier, être pliées aux règles de la libre entreprise définies, édictées par l’OMC. La globalisation est ainsi le nom d’un projet activement, consciemment poursuivi, d’une offensive d’ampleur sans précédent du capitalisme pour parvenir à un monde lisse, sans entraves. Cette offensive est politique.

Elle ne rencontre d’ailleurs qu’une faible résistance politique organisée au niveau des États, d’abord parce que la direction du capitalisme n’est plus aujourd’hui celle d’individus, d’une bourgeoisie, d’organismes ou d’institutions, mais du système-même, soit d’une dynamique entre partenaires économiques et étatiques tous préoccupés d’équilibre. Aussi parce que les États-Unis mettent tout le poids de leur puissance au service de la globalisation.

Cette organisation systémique tend à se fondre dans la dynamique de l’Empire que dessinent Michael Hardt et Antonio Negri [3] soit un processus d’origine politique de dépassement des États nations dans l’international puis le supranational, l’Empire occupant à terme une place homologue à celle de l’État nation par rapport au capitalisme. Les grands moments d’affirmation de l’Empire ont été jusqu’ici les fins des deux conflits mondiaux du XXe siècle ; la période actuelle est sans doute le début d’un nouveau moment crucial dans ce procès. Les institutions de l’Empire se mettent lentement en place. L’appareil de gouvernance impérial est déterritorialisé, il utilise des organismes nationaux et supranationaux, n’a ni centre ni frontières, et investit progressivement toute la réalité. Cette forme politique naissante n’est pas encore identifiée et reconnue en tant que telle. En septembre 2002, les États-Unis de George W. Bush l’ont concrètement contestée, estimant que leur puissance militaire sans rivale, leur permettait de détourner ce qui était en voie de formation, et d’abandonner le choix de la concertation internationale, arrêté depuis Roosvelt. Ils affirmaient une « imperial grand strategy » [4], reprenaient à leur profit le projet impérialiste qui avait échoué dans les décennies d’après la Seconde Guerre Mondiale. Un visage des États Unis longtemps demeuré dans l’ombre résurgissait alors au grand jour [5]. L’Empire n’a pas tardé à signifier son désaccord.

La globalisation, l’impérialisme étatsunien, l’Empire en formation se trouvent confrontés à deux procès sociétaux eux aussi sans précédent, d’une part, le monde humain prend conscience de son unité et la constitue (procès de mondialisation des consciences), de l’autre, se forme une résistance mondiale à la globalisation, que l’on désigne donc parfois comme résistance antisystémique mondiale. Deux procès donc, l’un ancré dans les « gens », la « base », les « peuples », la « multitude » l’autre dans une intelligentsia nouvelle qui se constitue justement dans la résistance à la « globalisation ».

La mondialisation est inscrite dans l’humain, depuis les origines. L’unité biologique de l’humanité, l’unicité de l’espèce témoigne d’une extraordinaire poussée anthropologique tout au long des millénaires, d’une volonté têtue de toujours dépasser les limites opposées par la nature à l’expansion de l’humanité.

Cette poussée biologique a été d’une ampleur telle qu’elle a très anciennement atteint les limites du monde ; jusqu’à nos jours, pourtant, les moyens de communications existants n’ont pas permis d’éviter une fragmentation culturelle, sociale, politique de l’humanité. Fragmentation d’ailleurs toujours instable, toujours éphémère, toujours poreuse, qui, au delà même du biologique, n’a pu effacer des traces profondes de l’unité archaïque. Et, lorsque aujourd’hui on insiste à juste titre sur la différenciation de la main d’œuvre à l’échelle mondiale et sa fonction dans l’expansion du capitalisme, on tend à occulter la dimension complémentaire nécessaire de cette différenciation, l’unité bio-anthropologique de l’espèce.

A l’époque présente, la poussée anthropologique vers la mondialisation a repris, grâce aux nouveaux moyens de communication qui ont accompagné des bouleversements sans précédent de la planète. Tout particulièrement, dans les années récentes, grâce aux instruments de communication à la portée immédiate des individus. Noam Chomsky, dans une interview à La Jornada [6], remarquait que désormais, internet permet une circulation de l’information indépendante des appareils de contrôle et de fragmentation de l’humanité. Et, à propos du succès des blogs, on a dit qu’ils inauguraient un nouvel âge d’internet.

En réalité internet – qui s’est constitué, il faut le rappeler, « librement », c’est-à-dire en dehors de la « libre entreprise » – s’inscrit dans ce moment nouveau de l’humanité, où s’est ouvert la possibilité d’une diffusion indépendante de la parole et de la musique enregistrées. La dynamique musicale au cours de ces années est remarquable ; tandis que les musiques traditionnelles se renouvelaient au contact des autres, l’innovation musicale était stimulée, des courants musicaux s’imposaient traversant frontières et continents, s’investissant partout dans des formes spécifiques reprenant des éléments du passé culturel. L’humanité, très rapidement, a (re)créé un langage musical à la fois accessible à tous et divers. Sans doute pourrait-on dire la même chose de la langue : l’anglais s’impose partout comme langue de communication, en même temps, partout, il se spécifie au contact des langues établies qu’il modifie et dont il n’efface pas l’usage.

La perspective doit être élargie. Au cours de ces mêmes décennies, un changement extraordinaire s’est produit, largement passé inaperçu, parce qu’advenu progressivement, insidieusement pourrait-on dire : la prise de conscience généralisée de l’existence du monde en tant que tel et de son unité. Cette prise de conscience s’est produite alors même que les pouvoirs contrôlaient strictement les médias. Contrôle, censure ne pouvaient empêcher que se diffuse un message qu’ils contenaient et qui les dépassait : « le temps du monde fini commence« , avait constaté Paul Valery. La clôture de/dans l’univers rural, généralisée au milieu du dernier siècle, s’est brusquement ouverte sur la ville mondiale.

La prise de conscience du monde fini, le procès de formation d’une conscience monde sont inséparables dans les classes populaires d’une représentation et d’un sentiment : représentation de l’universalité mondiale de la misère, sentiment de solidarité avec les pauvres du monde. A quoi l’on peut ajouter cette idée désormais universelle que n’existe qu’un paradis au monde, un paradis désacralisé : les pays industriels où tous désirent se rendre mais où peu sont bienvenus. Ces transformations fondamentales et rapides de l’imaginaire s’ancrent dans les bouleversements sociétaux qui ont affecté le globe, dont le développement des communications fait partie. Le passage de l’ère industrielle à l’ère informationnelle a transformé les conditions de la production de biens matériels, de la circulation et de l’échange. Pour les peuples, le résultat de ces transformations est une forme nouvelle de prolétarisation qui revêt plusieurs dimensions.

Tout d’abord, un gigantesque et double procès d’exclusion ; exclusion réelle de la terre d’une population mondiale qui au même moment s’accroît dans des proportions inconnues jusque-là, exclusion par défaut de l’activité industrielle dont le produit peut désormais se multiplier sans proportion avec la main d’œuvre employée.

Ces masses exclues s’accumulent dans l’urbain. L’État tente de répondre à leur demande par les revenus dont il dispose puis par l’emprunt auquel le système bancaire international répond sans souci des lendemains. La dette grossit d’elle même : l’emprunt en vient à payer les intérêts de la dette. L’exploitation capitaliste est alors opérée à l’échelle internationale par l’intermédiaire de la dette. L’État est transformé en agent d’une exploitation internationale ; il n’a les moyens ni d’investir dans des équipements collectifs ou productifs, ni de redistribuer. Ainsi, l’exploitation atteint immédiatement la vie de la collectivité. Au surplus, tandis que les ménages sont mis dans l’incapacité de consommer, le désir est exacerbé par les médias. Aux images de bien-être s’oppose la privation extrême. Situation schizophrénique qui engendre des tendances suicidaires particulièrement chez les jeunes.

S’ajoutent les conséquences de la déstabilisation d’équilibres naturels. Elle ne peut être considérée comme une caractéristique secondaire du capitalisme contemporain. La contradiction capital/espèce, présente dans le capitalisme dès le début, n’apparaît dans toute son ampleur et toutes ses conséquences qu’aujourd’hui ; elle ne peut être subordonnée à la contradiction capital/travail, elle est plus fondamentale. Le capitalisme met désormais en danger la vie, « l’espèce » elle-même.

La misère de la vie quotidienne est devenue centrale. Cette situation tranche avec les conditions de l’existence au cours des siècles précédents. Les habitants de l’urbain (bidonvilles, favelas, « anti-ville », etc.) ne sont pas des travailleurs, mais on a pu dire qu’ils n’en sont pas moins les véritables prolétaires d’aujourd’hui : ils sont privés de tout rôle dans la société. A partir de sa fonction dans la production, le travailleur affirmait sa nécessité, son existence sociale, obtenait la reconnaissance de ses droits économiques, sociaux, politiques. Les nouveaux prolétaires voient nier jusqu’à leur qualité d’homo faber.

La transformation des conditions de l’existence collective, les menaces immédiates sur la vie quotidienne, conduisent tendanciellement au changement des acteurs de la contestation. Les travailleurs de l’industrie avaient privilégié les rapports de production dans l’entreprise. La stratégie des luttes sociales se centrait sur l’entreprise, soit un monde essentiellement masculin et adulte.

Le procès d’exclusion, l’exploitation par la dette, l’exacerbation/ frustration du désir, les transformations climatiques frappent directement la vie quotidienne. L’ensemble de la population, la collectivité, l’urbain sont atteints. Dès lors, la contestation n’est plus, ne peut plus s’enfermer dans l’entreprise, elle devient une contestation urbaine à laquelle les femmes et les jeunes prennent part tout autant sinon davantage que les hommes adultes. Les conséquences sont immenses. Le mouvement ouvrier avait subordonné la libération des femmes à la résolution de la contradiction capital/travail ; la « révolution » en était une précondition. Cette évidence d’hier vole en éclats. Le rapport hommes/femmes est sans doute la plus ancienne des formes de division sociale, le plus ancien des rapports de domination et d’exploitation, que les divisions et rapports postérieurs ont repris, réarticulé, sur lequel ils se sont appuyés. L’extraordinaire chamboulement actuel remet en cause ce rapport archaïque longtemps occulté et préservé, lieu où les rapports de pouvoir n’ont cessé de se reproduire.

L’époque de mouvements sociaux tels que luttes ouvrières, luttes des peuples colonisés pour leur indépendance, revendications des minorités culturelles, progressivement s’efface. Les grands évènements populaires des dernières décennies sont partis de l’impatience des peuples à s’affirmer dans le monde, non pas donc des mouvements de libération, mais des mouvements d’affirmation de soi, d’affirmation de sa présence au monde. Ces mouvements sont déterminés par une logique de constitution de soi en acteur de l’histoire ; les peuples manifestent d’abord leur présence sur une scène où ils étaient privés de parole ; ils ne cherchent pas à s’approprier l’État, les mouvements aboutissent à la constitution d’une « société invisible » se mouvant selon son propre temps et son propre rythme, s’auto-créant comme société civile d’un type nouveau face à des institutions existantes – étatiques, para-étaiques, supra-étatiques …

Les exemples de tels mouvements abondent au cours des dernières années, depuis l’un des plus anciens, le mouvement populaire qui a conduit à ce que l’on a appelé la « révolution » iranienne, jusqu’à ces mouvements « indigènes » d’ampleur limitée mais de plus en plus nombreux en Amérique Latine prenant à partie firmes transnationales, pouvoirs économiques supra-nationaux (FMI, Banque mondiale, OMC) et pouvoirs politiques nationaux, le paradigme de ces mouvements étant celui des Chiapas. Chaque fois, ils suscitent une large solidarité dans le monde.

Cette fermentation n’épargne pas les secteurs les plus récents de l’activité sociale. Les luttes menées autour du net au cours des vingt cinq dernières années représentent, une véritable guerre pour l’appropriation de la toile, depuis le mouvement pour les logiciels « libres », le copyleft, l’élaboration collective et la distribution (GPL), le mouvement des hackers, jusqu’à, aujourd’hui, la lutte contre « les brevets logiciels », la lutte pour le droit à la diffusion individuelle des contenus et la protestation – qui a pris la forme d’un piratage de masse – contre les abus des producteurs et intermédiares. Cette guerre oppose, d’un coté, la « communauté » virtuelle des internautes et des créateurs de logiciels libres, et, de l’autre, les producteurs et fournisseurs de contenu, les industriels du disque, les intermédiaires, les fournisseurs d’accès à internet, soit l’ensemble de « l’industrie » épaulée par les pouvoirs publics dont l’appui à pour objet de tenir les internautes captifs, et, ainsi, de prolonger une situation monopolistique permettant de prélever des marges démesurées

Sans doute, l’exemple le plus spectaculaire des mouvements contemporains tendant à la constitution d’une société civile nouvelle, dont la signification a, semble-t-il, rarement été soulignée, est-il la vague mondiale de réprobation et de refus de l’invasion étatsunienne de l’Irak, qui s’est affirmée même lorsque les pouvoirs politiques nationaux y étaient favorables. Jamais, une coupure aussi radicale n’était apparue sur des questions internationales entre « opinions » et pouvoirs politiques nationaux, et entre peuples et pouvoir mondial. Jamais ne s’était affirmée aussi clairement une conscience monde.

Entre les mouvements sociaux qui naissent immédiatement de la protestation, de l’affirmation des exclus, directement ancrés dans les peuples, et les multiples formations plus ou moins organisées, plus ou moins liées entre elles, qui s’activent contre la globalisation, et se retrouvent périodiquement à Porto Alegre, regroupées sous le terme générique d’altermondialistes, la limite n’est pas aisée à tracer. La mouvance altermondialiste peut en réalité, être considérée comme une nébuleuse formée à partir de deux pôles, de deux protestations, d’un coté celle qui sourd de la vie quotidienne, de l’autre celle qui part d’une réflexion sur le devenir du monde et l’impasse dans laquelle il est engagé. La question posée par ces deux origines est celle de leur rencontre. La reconnaissance de la diversité est la précondition de l’articulation stratégique des mouvements ; aller plus loin suppose sans doute un long travail de double traduction, de double ajustement, tel qu’il s’est accompli dans la rencontre entre des intellectuels marxistes mexicains et le mouvement paysan des Chiapas [7].
Les dynamiques à la fois convergentes et concurrentes de la globalisation, de l’Empire, de l’impérialisme étatsunien sont encore loin d’être l’une ou l’autre parvenue à son terme, que déjà s’entrevoit dans le travail des deux formes de leur contestation, la possibilité d’un peuple monde pluriel, l’affirmation par l’humanité de son unité dans la diversité.

Notes

[1] En français, les termes de mondialisation et globalisation sont le plus souvent employés comme équivalents. On propose de réserver le terme de mondialisation pour désigner le procès anthropologique. En anglais n’est habituellement utilisé qu’un terme, globalisation/globalization, pour exprimer l’ensemble des processus. Il n’existe pas de terme propre pour désigner le procès anthropologique ; une périphrase permet cependant de le dire : the world making process.

[2] Immanuel Wallerstein. The Capitalist world economy, Cambridge University Press, Editions de la Maison des Sciences de l’Homme, Cambridge, Paris, 1979, 305 p.

[3Empire, Harvard, 478 p., 2000.

[4] John Ikenberry.

[5] Anatol Lievin, Le nouveau nationalisme américain, J.-C. Lattès, 2005.

[6La Jornada, Mexico, 19 septembre 2004.

[7] Voir à ce sujet Walter Mignolo, « The Zapatistas’s Theoretical Revolution : Its Historic, Ethics and Political Consequences », Review, XXV, 3, 2002.

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