Extase dans un monde dénué de sens.

SOCIO-ANTHROPOLOGIE DE LA DROGUE AU DÉBUT DES ANNÉES 90 *

Par Paul Vieille et Evelyne Accad

Introduction
(i) Définition
(ii) La drogue comme construction sociale

1/ Archéologie de l’alcoolisme

2/ Drogue et société, aujourd’hui : les « drogues
(i) Problème des drogues hier et aujourd’hui
(ii) Approches des drogues
(iii) L’économie-politique de la drogue

3/ La drogue comme détermination et invention
(i) Distinctions
(ii) Le miroir brisé, expérience individuelle et expérience collective
(iii) L’absence du père, de la Loi
(iv) Toxicomanie, famille, société
(v) La drogue produit de la société de consommation

4/ La toxicomanie, conduite anomique paroxistique

(i) La drogue et le savoir

(ii) La drogue et la mort
(iii) La drogue et l’impossible
(iv) La drogue et l’Autre

Conclusion

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Introduction

(i) Définition

Il convient tout d’abord de décider si une définition de la drogue peut se donner, afin de savoir de quoi l’on parle lorsque l’on parle drogue : les drogues existent-elles comme substances spécifiques ou non ?

* Si une telle définition n’existe pas, une même substance peut être ou ne pas être de la drogue (par exemple le tabac, l’alcool, le hachisch pour prendre des substances dont la représentation – drogue ou pas drogue – est très variée dans les sociétés occidentales), tel les substances que l’on s’accorde à nommer drogue ne peuvent positivement se distinguer d’autres objets (une table, du pain, une automobile). Autrement dit, la drogue n’a aucune réalité en tant que produit. Elle renvoie à des représentations et à des usages sociaux, qui pour être sociaux n’en ont d’ailleurs pas moins de réalité, mais une réalité qui n’est que construction sociale. Des notions telles que celles de drogué, de toxicomane, de dépendance qui sont communément associées à la substance drogue n’ont ainsi, quant à elles, aucune consistance positive, elles ne sont que constructions sociales, particulièrement efficaces du reste : elles permettent de stigmatiser, d’exclure, de désigner celui ou celle qui doit être renvoyé au psychiatre, etc. La notion de dépendance par exemple, est floue : comment distinguer dépendance et nécessité vitale d’une consommation (l’eau par exemple), dépendance et habitude (les sucreries par exemple) dépendance et appétence dite psychique à laquelle donnent lieu les excitants (le café par exemple) et les hallucinogènes. Si la drogue n’a pas de réalité spécifique en tant que substance, l’étude de la drogue en est réduite à constater des représentations et des usages sociaux. Le seul objet d’analyse est de procéder à une taxonomie générale des produits selon leurs usages et leurs représentations dans les sociétés, les catégories, les groupes sociaux, et de comparer ces taxonomies, d’examiner leurs recouvrements et leurs différences, etc.

* Si par contre, une définition de la drogue comme substance spécifique existe, elle est indépendante des représentations sociales de la drogue, et renvoie aux effets positifs de la substance sur ceux qui l’utilisent, indépendamment de leur culture, de leurs désirs, de leurs dispositions. La substance engendre lorsqu’elle est consommée d’une façon ou de l’autre certains effets spécifiques qui la définissent comme drogue.

De fait, il semble que les drogues modifient le fonctionnement du système nerveux, la perception du corps. Des découvertes biologiques récentes auraient ainsi mis en évidence des récepteurs nerveux spécifiques de la morphine et des endorphines, et le rôle de ces substances dans la vie fantasmatique, la mémoire et la sexualité. (R. Ingold. « L’état de dépendance ». p. 57). La drogue peut alors se définir comme une substance psycho-active qui engendre, chez le consommateur, chez l’habitué, le passage d’un corps à un autre corps, et donc des modifications des facultés d’idéation, les états de conscience, les sensations, etc.

La notion de drogue que le langage commun réserve à des substances telles que l’opium, la cocaïne, la haschich, la marijuana, l’héroïne, etc., couvre en réalité un champ plus vaste. La définition proposée, tend à inclure des drogues d’usage ancien dans les sociétés occidentales, comme notamment le tabac, l’alcool, et certains médicaments modernes qui peuvent donner lieu à ce que l’on désigne d’ailleurs du terme de toxicomanie médicamenteuse. Elle rapproche par ailleurs de la drogue d’autres moyens qui peuvent apparemment conduire à des effets analogues, telles que des techniques corporelles (danse, tournoiement, …), vocales (invocations répétitives, chant, …), spirituelles (contemplation mystique), intellectuelles (exercice de l’imagination esthétique, scientifique, politique, …), et dont les drogues se distinguent par le fait qu’elles sont une substance, un produit.

Toutes les drogues ainsi définies n’ont cependant pas les mêmes effets. On peut en distinguer au moins deux sortes, celles qui se manifestent par des symptômes de sevrage comme, apparemment, les opiacés qui provoquent une dépendance physique, et celles qui se manifestent de façon plus subtile par une appétence dite psychique comme les excitants et les hallucinogènes, qui donnent lieu ou non à une dépendance psychique. (R. Ingold, « L’état de dépendance ». p. 51). En outre les effets varient, semble-t-il, avec les substances : c’est l’euphorie, l’élation avec l’héroïne, la vitalité intérieure avec la cocaïne, l’hallucination avec le LSD, l’inconscience avec l’éther (A. Charles-Nicolas, M. Valeur. « Les conduites ordaliques »).

(ii) La drogue comme construction sociale

La définition de la drogue par la modification qu’elle engendre du fonctionnement du système nerveux, est indépendante de la culture, des représentations, des rapports sociaux, mais elle n’infère rien non plus quand aux usages sociaux et aux représentations de la drogue. La substance a des effets biologiques mais l’expression de ces effets est fonction du milieu socio-culturel du sujet. Les substances psycho-actives peuvent ici se comparer à l’ensemble des produits utilisés ou utilisables par la vie quotidienne. Ceux-ci n’ont pas un sens universel, ils prennent sens au sein de la culture, des désirs de ceux qui les utilisent ou peuvent les utiliser, du système des objets dans lesquels ils entrent ; pourtant, au delà de la signification propre des objets, de chaque objet, ils entrent dans la classe générale des objets, c’est-à-dire de ces artefacts dont l’homme a appris à s’entourer au cours de la philogenèse, qui, en quelque manière (utilitaire, esthétique, symbolique, etc.), prolongent ou peuvent prolonger la main de l’homme, ses représentations, ses sentiments, son imagination.

Une proposition telle que celle-ci : « L’essence du pharmakon, c’est que n’ayant pas d’essence stable, ni de caractère « propre », il n’est en aucun sens de ce mot (métaphysique, physique, chimique, alchimique) une substance. …. Cette non-substance pharmaceutique ne se laisse pas manier en toute sécurité ni dans son être, puisqu’elle n’en a pas, ni dans ses effets, qui peuvent sans cesse virer de sens. » (J. Derrida, cité par Jean Dugarin. « Le moment de la crise »), ne peut donc qu’être partiellement retenue ; il convient de dissocier la substance définie par ses effets biologiques, réguliers, et son vécu par le sujet lié à la culture, aux circonstances, etc. La dépendance qui était définie par la notion vague d’incapacité de se passer d’une substance, peut alors se comprendre de façon précise comme articulation entre le biologique et le psychique, i.e., par le désir plus ou moins intense de retrouver un corps que la substance a fait découvrir. La modification induite dans le corps par la substance psycho-active, selon les circonstances, ouvre ou peut ouvrir la voie à l’expression d’un refoulé, de dimensions cachées de la culture : « Les hallucinogènes, ne recèlent pas un message naturel dont la notion même apparait contradictoire ; ce sont des déclencheurs et des amplificateurs d’un discours latent que chaque culture tient en réserve et dont les drogues permettent ou facilitent l’élaboration. » (Cl. Lévi-Strauss, cité par Gérard Mauger, « Sociologie et toxicomanie »).

C’est pourquoi les « effets » apparents des drogues, d’une même drogue, sont essentiellement variables. Ainsi, bien des drogues sont utilisées comme des médicaments sans ouvrir sur la toxicomanie. On remarque fréquemment que l’intoxication n’a rien à voir avec l’effet biologique qui définit la substance ; les morphiniques, par exemple, utilisés pour calmer la souffrance d’un malade n’entraînent qu’exceptionnellement l’accoutumance (Mazars, Revue Neurologique, 1979, cité par B. Géraud, 1987). Une escalade s’est d’ailleurs poursuivie entre médecine et toxicomanie ; la médecine a fait de la morphine le médicament de l’opiomanie ; avant que la morphinomanie ne se développe qui fut soignée par l’héroïne, etc. (Jean-Yves Mège. « A propos du sevrage »).

C’est pourquoi aussi un même produit peut être, dans les représentations collectives, considéré ou non comme drogue et donc réprouvé. C’est ainsi que le tabac (qui est sans doute par ses effets biologiques, une drogue faible) a été consommé sans problème pendant longtemps, que ce n’est qu’au cours de la vague moraliste qui a submergé les Etats Unis au cours des années 80 qu’il est devenu objet de réprobation collective. De même l’alcool a tantôt et longtemps été considéré comme une boisson sacrée (principalement sous la forme de vin, dans les pays latins), tantôt réprouvé comme il devient en Amérique du Nord à partir du début du XIXe siècle. Chaque société ou aire culturelle a ses drogues autorisées (qui ne sont donc pas perçues comme drogues), et ses drogues interdites : dans l’aire arabo-musulmane, l’alcool est réprouvé mais l’opium et le haschich ne le sont pas, et inversement dans les pays latins. Bien davantage, apparemment, un lien existe entre « l’effet psychologique » des drogues et leur appréciation collective ; ainsi la réprobation qui s’attache à l’alcool tant parmi les populations arabo-musulmanes, que parmi les populations blanches d’Amérique du Nord, est corrélée avec des « effets » qui ne s’observent pas ou moins, là où cette réprobation est nulle ou moins forte, comme parmi les peuples latins ou les indiens d’Amérique. La drogue ne se définit socialement que par le problème social qu’elle pose, qui est lui-même une construction sociale. Les drogues ont une histoire ; nous commencerons ici par analyser la relation à l’une des plus anciennes drogues des sociétés occidentales, l’alcool, avant d’en venir aux nouvelles drogues.

1/ Archéologie de l’alcoolisme

La construction de l’alcoolisme comme problème social et la notion de dépendance comme construction socio-culturelle

Le nombre annuel d’articles sur l’alcoolisme, en augmentation régulière, se chiffre aux Etats Unis par dizaines de milliers. Pourtant la consommation d’alcool n’a diminué ni aux Etats Unis ni dans le monde. (Singer, 113)

Mais l’échec de la lutte contre l’alcoolisme en dépit du nombre des articles qui lui sont en principe consacrés signale sans aucun doute deux choses, que l’approche du problème est erronée, et, en même temps, que l’objet réel des articles n’est pas celui qu’ils déclarent poursuivre, que leur fonction est ailleurs.

Comme l’a montré Robin Room (1985), en ce qui concerne l’approche, la très grande majorité des études aborde la question de l’alcoolisme selon deux voies complémentaires :

(i) L’alcoolisme est considéré comme une donnée biologique, psychiatrique ou psychologique, elle est une maladie ou une faute morale, ou la conséquence malheureuse des conditions de l’éducation.

(ii) L’analyse porte sur les dimensions socio-culturelles propres de la dépendance, elle s’intéresse au procès de la maladie elle-même.

L’alcoolisme est perçu comme l’expression d’un désordre de la personnalité, de la famille, du réseau des relations inter-personnelles, qui nécessite donc une intervention réparatrice. L’individu, la famille, le réseau de relation ne sont pas considérés comme des modes de l’existence sociale, mais comme des entités discrètes. Les relations inter-personnelles sont isolées du contexte social. L’approche est subordonnée à un objectif, le traitement de la maladie au niveau de l’individu. Tout le reste, les institutions de la société qui modèlent la vie quotidienne de cet individu, est considéré comme extérieur au problème. La société est en fait considérée comme étrangère à l’individu, à sa famille, etc. Cette société est perçue comme normale, saine, l’alcoolique s’en est séparé, il n’appartient pas à la totalité constituée par les non-alcoolique et les alcooliques. Il nous faut donc comprendre comment cette division se constitue, comment, pourquoi ce qui est un se divise. Nous reprendrons ici l’analyse de Robin Room (op. cit.) qui, à la suite de Foucault en France, et de Rothman aux Etats Unis, applique la méthode de la déconstruction au problème de l’alcool.

Pour comprendre nous devons abandonner une attitude fonctionnaliste qui regarde l’alcoolisme comme un donné, comme un phénomène en quelque sorte naturel qui n’a rien à voir avec la construction de la société elle même. Un tel abandon est bien entendu réprouvé par tous ceux qui travaillent dans une perspective clinique, qui se sentent dépossédés de leur champ d’activité, ou au moins de la légitimité de ce champ.

Considérons la représentation dominante de l’ivresse (drunkenness) dans le langage commun et dans la littérature savante aux Etats Unis. Elle est perçue comme une perte du contrôle de soi, comme un manquement à la conformation de la conduite attendue de l’individu par la société . Et ce manquement est imputé à une perte de contrôle par l’individu de sa relation à l’alcool. La notion d’alcoolisme ainsi comprise se fait jour au début du XIXe siècle, elle est contemporaine de la révolution industrielle. Elle est liée au développement d’une société libérale, c’est-à-dire, d’une société d’individus libres, dans laquelle l’individu a le droit et le devoir de poursuivre ce qui est de son intérêt. Ainsi, les contrôles dont le groupe avait jusque là la responsabilité, deviennent affaire individuelle.

L’individu doit se consacrer au travail et au calcul économique, et en conséquence boire avec modération, l’alcool étant considéré comme la cause principale de la perte du contrôle de soi, et de la plupart des problèmes sociaux. L’idéologie de la dépendance/tempérance est un instrument que les individus d’une société composée de libres individus utilisent pour réprimer leurs désirs.

Mais elle a aussi une fonction sociale, distinguer les classes moyennes de la classe ouvrière, et légitimer leur différenciation sociale. Les membres des classes moyennes pouvaient légitimer le statut supérieur qui leur était accordé dans l’organisation du capitalisme par une capacité de s’auto-contrôler que les ouvriers étaient supposés ne pas posséder. Les différences de traitement social trouvaient leur origine dans les individus. Mais en même temps cette idéologie avait une vertu sociale concrète, une vertu performatrice, elle tendait nécessairement à s’actualiser dans les faits. « La notion d’intoxication (addiction) était acceptée non seulement par les ivrognes qui en venaient à se considérer eux-mêmes comme des individus pourvus de désirs accablants qu’ils ne pouvaient maîtriser, mais aussi par beaucoup de représentants des classes moyennes qui luttaient pour contrôler leurs désirs » (Levine). Il apparaît ainsi qu’à la fois l’idéologie de la dépendance / tempérance et l’expérience existentielle de la perte de contrôle sont les créations d’une époque particulière. Depuis, la représentation de la dépendance ou de la toxicomanie comme perte de contrôle de soi a été appliquée à l’utilisation d’autres substances. Et elle s’étend comme conséquence de l’asservissement des individus à la société de consommation, rien ne doit les écarter de la consommation.

Nous verrons que la toxicomanie peut être considérée comme une conduite consummatoire paroxistique, mais elle porte sur des produits d’une économie souterraine, illégale, informelle, concurrente de l’économie formelle, et en même temps elle est auto-destructrice, elle tend à détruire l’habitué en tant que consommateur ; elle est donc doublement illégitime. De même que les supermarchés interdisent dans leur enceinte toute activité qui pourrait détourner les consommateurs de l’attention qu’ils doivent porter aux produits, les individus doivent réfréner les désirs qui ne pourraient être satisfaits par des marchandises de l’économie formelle. Au cours des dernières années cette morale de l’auto-répression des désirs s’est étendue à un terrain nouveau ; une idéologie de l’auto-répression sexuelle s’est répandue aux Etats Unis ; des centaines d’associations se sont constituées sous des noms tels que : Sexual Addicts Anonymous ou Sexaholics Anonymous. L’analogie volontaire avec des termes comme Alcoholic Anonymous montre que nous sommes bien dans l’univers d’une idéologie analogue. L’analyse sémantique de la littérature produite par ces associations montrerait sans doute la relation entre l’idéologie de la dépendance/tempérance et la marchandise. comme le suggère un texte de l’une de ces associations d’auto-contrôle sexuel, dans lequel se relève cette phrase :

« Sex becomes the all consuming focus of life, an overriding passion that is pursued at the cost of living a normal life, at the expense of career, family and marriage ».

Dans cette phrase se rencontrent trois syntagmes :

Le sexe consomme/consume la vie

La passion a pour prix une vie normale

La passion coûte la vie professionnelle, la famille, le mariage et dans ces trois syntagmes les termes au travers desquels l’opposition est énoncée sont des termes économiques. : consuming, cost, expense, ce qui tendrait à signifier que les oppositions sont surdéterminées par une représentation économique du bien et du mal.

L’alcoolisme est donc une construction culturelle dans ce sens que la consommation habituelle d’alcool ne devient pas ivrognerie en dehors d’un univers spécifique de représentation, de normes, appartenant à une société donnée. Ce qui ne signifie pas bien entendu que les effets physiologiques et psychologiques de l’alcool sont des constructions culturelles et, par exemple que la cirrhose du foie serait inexistante dans des sociétés qui n’ont pas construit l’idéologie de la dépendance/tempérance, mais que la représentation de l’ivresse comme maladie, comme perte du contrôle de soi appartient à une culture.

Nous avons montré l’origine de la notion d’alcoolisme comme perte du contrôle de soi dans les sociétés occidentales, et sa relation à l’individualisme. Cependant la fonction de cette construction idéologique varie d’une société à l’autre. Ainsi, l’identité américaine se définit par rapport à l’ivrognerie, alors qu’on ne peut en dire autant de l’identité française qui se réfère avant tout à l’étranger bien que la société française soit une société d’immigration tout autant que l’américaine.

Examinons donc la place de l’ivrognerie dans l’imaginaire américain, en suivant la thèse de Devereux sur la fonction du cynausaure, et appliquée à la société américaine par Howard E Stein (1985). Le cynausaure est une chose ou un être vers lequel tous les regards se tournent, qui devient le centre des préoccupations d’un groupe ou d’une société.

Selon Howard F. Stein l’ivrogne et l’ivrognerie sont les cynausaures de la culture américaine. « L’alcoolisme peut se comprendre comme la profanation rituelle de tout ce qui est institutionnellement tenu pour sacré dans la vie américaine. … L’alcoolisme est une forme de profanation des tabous culturels dont elle se pare (the cultural pieties it flaunts). La déviance culturelle que symbolise l’alcoolisme n’est pas seulement l’inverse de la norme culturelle positivement valorisée, elle inclut et institutionnalise une opposition active à cette même norme. Ainsi, alors que l’alcoolisme peut être condamné, …. la substance de « l’alcool » (i.e. l’alcool comme principe, comme entité morale) est nécessaire pour catalyser, et le personnage de l’alcoolique est nécessaire pour personnifier ou donner corps à la profanation-même qui est l’autre face du sacré. » L’alcoolisme montre que des oppositions idéologiques comme : contrôle de soi/perte du contrôle de soi, ou indépendance / dépendance sont en réalité les deux extrêmes du même pôle d’ambivalence. « Le sacré et le profane » se présupposent et s’engendrent mutuellement. Au niveau conscient de la culture américaine, l’alcool, l’alcoolisme, les alcooliques, sont définis comme un problème réel, visible et urgent dont (les Américains) ne devraient être que trop heureux de se débarrasser. Au niveau inconscient, pourtant, l’alcool, l’alcoolisme, les alcooliques, sont une fonction nécessaire de la structure sociale. L’utilité sociale de l’alcool comme catalyseur d’une profanation rituelle fait des alcooliques une catégorie d’individus virtuellement incurables, et l’alcoolisme comme désordre social pratiquement indispensable.

Les alcooliques sont des parias, mais « une caste paria est après tout une catégorie sociale, ce qui signifie que ses membres sont reconnus au moment même ou ils sont méprisés. L’exclu fait encore partie des inclus. Pour ses membres, l’appartenance à une caste paria écarte les affres de la complète solitude, elle leur confère en même temps une marque de distinction. Pour ses membres, mais tout autant pour les gens « normaux », elle maintient une relation au prix du maintien des places respectives de chacun. L’alcoolique est ainsi un langage de communication, d’interaction … » qui renvoie à l’identité.

2/ Drogue et société, aujourd’hui : les « drogués »

(i) Problème des drogues hier et aujourd’hui

Les (nouvelles) drogues comme problème social ne relèvent pas des mêmes conditions de formation que l’alcoolisme. Elles n’ont pas la même fonction dans la structure sociale. C’est sans doute la raison pour laquelle le langage courant fait la distinction entre l’alcool et « les drogues » bien qu’en tant que substances psycho-active elles ne puissent se distinguer. Alors que le problème de l’alcool est né d’une société libérale en développement, dans le consensus implicite d’une société en formation, celui de la drogue est né de la réaction à la contestation de cette même société.

Au départ, dans les années 60, au temps de la guerre du Viêt-Nam, les nouvelles drogues, à ce moment là essentiellement le hachisch et la marijuana, sont associés aux Etats Unis, à une protestation contre les institutions et au rejet des valeurs dominantes de la société américaine. Elles signifient une attitude nouvelle à l’égard du désir, une ouverture au plaisir, à la convivialité, elles renvoient à une conception hédoniste de la vie. Cette origine marque l’histoire des nouvelles drogues, il en reste par exemple le H day des campus américains ; la consommation ouverte de drogues qui demeurent interdites, est lors associée au plaisir, à la sociabilité, à la fête, et, sinon à une protestation contre la société établie, à la manifestation d’une autonomie. Ainsi, l’usage de la drogue et le problème de la drogue sont au départ, les termes symboliques d’une lutte sociale, d’un conflit, d’une divergence sur l’avenir de la société américaine. A l’usage hédoniste de la drogue a répondu l’interdiction de la drogue, à la revendication de la libération du désir, la répression du désir.

La société établie, a tenté d’utiliser la notion de toxicomanie, de dépendance, de la même manière qu’elle l’a utilisé et continue de l’utiliser avec succès à propos de l’alcool. Il y aurait un bon usage des drogues et un mauvais usage ; le premier serait un usage qui concourt au succès dans la vie professionnelle, dans les activités « normales », le second serait signalé par la perte du contrôle de soi. La différence, est que les nouveaux usagers, ceux qui sont stigmatisés du terme de toxicomanes (addicts ), n’acceptent pas d’entrer dans le rituel social du sacré et de sa profanation, c’est-à-dire dans l’ancienne structuration de la société. Ils revendiquent avec une certaine fierté l’appellation de junquies lorsqu’ils sont héroïnomanes, constituent une société parallèle ayant ses propres valeurs, son propre langage. Et cet échec signifie immédiatement l’affaiblissement de l’idéologie de la société libérale et de l’idéologie nationale qui lui est liée. Ainsi, la signification anthropologique des nouvelles drogues recoupe leur dimension économique, d’un côté comme de l’autre, les drogues (nouvelles) échappent à l’Etat nation. Celui-ci n’est plus le pôle de référence qu’il fut au cours des deux derniers siècles.

La consommation d’alcool n’a jamais été le fondement d’une contre-culture. Merril Singer pense certes que la consommation d’alcool dans la société américaine est une protestation sociale contre la domination et la déstructuration (Singer, p 114 sq ; « The world’s oldest on-going protest demonstration : North American drinking patterns »). Pourtant, il y a là, sans doute, une confusion de plans. L’alcool a été une protestation du corps, un langage du corps pour protester, il a particulièrement été lié à la protestation du corps des ouvriers de l’industrie capitaliste, contre les conditions qui lui étaient faites ; il n’a cependant jamais été associé à un discours de protestation ; bien au contraire le discours de la revendication et de la contestation ouvrière a toujours condamné l’ivresse ; elle a toujours été coupable tant pour la société établie que pour ceux qui la contestaient. Tous partageaient au fond ces mêmes valeurs que les usagers des nouvelles drogues rejettent, rejetant par la même la culpabilité que l’ivrogne acceptait.

(ii) Approches des drogues

La toxicomanie d’aujourd’hui comme l’alcoolisme hier est essentiellement renvoyé par la société pour traitement aux professions médicales et particulièrement à la psychiatrie. La dépendance est de façon dominante considérée comme une maladie, comme un dérèglement par rapport à une norme de conduite attendue par la société. Et lorsque la société définit l’un de ses membres comme malade, les professions à qui il est présenté se hâtent de trouver le diagnostic de sa maladie. C’est dans l’ordre marchand. En présence d’un drogué, d’un « malade » donc, le psychiatre découvre chez lui la maladie qu’il connait : névrose, psychose, maniaco-dépressivité, perversité, homosexualité, etc. Ce large éventail de diagnostics montre assez l’extraordinaire incohérence intellectuelle dans laquelle la psychiatrie accepte de travailler lorsqu’elle se trouve en présence de drogués, et donc la vanité des traitements que chacun de ces diagnostics implique. Si l’on ajoute, en suivant Claude Olievenstein, que chacune de ces « maladies » psychiques se trouve dans la toxicomanie un peu mais pas entièrement, qu’elle est tout cela un peu mais pas tout à fait, on est conduit à conclure soit que la toxicomanie est une maladie psychique spécifique, soit ne relève pas de la psychiatrie, et ne lui est rapportée qu’en raison d’une carence collective de la compréhension de la toxicomanie.

La psychanalyse fait de la toxicomanie une tentative de solution d’un problème irrésolu dans l’enfance. Elle l’est sans doute, nous le verrons, mais là encore pas entièrement. En la rapportant à un événement de la psychogenèse, on fait une fois encore de la dépendance un état subi, on ignore le choix du sujet, on rejette le drogué dans le monde de l’irresponsabilité. La toxicomanie est en même temps autre chose, elle est accès à un autre corps, à une autre conscience. C’est pour cela qu’à la drogue sont associées tant d’œuvres d’art. La psychanalyse comme la psychiatrie fait comme si elle l’ignorait. Plus généralement, les tableaux psychologiques de la drogue ignorent la réalité du plaisir immédiat et explosif qu’elle procure, et le désir dont elle peut être l’objet (A. Charles-Nicolas, M. Valeur. « Les conduites ordaliques »).

Il y a plusieurs façons de comprendre la drogue (comme la déviance, l’anomie), par le passé du drogué et par l’invention d’une autre façon de vivre qu’il fait dans et par la drogue, dans et par la souffrance et l’illumination de la substance psycho-active. La psychanalyse du drogué est réductrice, dans la mesure d’ailleurs où elle est possible, puisqu’entre l’analyste et le « malade », la communication est impossible, la toxicomanie étant dès lors considérée – par Lacan – comme relevant de la délinquance (B. Géraud. « Médecine, toxicomanie, psychanalyse »). Elle est réductrice parce qu’elle ramène le drogué à son passé, et parce qu’ainsi, elle aussi, atteste de sa maladie, le culpabilise, le marginalise, affirme la supériorité de la norme.

La sociologie dont on aurait pu attendre qu’elle critique la représentation collective du toxicomane et reconstruise l’objet de son étude, n’a guère fait mieux. Ainsi, pour Robert K. Merton, la toxicomanie est un fait d’anomie. Par anomie, il entend comme Durkheim qui avait crée le concept, des conduites sociales qui ne relèvent ni de la norme ni de la contestation de la norme, donc inexplicables, mais de façon différente de Durkheim, il pense que l’origine de l’anomie se situe dans la dissociation entre les objectifs culturellement prescrits et les voies institutionnellement reconnues pour atteindre ces objectifs. Pour Merton, la toxicomanie peut être considérée comme une réaction de retrait de la part d’individus provenant de la classe inférieure (lower class) pour qui les voies du succès sont bouchées, et qui sont inhibés dans l’utilisation de moyens illégitimes pour l’atteindre. La toxicomanie serait donc un cas d’anomie, une anomie se caractérisant par le retrait de la scène sociale.

En réalité, une étude menée par R. Thomas Dull (1983) pour tester l’hypothèse de la relation entre l’utilisation de drogues (alcool, marijuana, tabac, amphétamines, barbituriques) et le retrait anomique de la société, n’en a observé aucune évidence empirique. Aucune corrélation entre l’utilisation des drogues et la position de l’utilisateur sur une échelle de l’anomie n’a été trouvée

Pourquoi donc R.K. Merton a-t-il formulé cette hypothèse ? Elle correspond en réalité à la position institutionnelle face à la drogue. L’utilisation de la drogue ne peut avoir le sens d’une contestation des institutions, elle ne peut être que le résultat d’un échec de l’intégration sociale de l’individu. La position de Merton en face de la drogue est du reste la position habituelle de la sociologie et d’abord de Durkheim en face des faits d’anomie. Ils ne sont pas considérés en eux mêmes, dans la logique de ceux en proie à l’anomie, mais à partir des institutions de la société. Celle-ci ne se reconnait pas en eux, elle les déclare incompréhensibles, les réduit à un dérèglement, est idéologiquement incapable de rechercher leur signification pour le sujet et la société.

Dans la sociologie française, la toxicomanie est inexistante (Gérard Mauger, « Sociologie et toxicomanie »). Les disciplines hégémoniques du domaine la cantonnent étroitement. Il est en effet structuré par le tryptique paradigmatique : (i) produit ou drogues dangereuses : terrain des psycho-pharmacologues ; (ii) individu ou population à risques ou facteur psychique relevant des psychologues, psychiatres et psychanalystes ; (iii) société définie comme terrain favorisant ou contexte socio-culturel, c’est-à-dire comme « décor » que les professions médicales s’adjugent et réduisent d’ordinaire au « malaise dans la civilisation », ou à la « crise de la jeunesse », ou à la « crise des valeurs ». L’objet du sociologue est ainsi préconstruit, il n’aurait rien à dire sur le produit ou sur l’individu, ou bien le produit et l’individu seraient indépendants du contexte socio-culturel.

Cependant, il est insuffisant d’affirmer, comme le fait G. Mauger, que l’individu est une des formes d’existence de la société, que la sociologie est aussi le micro-social, l’interaction, l’individuel, et qu’il convient de rejeter la relégation de la sociologie dans la macro-social, le collectif, le structurel. La question est bien d’articuler l’individuel, le micro-social, l’interaction d’une part, et le macro-social de l’autre, sans tomber dans le travers inverse, rapporter la toxicomanie au macro-social sans en indiquer les médiations, comme cela a pu se faire un certain temps en URSS (voir à ce sujet,.Claudio Ingerflom, « La toxicomanie et son enjeu en URSS »).

La seule approche qui refuse de réduire la toxicomanie au rapport à une norme (et donc ne la considère comme maladie qu’en raison de la souffrance qu’éprouve le toxicomane) est ce que l’on peut appeler l’approche clinico-anthropologique de Claude Olievenstein et du groupe de cliniciens qu’il anime. Nous ferons un grand usage de leurs travaux, en tentant de prolonger au plan socio-anthropologique un certain nombre de voies de réflexion qu’ils ne font que suggérer parce que leur objet est avant tout thérapeutique.

Le phénomène drogue contemporain peut être abordé à partir de deux perspectives complémentaires : d’abord la place de la drogue dans le monde, son économie politique si l’on entend par là l’articulation des différentes dimensions du fait social, depuis les conditions de la production aux conditions de la consommation en passant par l’organisation de la distribution et la relation du secteur drogue au politique. On pourrait encore parler à ce sujet, du phénomène social total de la drogue. Cette approche globale, essentiellement quantitative en ce qu’elle traite de production, de rapports sociaux, d’institutions, etc., échoue cependant devant un problème central : pourquoi les individus consomment-ils de la drogue, des drogues, pourquoi cette conduite apparemment si contraire au système organisateur des sociétés contemporaines se développe-t-elle ? La réponse ne peut se contenter de reprendre la perspective du système qui énonce la marginalité des toxicomanes, leur maladie, et les renvoie à la psychiatrie. L’exclu doit ici être interrogé, ou, plus exactement, doit être interrogé le discours de sa toxicomanie, qui seul permet de découvrir la logique des conditions ou du choix de la toxicomanie. Mais, en retour, il convient de souligner que la consommation des nouvelles drogues revêt une telle extension dans le monde et avant tout dans les sociétés industrielles et aux Etats Unis, que l’explication ne peut se contenter d’évoquer des conditions ou des choix individuels, sans en même temps montrer comment ces conditions ou ces choix s’articulent dans la structure économique-sociale, non pas en prononçant dogmatiquement des relations entre l’individuel et le social, mais en montrant comment le social s’implique dans l’individuel, dans sa vie quotidienne, dans son psychisme, dans les conditions de sa formation, etc. En d’autres termes une approche qui se veut compréhensive de la drogue doit éviter, comme dans le cas de l’alcool, d’en traiter discrètement, c’est-à-dire de traiter de ses différentes dimensions isolément, d’occulter leurs relations mutuelles et les relations qu’elles entretiennent avec la structure sociale.

(iii) L’économie-politique de la drogue

Nous ne traiterons de la drogue comme phénomène social total que pour en souligner les dimensions majeures et leurs articulations. Il y a une narco-économie, un narco-terrorisme, une narco-politique, une narco-marginalité qui concerne des millions d’individus, un narco-imaginaire, etc. ; mais chacune de ces dimensions est traitée séparément par les sciences sociales et par les institutions de telle sorte que nous ne pouvons reconnaître qu’existe en fait une narco-société, une société dans laquelle les drogues occupent une fonction structurelle. Les drogues ont un statut informel dans le sens même où l’on parle d’économie informelle dont elles sont une part considérable, dans ce sens qu’elles n’ont pas un statut reconnu, institutionnel et que cependant elles traversent en réalité toute la société et contribuent de manière non reconnue à sa transformation.

La drogue, les nouvelles drogues, c’est d’abord un secteur socio-économique immense, l’un des plus importants sans doute de l’économie mondiale, un secteur transnational, et pourtant le plus informel de tous, le plus clandestin, puisqu’il est combattu formellement au moins par toutes les autorités établies dans le monde. C’est un secteur rejeté, marginalisé et donc marginal bien que l’un des plus importants.

C’est aussi un secteur largement sous-analysé. En 1989 nous avons fait une recherche bibliographique à ce sujet. Nous avons examiné les titres des revues scientifiques consacrée à la drogue, à la toxicomanie, et ceux des grandes revues de science sociale américaines pour les années 1986 à 88. Nous n’avons pas trouvé un seul article sur ce sujet parmi les trois cent analysés, et un seul article sur l’économie politique de l’alcool.

Les grandes compagnies industrielles et marchandes sont reconnues par les Etats, bien qu’elles soient en large mesure hors de leur contrôle. Les gouvernements ont avec elles des relations suivies. L’économie transnationale de la drogue est par contre considérée comme illégale. Pourtant, elle a des relations souterraines avec l’économie formelle et avec nombre d’autorités politiques. L’économie de la drogue comme toute l’économie informelle est en fin de compte articulée sur l’économie formelle, elle n’a de sens que dans cette articulation. Les liquidités que rapporte la drogue n’ont d’intérêt que dans la mesure où elles peuvent être recyclées dans l’économie formelle, dans l’achat de bien de consommation, surtout pour les petits producteurs, ou dans des opérations d’investissement dans l’économie formelle, pour les grands trafiquants.

Les revenus que la drogue procure aux petits producteurs sont si importants, que certains Etats du Tiers monde sont étroitement liés à la production de la drogue, et que toute tentative d’éradication de l’économie de la drogue serait totalement illusoire si, au même moment, n’intervenait pas une réorganisation profonde de l’économie formelle mondiale. Dans des pays comme la Bolivie, le Pérou et certains pays du Sud-Est asiatique, le secteur de la drogue n’est pas l’un parmi d’autres, mais le secteur principal. Arrêter la production de la drogue signifierait la mort de la paysannerie, la crise économique, et la révolte des masses urbaines et rurales. Pas un régime ne se risquerait à une telle expérience. En fait, dans la plupart de ces pays les gouvernants sont « corrompus », dans ce sens qu’ils sont personnellement intéressés dans le principal secteur économique de leur pays, c’est-à-dire dans le secteur de la drogue qu’ils prétendent combattre par ailleurs. Ils n’ont d’ailleurs pas la possibilité de combattre réellement la drogue, s’ils le faisaient, ils perdraient le soutien de leur peuple.

La part du commerce de la drogue qui revient dans les mains des grands trafiquants, soit annuellement un chiffre de l’ordre de 100 milliards de dollars pour les seuls Etats Unis, est dans une large mesure reversée dans les secteurs de l’économie formelle, elle est placée dans les banques suisses, ou investie dans des secteurs économiques apparemment hautement profitables sous le couvert de sociétés honorables.

De l’autre côté, les consommateurs de drogue n’obtiennent leur revenus que dans une très faible mesure de la production et de la circulation de la drogue ; ils recyclent dans la drogue des revenus obtenus légalement ou illégalement dans le secteur formel de l’économie. Ces deux observations signifient que le secteur de la drogue opère comme un immense réseau clandestin de redistribution de revenus provenant de l’économie formelle vers le secteur informel, ces revenus redistribués retournant finalement à l’économie formelle ; c’est, au sens propre, un immense réseau parallèle, clandestin qui cependant ne se distingue des autres secteurs économiques que par le fait qu’il est interdit, qu’il est considéré comme illégal. En outre la haute rentabilité de l’activité dans ce secteur est liée à son statut illicite. Les frontières nationales qui étaient supposées protéger les sociétés des nouvelles drogues sont impuissantes à représenter un obstacle sérieux à leur circulation.

 

3/ La drogue comme détermination et invention

 

(i) Distinctions

Il conviendrait tout d’abord, selon Claude Olievenstein, de distinguer entre usagers de la drogue et drogués ou toxicomanes. Les drogués se distingueraient des usagers parce qu’ils souffrent de leur relation à la drogue (et qu’ils sont, à ce titre seul, des malades). Les usagers relèveraient d’une interrogation sociologique, les drogués de la psychiatrie (p. 127). Pourtant, observe Cl. Olievenstein, la distinction n’est pas nette entre les uns et les autres, les passages d’une catégorie à l’autre ne sont pas rares. La souffrance s’avouant du drogué est pour le psychiatre un critère précis des limites de son intervention. Mais est-elle suffisante pour distinguer drogués et usagers ? La souffrance est une construction sociale,.et l’aveu d’une souffrance, lui-même, dépend d’une institution, d’une personne auprès de laquelle il peut se faire. L’appartenance à une société parallèle de drogués, c’est-à-dire, une polarisation toute entière de la vie par la drogue, un vie qui ne prend sens que par la drogue, définit probablement une autre catégorie de drogués.

Ainsi, Patricia Bouhnik, au terme d’une étude goffmanienne des relations entre drogués en France, montre qu’autour de la drogue se nouent un ensemble de relations qui ne relèvent pas seulement de l’échange économique, ne se réduisent pas à des opérations marchandes, mais tendent à constituer une société parallèle, souterraine, avec ses rôles spécifiques, une vie quotidienne qui engage profondément les affects. Et Patricia Bouhnik conclut que la vie de la drogue se définit surtout par son caractère aventureux.

Des constatations semblables sont faites aux Etats Unis ; un certain nombre de chercheurs qui ont conduit des enquêtes ethnographiques sur les héroïnomanes, ont montré que, contrairement à l’hypothèse de la relation entre drogue et anomie, l’usage chronique de l’héroïne peut être considéré par ses usagers comme l’engagement dans un style de vie bien défini dont la drogue n’est qu’une dimension. L’existence d’une sous-culture de la drogue ne peut plus être mise en doute, Richard C. Stephens la définit au terme d’une revue des travaux sur le sujet : « Une hiérarchie de statuts fondée principalement sur l’habileté à arnaquer et sur les modes de consommation de la drogue, sur les activités illégales, un grand intérêt porté à la drogue et aux effets de la drogue, un argot commun qui tient des fonctions à la fois de protection et d’intégration, et un ensemble de rôles, de normes et de valeurs qui facilitent et entretiennent les manipulations et les conduites illégales des drogués. En résumé, ajoute R. C. Stephens, la sous-culture exprime ce que le junkie (l’heroïnomane) considère comme une vie passionnante et qui en vaut la peine. » Du côté des accoutumés il y aurait donc ceux qui vivent d’abord la drogue dans la souffrance et ceux pour qui elle signifie la participation à une sous-culture.

Parmi les usagers il conviendrait aussi de distinguer deux catégories au moins, ceux qui font de la drogue un usage hédoniste ou esthétique, et ceux pour qui elle est un instrument de réussite dans l’univers impitoyable des grandes affaires et du monde politique.

Il faudrait encore ajouter ce que l’on pourrait appeler la toxicomanie institutionnelle dont on ne sait pas très bien où elle doit être située ; ont veut parler de la toxicomanie médicamentense, non la toxicomanie médicamenteuse sauvage, mais la toxicomanie sur prescription médicale : les médecins (qui refusent d’admettre qu’il s’agit d’une toxicomanie) prescrivant dans un souci d’efficacité thérapeutique, ou pour répondre à l’impatience de leurs clients, de « bons psychotropes », et ordonnant en fait un dopage qui se donne ainsi pour légitime (voir Salomon Amar, Claude Barazer, 1990).

Cette discussion sur la catégorisation des consommateurs de drogues, suggère des liens entre la société, son fonctionnement et la drogue. La relation est cependant loin d’apparaître encore très clairement. En utilisant les observations clinico-anthropologique de Claude Olievenstein et de son école, nous voudrions ici nous attacher au cas des toxicomanes qui vivent la drogue dans la souffrance, et montrer que l’intoxication peut être comprise comme une conduite surdéterminée par la société de consommation et la niant.

L’approche clinico-anthropologique est fondée sur ce principe que « la souffrance s’avouant du désintoxiqué est le seul objet valable et vrai de la clinique du toxicomane » (C. Olievenstein, « Le non dit »). Cette proposition bouleverse les interrogations qui s’adressent à la drogue puisqu’elle ne la considère plus au travers du regard de la société qui exclut le drogué, mais au travers du vécu du drogué lui-même. Cette approche a élaboré une psychogenèse et une anthropologie de la toxicomanie, qui la différencient radicalement de l’approche fonctionnaliste. Pourtant, du fait de son origine clinique, elle tend encore à psychologiser la drogue, parvient mal à une appréhension de la toxicomanie comme phénomène social total. Comprendre la drogue comme fait social suppose que l’on dépasse cette perspective, c’est-à-dire, non pas que l’on abandonne ce que l’approche clinico-anthropologique apporte, mais, au contraire, que l’on tente de l’interpréter dans une perspective plus large. Le miroir brisé et la relation perturbée à la Loi, qui se situent au fondement de la toxicomanie, parce qu’ils engendrent des difficultés de l’identité et de l’autonomisation du sujet, ne peuvent en effet être isolés de l’organisation de la société, ni dans leur genèse (fonction sociale de la famille et donc rapport des parents à leurs enfants), ni dans leurs conséquences (les communautés concrètes limitaient étroitement l’autonomie du sujet, et donc ne pouvaient engendrer les mêmes « symptômes »)

(ii) Le miroir brisé, expérience individuelle et expérience collective

Un événement de la petite enfance est, semble-t-il, constant à l’origine des toxicomanies, le miroir brisé, cet événement n’y conduit cependant pas toujours. Le stade du miroir (Jacques Lacan) est la découverte par l’enfant de l’image de soi, d’un moi différent du moi fusionné avec la mère. Le miroir brisé (Claude Olievenstein) est l’échec du stade du miroir. Au moment même où le face à face avec le miroir fait découvrir à l’enfant son image, le miroir se brise. Le miroir brisé renvoie à l’enfant une image de soi mais une image brisée qui évoque ce qui était avant, l’indifférenciation, la fusion avec la mère.

La brisure du miroir est liée au rapport mère enfant. Elle intervient quand le système mère-enfant dans l’économie libidinale ne fonctionne pas ou mal, elle est la conséquence d’un ou de plusieurs chocs que la mère renvoie à l’enfant. L’entretien de ce renvoi au cours de l’enfance contribue à l’impossibilité du renforcement du moi du toxicomane (C. Olievenstein, p. 139). Reconnaissance et brisure constituent l’incomplétude propre à la pathologie du toxicomane. Dès ce moment, il est à la fois normal et psychotique, normal et pervers, etc. Dès lors, il joue avec la simultanéité de la reconnaissance et de l’impossibilité de la reconnaissance, il essaye de l’annuler ou de l’approcher par la contrainte ludique, par la drogue, etc. (idem, p. 137 sq.)

L’originalité du toxicomane est l’impossibilité d’un statu-quo. Dans l’intériorité : les conflits ne peuvent être résolus et ne le sont pas, d’où une agressivité tournée contre les autres ou contre lui-même. Dans les relations : le sentiment aigu du « déjà presque » et du « jamais plus » engendre un « tout, tout de suite, maintenant ». Dans le rapport à la Loi : elle ne peut calmer l’angoisse du toxicomane parce qu’il ne peut éviter de rechercher l’identité d’un moi entr’aperçu. D’où la répétition des déceptions : aucune norme ne permet l’organisation du narcissisme brisé. Dans la drogue le toxicomane trouve l’Unité, celle d’une atmosphère archaïque, du paradis perdu d’avant la brisure, qui annule la brisure. (idem, p. 142 sq.)

Le choc de la brisure est démesuré et inaugure un stade de la démesure. La brisure est irréparable aussi le sujet recherche-t-il de façon pulsionnelle des pratiques de remplacement par la contrainte ludique, les transgressions. (idem, p. 146 sq.)

Cette psychogenèse de la toxicomanie nous place devant une alternative. Le miroir brisé est-il aujourd’hui un événement plus fréquent qu’autrefois, ou bien le miroir brisé débouche-t-il plus souvent qu’autrefois sur la toxicomanie ? Rien ne permet d’exclure l’une ou l’autre des hypothèses, toutes les deux sont concevables. La première s’ouvre sur cette question : pourquoi la brisure du miroir serait-elle plus fréquente qu’autrefois, pourquoi la relation mère-enfant dans l’économie libidinale fonctionnerait-elle moins bien, pourquoi la mère serait-elle plus carnivoresque, ou pourquoi serait-il pour l’enfant plus difficile d’abandonner la position d’objet idéal de la mère ? On pourrait invoquer ici la position de la femme, dans la société contemporaine, sa solitude, son isolement social et affectif, partant son délire de possession : l’enfant la sauve du non-être, et de l’isolement, elle ne veut pas s’en séparer ; autrefois, dans le cadre des communautés concrètes, de la famille tout d’abord, l’enfant devenu autonome demeurait lié à sa mère de façon nouvelle ; bien plus, la mère trouvait avantage dans l’autonomisation de l’enfant, au travers de lui, son statut dans le groupe était valorisé.

La seconde hypothèse (la brisure du miroir déboucherait plus souvent qu’autrefois sur la drogue) pourrait s’appuyer sur le développement de la production et du marché de la drogue : il ne peut y avoir toxicomanie sans rencontre avec une substance psycho-active, nous y reviendrons ; mais l’argument peut se retourner, production et marché supposent une demande.

Il convient cependant d’aller plus loin. C. Olievenstein observe que si est essentiel le premier double moment où à la fois le miroir se constitue et se brise, la brisure du miroir est « un ensemble dynamique dont l’installation temporelle est progressive, réactivée par période, actualisée au moment de l’adolescence par la crise pubertaire, le rapport à la Loi, la connotation sociale de la transgression. » (idem p. 141). C’est dire que la brisure primordiale se renouvelle et réactive dans les circonstances de la vie du sujet, et n’engendre des conduites spécifiques que par suite des réactivations. La question est alors de savoir pourquoi le moi aurait davantage de difficulté à s’affirmer que par le passé, pourquoi la société présente, loin de tendre à résorber la brisure, la réactive, et conduit plus qu’autrefois à la toxicomanie.

L’histoire de l’extension de la drogue, particulièrement aux Etats Unis, est ici éclairante. La société libérale, bourgeoise s’est constituée dans la croyance au progrès, dans la foi dans le développement les sciences et des techniques qui devait avoir un sens pour l’ensemble de l’humanité. Dans la seconde moitié du XXe siècle, cette identité des sociétés occidentales apparait sans issue. Des millions d’adolescents, lorsqu’ils découvrent leur identité collective dans l’extraordinaire développement des sciences et des techniques, au même moment découvrent que cette identité est brisée, inatteingible, que leur vie quotidienne les laisse là, séparés de l’image qui leur est renvoyée. L’échec conduit à l’effervescence des années 60. Les adolescents entrevoient la possibilité d’une autre société, l’image d’une autre identité qui n’est pas encore là, qui est à construire. A cette espérance, à cette tentative de reconstruction, l’usage de la drogue est d’abord lié, un usage festif, convivial, hédoniste, esthétique. Mais à nouveau le miroir se brise : l’utopie de la nouvelle communauté s’effondre ; mère carnivoresque, la société morale américaine pèse de tout son poids pour étouffer les tendances novatrices. La libération, la patrie d’identité (heimatsidentität, Ernst Bloch) entrevues s’avèrent à nouveau inatteingibles. La toxicomanie se développe postérieurement, elle suit la brisure d’un miroir collectif, elle est la perversion d’un usage lié à l’image de soi entrevue.

Il est remarquable que cette brisure du miroir collectif débouchant sur l’extension de la toxicomanie se retrouve dans des sociétés très différentes de la société américaine. En Iran et au Liban par exemple où l’extension de la toxicomanie ne suit cependant pas comme aux Etats Unis un usage festif de la drogue. En Iran, la toxicomanie se développe dans les années qui suivent la révolution, au moment ou les rêves de la révolution, son utopie sont balayés par la réaction cléricale. Au Liban, un peu de la même manière, l’espoir d’une révolution arabe des débuts de la guerre civile, s’effondre dans des luttes pour le pouvoir entre clans, factions, bandes armées, et la drogue semble répondre à la disparition du sens.

Cet effet des événements collectifs, interroge la portée de l’expérience primordiale de la brisure du miroir. Plus que cette expérience elle-même, sa réactivation dans la vie du sujet, notamment au moment de l’adolescence, n’est-elle pas cruciale dans la toxicomanie ; bien davantage, l’expérience primordiale ne prend-elle pas sens dans les événements vécus au cours de l’adolescence, n’est-elle pas alors revécue plus ou moins dramatiquement selon les circonstances ? C’est la conclusion que l’on peut, semble-t-il, tirer de ces deux observations déjà rencontrées de l’approche clinico-anthropologique, d’une part que la toxicomanie est un « un ensemble dynamique dont l’installation temporelle est progressive », d’autre part que les passages de l’usage de la drogue à la toxicomanie (dans laquelle la brisure primordiale est considérée comme essentielle) sont fréquents. Le miroir au fond serait fréquemment, voire toujours plus ou moins brisé, et l’appréciation de la brisure serait donnée par les vécus individuels et collectifs de l’adolescence.

(iii) L’absence du père, de la Loi

Dans la constitution du drogué, nous dit l’approche clinico-anthropologique, à côté de l’événement du miroir brisé au moment de la petite enfance, une deuxième chose est essentielle, le rapport à la Loi : la voie de la toxicomanie s’ouvre à partir d’une tendance irrépressible à transgresser la Loi réelle ou imaginaire (C. Olievenstein, Destin…, p.130). Cette tendance peut avoir plusieurs origines (p. 130-31) : (i) La brisure du miroir contraint le sujet à perpétuellement rechercher une identité entr’appercue. Il ne peut éviter de transgresser des normes sociales qui n’autorisent pas l’organisation du narcissisme brisé. (p. 142-3). (ii) La transmission de la Loi est mise en défaut de plusieurs façons, en particulier par la forclusion du père, et par la contrainte ludique (exaspération de la fonction ludique, nécessité du spectaculaire et du démonstratif) qui est la conséquence d’un non-dit, d’une censure familiale. La contrainte ludique permet au sujet de réduire son angoisse et sa culpabilité (p. 13), elle est plus impérative que la contrainte légale vécue comme inopérante, parce que ceux chargés de l’incarner sont forclos .

Ici encore, on peut s’interroger sur la relation entre les fondements psychiques et sociologiques de la toxicomanie. La forclusion du père n’est pas le seul fait de familles perturbées. La société elle-même a supprimé le père ; aussi « la démission des parents » est-elle un fait collectif. Les médias ont pris possession de l’enfant, l’ont libéré pour mieux l’asservir à la consommation. Le père est supplanté en tant que Loi, en tant qu’il aurait à dire la Loi, par les institutions contemporaines. Qu’a-t-il à dire, que peut-il dire face aux communications de masse ? La forclusion du père est d’abord institutionnelle, elle est un fait collectif. La forclusion d’un père particulier à la fois est surdéterminée par la forclusion collective, et, selon les cas, la renforce ou la limite.

Par ailleurs, au cours des dernières décennies, la notion même de loi, de norme a été mise en cause, rejetée par les institutions économiques-sociales du libéralisme sauvage, de la dérégulation. Cette période de transformations économiques-sociales brutales invalide les règles, les normes que les familles, les institutions sociales voudraient ou veulent malgré tout imposer aux adolescents. La drogue alors ne signifie pas un retrait de la scène sociale de la part d’individus qui éprouvent une dissociation entre les objectifs prescrits et les moyens institutionnellement reconnus pour les atteindre (R.K. Merton, comme on l’a vu), mais au contraire résulte du constat,de l’acceptation de la mortde la Loi (tout est permis) chez des sujets qu’investit le désir infini d’une période de grands bouleversements. Dans cette perspective, les toxicomanes vont au bout de la double logique de cette société, celle de l’infinité du désir et de l’invalidation de la Loi. Exacerbées dans la société actuelle, la quête des limites et la mise à l’épreuve des interdits socialement imposés, conduites propres de l’adolescence, trouvent dans la drogue un extraordinaire instrument d’actualisation ; elle conduit à l’absolu dans l’illégalité.

(iv) Toxicomanie, famille, société

La toxicomanie, disent les psychiatres, est souvent fonction de relations familiales perturbées, et advient lorsque se pose à l’adolescent l’alternative de se séparer ou de rester dans la famille. La drogue, au moment où des tensions apparaissent dans la vie de l’adolescent, avec sa famille notamment, permet de supprimer phantasmatiquement ces tensions, de ne pas se séparer de la famille, tout en s’en libérant par une extase de nature auto-érotique qui se substitue à une vie amoureuse en dehors de la famille. Elle offre à la famille et au patient.l’avantage de conjuguer dépendance et sentiment d’indépendance. (S. Sternschuss, « La famille du toxicomane », p. 41 sq).

Les familles le plus souvent refusent de voir le changement de comportement de l’enfant qu’engendre la toxicomanie, elles occultent la drogue. Elles refusent la séparation, le conflit. Une intervention extérieure est nécessaire pour qu’elles en viennent à admettre la toxicomanie de leur enfant. C’est alors le drame. Le jeune devient « le malade » de la famille. Il est désormais d’autant plus stigmatisé que la famille ne concevait pas d’alternative à sa cohésion.

Les observations des psychiatres conduisent ainsi à situer dans la famille la responsabilité de la toxicomanie. Mais ils tendent à établir une coupure entre famille et société, alors que la première est un mode d’être de la seconde, et qu’elle est une institution dominée, exploitée. Elle demeure une institution essentielle de la société libérale, la communauté primordiale nécessaire au développement des jeunes, mais aussi à la survie des parents, dans une société qui ne connait que l’individu et qui, en fait, ignore la famille, la nie. L’organisation sociale fait de la famille un instrument de sa reproduction, non pas seulement démographique (renouvellement des générations), mais aussi symbolique : elle porte remède à la solitude des parents, elle colmate leur propre désespoir sociétal par l’espoir que les enfants en eux-mêmes représentent, et par l’espoir que les parents placent en eux, l’enfant parait nier la mort qui obsède les individus d’une société individualisée, etc. La décomposition du groupe familial n’est alors pas seulement un drame pour les enfants, mais aussi pour les parents, parce que ne reste plus alors que l’attente de la mort (voir, par exemple en France, la reconstitution parodique de la famille autour du chien).

Dans le cadre des communautés concrètes le choix de rompre ou de demeurer dans la famille se posait moins pour l’adolescent que dans la famille nucléaire contemporaine, puisque la continuité dans la discontinuité était assurée par l’organisation sociale elle-même qui en outre prévoyait des rites de passage. La situation de déréliction dans laquelle se trouve le jeune des sociétés modernes au moment ou il doit quitter la famille est dans une large mesure nouvelle ; autrefois, il pouvait par exemple avoir accès à la terre familiale, trouver de l’aide dans le réseau familial pour son établissement, etc. Toutes choses aujourd’hui de plus en plus en plus rares. De même, dans les communautés concrètes, la famille ne craignait pas ou moins la séparation puisque justement elle appartenait à une communauté concrète, en outre, la séparation de l’un des membres de la familles avait moins le sens d’une rupture qu’aujourd’hui, elle était moins dramatique.

L’exploitation symbolique de la famille dans la société actuelle, est cependant cachée ; elle est un non-dit qui surdétermine le non-dit des relations au sein de la famille. Les parents assument une situation de solitude imposée par l’organisation sociale, mais ne le savent pas. Cette opacité est la loi la plus profonde de l’existence familiale dans la société actuelle. L’acceptation forcée de cette loi inacceptable est le fondement du mal-être des familles, de leur hypocrisie, et produit la révolte des jeunes. Le rejet de la famille par l’adolescent, est donc aussi rejet de la société à laquelle elle appartient. La perversité, l’hypocrisie sont dans l’organisation sociétale dont la famille fait partie. La fausse harmonie familiale qui se dénonce dans la toxicomanie, n’est autre que la fausse harmonie de la société toute entière. Mais l’organisation sociétale en même temps rejette la perversité, l’hypocrisie, la fausse harmonie sur la famille. La famille à son tour se décharge de ses responsabilités sur le toxicomane. Le toxicomane devient le bouc émissaire de la famille, lui permettant de retrouver d’une autre manière sinon sa (fausse) harmonie, du moins sa cohésion. Il devient aussi, au travers de la famille, le bouc émissaire de la société ; l’exclusion est prononcée par la famille au nom de la société ; la famille est l’instance par laquelle la société prononce ses jugements.

Il est remarquable que la toxicomanie soit, comme on l’a noté, occultée par la famille jusqu’à ce qu’elle soit dénoncée, jusqu’à ce que l’adolescent soit stigmatisé, désigné comme coupable de transgression de la loi par un acteur social extérieur à la famille : la société dénonce la déviance, alors qu’elle se moque de la détresse des parents et des enfants, du désarroi familial, de la fausse harmonie familiale qui ne mettent pas en cause l’ordre social, bien au contraire qui le reproduisent. L’interdiction de la drogue, de l’usage de la drogue d’ailleurs n’est pas laissée à la famille ; la loi est prononcée et appliquée par les institutions, par l’Etat.

(v) La drogue produit de la société de consommation

La toxicomanie suppose la substance psycho-active. On doit donc se demander pourquoi la brisure du miroir se manifeste aujourd’hui de façon privilégiée par la consommation d’une telle substance, par la toxicomanie et non par un autre « symptôme » ? L’extase recherchée dans la drogue peut être atteinte autrement, par la contemplation mystique, par l’amour, par des techniques corporelles, etc. Les cas iranien et libanais évoqués précédemment, sont ici révélateurs. Ils suggèrent que la brisure du miroir collectif, le manque qui en résulte ont, parallèlement à la toxicomanie, donné lieu à d’autres conduites qui peuvent être considérées comme des équivalents de la toxicomanie : en Iran le narcissisme brisé s’est investi dans l’authenticité, dans la pureté de la mort, il a conduit à la mort effective de centaines de milliers de jeunes ; au Liban, il s’est investi dans la violence, dans un exercice de la violence sans autre fin que la jouissance qu’elle procure à celui qui l’exerce.

En choisissant collectivement un produit pour atteindre l’extase les adolescents en manque d’identité d’aujourd’hui appartiennent en fait à la société de consommation qui prétend répondre à toutes les insatisfactions, tensions, attentes par la médiation d’une marchandise. La société moderne toute entière est en manque, en manque perpétuel non de spirituel, d’éthique mais de produit ; la marchandise est son éthique. L’éthique de la drogue appartient au monde de la marchandise. Elle aussi du reste est soumise à la loi marchande du nouveau ; les producteurs d’hallucinogènes le savent bien qui, dans leurs laboratoires, cherchent à renouveler les produits pour répondre à un besoin collectif qui lui-même est en quête de neuf, comme le montrent les utilisations sauvages de produits les plus divers.

La médecine d’ailleurs donne l’exemple au toxicomane. Elle est en manque, en manque d’un produit pour dominer le corps et l’esprit, et particulièrement le corps et l’esprit du toxicomane ; c’est son rocher de Sisyphe. Mais, médecins, pharmaciens, industrie pharmaceutique, détenteurs de la parole légitime, refusent d’appliquer la notion de toxicomanie médicamenteuse aux médicaments psychotropes. Ils sont bénéficiaires et complices de cette utilisation qui par ailleurs est subversive de l’ordre médical et pharmaceutique (Jean-Louis Chassaing, Michel Reynaud. « La manie des psychotropes »).

Et l’on peut ajouter qu’il est remarquable que les malades qui n’ont plus confiance dans la pharmacopée moderne se retournent vers d’autres produits, les produits homéopathiques, là où, autrefois, on aurait par exemple fait appel à la prière ou à la magie. Homéopathie, prière, magie ont en effet toutes la même efficacité intrinsèque, celle des placebos, et le choix de l’une ou de l’autre est fonction de représentations collectives.

La drogue a sur tous les autres produits un avantage décisif, elle est un produit parfait qui remplace tous les autres, puisqu’elle répond à tous les manques, puisqu’à elle seule, elle permet d’atteindre l’absolu. La drogue est en somme la marchandise parfaite, absolue, l’archétype de la marchandise. Le toxicomane pousse à sa limite l’éthique de la société marchande : tout grâce à un produit. Mais il la dépasse, parce que le produit, la drogue, le fait pénétrer dans un autre monde, qui transcende celui de la consommation. La drogue est le paradigme extrême de la société de consommation, et sa négation.

 

4/ La toxicomanie, conduite anomique paroxistique

La toxicomanie appartient à cette société, elle la singe, et, en même temps, poursuivant son modèle éthique jusqu’au bout, elle en renverse le sens, en montre l’absurde, et la détruit.

La toxicomanie ne cherche pas à porter remède à cette société, elle n’est pas un projet de réforme ou de révolution, elle est négation, rejet absolu, immédiat de cette société, de sa quotidienneté, etc. Le toxicomane vit de cette société, aux dépens d’elle, mais se place radicalement en marge, il ne la refuse pas explicitement, intellectuellement, mais existentiellement, dans son existence quotidienne. La société répond par le rejet, la marginalisation. Elle ne peut accepter l’Autre, celui qui n’est pas de l’ordre du semblable. Entre la société et le toxicomane, l’altérité est absolue.

Ce refus s’articule sur le refus ou l’impossibilité pour le sujet d’accepter la Loi, sur sa contrainte ludique. A l’événement irréversible du miroir brisé, le sujet répond par un renversement extraordinaire, la rencontre et la recherche de l’impossible, de l’extase. Cette extase est dans l’attente du sujet. La drogue est une conduite active, ce que l’on appelle dépendance est totalement irréductible à son soubassement physico-chimique. « La dépendance est mise en scène du désir. … A coté du phénomène passif physico-chimique, s’inscrit ce phénomène actif, volontariste, qui devient un mode d’existence, une relation à la vie qui permet d’évacuer tout ce qui est arrivé au sujet depuis le stade du miroir brisé, qu’il a cherché dans la démesure, et tout ce qu’il a trouvé avec le coup de foudre fusionnel avec le produit. » (Claude Olievenstein : « La dépendance : un phénomène psychique actif ». p. 15).

(i) La drogue et le savoir

Le dialogue lui-même est impossible entre toxicomane et non-toxicomane. Les expériences sont totalement différentes. L’expérience de l’extase du toxicomane, le savoir qu’il en acquiert, sont radicalement étrangers à la société dans laquelle il vit. La toxicomanie elle-même sort du savoir de cette société.

La drogue inverse les rapports, inverse les stigmates. L’adolescent qui constate son ignorance et son impuissance dans le monde de la science et de la technique, qui est rejeté en raison de son ignorance, accède par la drogue à un savoir au delà du savoir, à un savoir qui rend caduque le savoir de la société. La drogue inverse son infériorité, son infériorisation, elle renvoie ceux-là mêmes qui ont la prétention de détenir un savoir spécifique, privilégié sur la drogue à leur non-savoir, à un manque irrémédiable. Face à la toxicomanie, l’idéologie médicale va jusqu’à l’absurde, remarque B. Géraud (« Médecine, toxicomanie, psychanalyse ») : transfusion totale, cures de sevrage dans l’inconscience du toxicomane, ordonnances d’opiacés, neurochirurgie des structures cérébrales, etc. Acharnement thérapeutique, ici comme en d’autres domaines, qui exprime l’idéal de la toute puissance de la médecine, et va de pair avec l’intolérance à la présence du toxicomane. « Les drogues nous ennuient avec leur paradis, qu’elles nous donnent plutôt un peu de savoir » (H. Michaux, cité par B. Géraud ). La méconnaissance de la médecine face à la toxicomanie est corollaire de l’idéologie médicale. Le thérapeute, médecin, psychiatre, appelé à traiter le « malade » ignore le savoir du malade auprès de qui il se prévaut de son savoir. Il n’a pas davantage à dire sur l’expérience que « le malade » a de l’absolu, que « le malade » n’a de savoir médical.

Entre le psychanalyste et le toxicomane, l’incompréhension est aussi totale. Le premier s’intéresse à l’inconscient, le second au réel, et à un plaisir hors du champ du principe de plaisir (B. Géraud, p. 79)

Le toxicomane indique les limites des savoirs modernes. Grâce à un produit, utilisant le procédé socialement accepté de résolution des tensions, la consommation, il pénètre dans un univers qui abolit spirituellement celui-ci, le réduisant à la fonction marchande de fourniture de la drogue.

(ii) La drogue et la mort

La société moderne est fascinée par la mort ; à la fois elle est hantée par sa mort collective (mort nucléaire, mort de la nature) et se cache cette hantise, veut l’ignorer, la nier. Elle croyait jusqu’ici au progrès, elle allait maîtriser définitivement la nature à l’instar d’un Dieu créateur de l’univers ; elle a perdu cette illusion-même. Elle ne sait plus où elle va, et vit dans le désenchantement. L’individu lui aussi est hanté par sa mort, sa mort individuelle, parce qu’il ne se survit pas dans les autres, dans le groupe, parce que sa mort n’est pas seulement mort du corps, mais disparition absolue, et il tente de la nier (dans le langage), de la repousser jusqu’à l’absurde (dans la pratique). La mort dans les sociétés contemporaines est chose tabou.

Le toxicomane lui aussi est fasciné par la mort, il ressent l’ordre comme illusoire, destiné à la mort, et il joue devant la mort. La fascination du toxicomane par la mort signale qu’il appartient bien aux sociétés modernes. Il joue comme elles avec sa propre mort, et comme elles, joue doublement. Au delà de la planète, il n’a plus rien a découvrir, sinon la mort ou l’hébétude du souvenir de la planète, tout comme au terme de la consommation collective forcenée de la nature, se profile une planète morte. De même, dans la toxicomanie, la mort est toujours présente, comme issue possible d’une overdose, tout comme le monde risque sa vie dans la manipulation de l’atome. Mais, fasciné par la mort, le toxicomane a cette supériorité sur la société dont il est exclus-inclus, non seulement parce que sa fréquentation de la mort est choisie, volontaire, mais surtout que, pour un instant au moins, il réussit à vaincre, nier la mort, puisqu’il atteint l’absolu, devient Dieu. « Remettre sa vie et tout son être entre les mains d’une puissance supérieure, pour se fondre en elle et en être l’élu. La survie devient la garantie du droit à la vie et marque le sujet du sceau de l’exceptionnel. » (Marc Valleur, « Hédonisme. Ascèse. Ordalie », p. 53). Le toxicomane, dans ses moments d’extase, dans le souvenir de l’extase réussit là où la société a échoué.

(iii) La drogue et l’impossible

La drogue est une aventure d’abord parce qu’elle est interdite. Décider d’utiliser la drogue, l’une quelconque des drogues modernes (interdites), c’est faire un saut dans la société et l’économie souterraines, dans un monde secret, dans des relations cachées et dangereuses. La décision même d’utiliser la drogue est une rupture avec la famille et avec la société, un choix de l’indépendance, de la liberté. Sans doute, la rupture est-elle cachée, et l’occultation concilie-t-elle les désirs simultanés de rompre et de ne pas rompre, caractéristiques de l’identité brisée. Mais cette réconciliation est atteinte par la rupture d’un interdit, la participation à un mystère, l’entrée dans l’occulte, qui tendent à effacer pour l’adolescent la signification de compromission, et valorisent le sens de création d’un espace d’autonomie, du premier espace d’autonomie, d’autant plus attrayant qu’il est espace de risque, d’aventure.

La drogue d’ailleurs ne concilie pas seulement les désirs contradictoires de l’identité brisée, elle concilie en même temps, la consommation et le risque, l’aventure. Le monde lisse, transparent de la marchandise, prétend éliminer le risque, l’aventure. Le monde est transformé en spectacle, « mis en orbite » par la marchandise audio-visuelle ; des produits répondent à tous les désirs, la vie quotidienne est quadrillée par la consommation. Dans le mal-être qui en résulte, la drogue est le seul produit qui à la fois contient le risque de mort et la possibilité d’accéder à une autre vie.

Surtout la drogue est le seul produit qui transforme un manque démesuré, celui du miroir brisé, avec ses peurs, ses fantasmes, ses incomplétudes, ses images partielles, sa solitude, dans une plénitude infinie, celle de l’acmé où, pour un instant, le sujet est Dieu. Le toxicomane fait preuve de modernisme psychique ; il dépasse son manque, dans un volontarisme moderne, celui de la poursuite de l’impossible (C. Olievenstein : « La dépendance : un phénomène psychique actif ». p. 19).

L’imaginaire du drogué contemporain, tel qu’il se donne à voir dans un certain nombre de termes, désigne une volonté très moderne d’aller aux limites, d’explorer les possibles, dans une société qui se définit par la volonté de reculer indéfiniment les limites du savoir et du contrôle de la nature, mais abandonne la vie quotidienne au sous développement, se montre incapable d’utiliser ses possibles au profit de l’immense majorité du monde. Des termes comme shoot (référence au tir sur la lune), planète, lune de miel (référence à la rencontre amoureuse mais aussi à une planète), over-dose, flash, toucher le fond, défonce, ont à voir à la fois avec l’extrême, et avec la technique. La drogue est pour ses usagers la recherche d’un paradis artificiel que la société promet et ne donne pas. Plus encore, la drogue est le moyen pour la quotidienneté abandonnée, sous-développée, de compenser son retard ; avec elle, le toxicomane fabrique du psychique : rapidité du flash, incorporation dans la mémoire, élaboration fantasmatique (idem, p. 20) ; un psychique insensé qui se compare aux rêves prométhéens de la société technicienne. L’oublié, l’exclu entre ainsi dans un univers d’émerveillement auquel la civilisation scientifique et technique convie mais ne permet pas l’accès quotidien. Du miroir brisé à la planète, le procès de la toxicomanie, s’inscrit dans la démesure, il appartient au romantisme, à la maladie romantique moderne.

(iv) La drogue et l’Autre

De la même manière, le toxicomane souffre du « mal-à-dire » moderne, de la solitude urbaine (Clarisse Boisseau, Jean Carpentier. « Des balises dans la dérive, cadrer et recadrer », p. 38). La profusion des communications dans le monde moderne étouffe, fait obstacle à la communication inter-personnelle. La relation psychanalytique peut, dans une certaine mesure, se lire comme un remède à l’appauvrissement de la parole. Le toxicomane choisit une autre voie, il prend acte de l’impossibilité de communiquer, renonce à toute communication ; grâce à la drogue il parvient dans la solitude à l’extase, à l’apaisement absolu, il devient Un. L’impossibilité, l’interdiction pratique de la relation avec l’Autre sont dépassées dans la réalisation éblouissante de son désir.

Les analogies par lesquels se décrit l’état ineffable auquel parvient le toxicomane évoquent une extraordinaire intensité : extase, ivresse, aveuglement, éblouissement, mille illuminations et certitudes, mode d’être unique au monde, sensation explosive, effet somatognosique, révélation, coup de foudre, état amoureux, passion la plus totale dont rien ne délivre sinon la mort (termes relevés dans R. Ingold, « L’état de dépendance »).

On peut rapporter l’état sur lequel ouvre la drogue à une tentative de maîtrise du désir, voire à une fuite, à un refus de la satisfaction du désir (Marc Valleur. « Hédonisme. Ascèse. Ordalie »). On peut dire que le toxicomane plus que l’Autre, recherche la part perdue de lui-même. (B. Géraud. « Médecine, toxicomanie, psychanalyse », p. 80-81). Dans l’extase, il pense commencer seulement à exister, acquiert le sentiment de son auto-engendrement (Marc Valleur, idem). Le toxicomane atteint l’absolu dans la solitude, au moment de l’acmé il devient en effet Dieu, mais un Dieu solitaire, qui n’a d’autre créature à contempler que lui-même. Le toxicomane, dans la défonce, « dans son chemin vers l’auto-érotisme absolu, le retour au ventre maternel », exclut radicalement l’Autre. Révélation insoutenable du toxicomane pour celui qui ne l’est pas. (C. Olievenstein, B. Géraud. « En guise de postface non concluante… » p. 110), qui pourtant ne fait que conduire à son paroxysme le discours de la société libérale sur l’individu.

Conclusion

La société n’a plus de sens, d’identité, son miroir est brisé, les idéologies sont mortes, les projets de société se sont effondrés, elle ne sait plus où elle va, ou, plus exactement, se sait vouée à la mort. Le toxicomane est le paradigme de la société, le non-sens social fait écho au non sens de son existence depuis que le miroir s’est brisé, l’un et l’autre se redoublent et mutuellement s’avivent ; c’est pourquoi le toxicomane exprime de façon paroxistique la déréliction collective. Son manque irrémédiable le conduit à une recherche perpétuelle qui débouche sur une découverte inimaginable, il trouve le paradis où enfin il devient Un. Il montre à la société toute entière la voie possible d’un salut, celui du paradis artificiel. A une société développé qui ne s’est pas préoccupée du développement humain lui-même, dont la croissance se nourrit du sous-développement des hommes, le drogué propose un changement radical : une fuite radicale de la programmation, du quadrillage, de l’ennui, non pas un retrait comme le pense R. Merton, mais un déplacement vers un ailleurs libre. Dans son acte insensé, il appartient encore à cette société.

Le toxicomane pourtant souffre. Et sa souffrance est liée au souvenir d’un corps qui n’existe plus (R. Ingold, « L’état de dépendance ». p. 61). Le sujet souffre de réminiscence (B. Géraud, cité dans Olievenstein, Clinique, p. 17). Après l’expérience de l’extase, ce monde qui n’avait pas de sens, ne peut plus en avoir. Sans doute est-ce ce non-sens absolu du monde réel, et cette souffrance infinie de l’évanescence du paradis, sur lesquelles débouche la toxicomanie qui sont les plus insupportables.

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P.-S.

* Cet article a été écrit au début des années 90 et jamais publié. L’usage des drogues et la toxicomanie se sont depuis très largement développés et leurs conditions modifiées. L’article a vieilli, il conserve cependant un certain intérêt, outre qu’il rend compte d’un moment historique donné, les hypothèses qu’il propose demeurent elles sans doute largement valables. Les auteurs s’excusent des références parfois incomplètes de la bibliographie ; les documents correspondants ont été perdus au cours des années.

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