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REGARDS DES FEMMES POÈTES DE TUNISIE
(1956-2000)
PAR HEDIA KHADHAR
La littérature en langue française de femmes tunisiennes, éditée depuis un demi-siècle compte près d’une centaine d’ouvrages dont un tiers consacré à la poésie.
1970-1980 | 1980-1990 | 1990-2000 | |
Romans, contes, nouvelles | 4 | 10 | 50 |
Poésie | 4 | 9 | 14 |
Dans le domaine de la création, la poésie est le centre d’un combat permanent. L’ensemble des recueils de poésie laisse entrevoir une image du corps et de la mémoire bien singulière. Les femmes ont été profondément marquées par les mutations sociales et les mouvements littéraires d’ici et d’ailleurs. Cette évolution apparaît dans l’expression, la démarche d’exploration, la quête d’identité et la volonté d’élucider le monde. Une nouvelle thématique apparaît, délaissant les grands sujets de l’amour et de la mort pour des approches plus personnelles, comme si les poètes opéraient un grossissement du corps et de la mémoire pour mieux se connaître.
La quête du Moi
Avec Sophie El Goulli, nous découvrons ce visage de femme « égarée » à la recherche d’elle-même, cherchant à « s’accrocher à la pierre pesante de la mémoire » (Signes, p.27) pour découvrir
« Dans une cage une petite fille en miniature
Vertige solaire ».
Rien ne semble permettre de vivre et d’être soi-même, tout est éphémère. Nuit friable, Lac en flammes, Rose blessée, autant de titres qui marquent cette fragilité dans une société qui donne la parole à la femme après tant de siècles de silence ; elle apparaît toute meurtrie, ne sachant par où commencer. Sans doute, avec Amina Saïd, prend-elle conscience de cette métamorphose ?
« Tout commença le jour
où tu abordais l’île
mise en demeure
de libérer au feu dansant
l’inédite miniature
de ma forme ronde
femmes constellée d’eau
adorant le soleil
à la limite de ses failles
car je naquis d’un hiéroglyphe. »
(Métamorphose de l’île et de la vague, p.10)
De quelle femme peut-on parler ? Son image est brisée, il faut tout reconstruire, la femme doit se redéfinir, par rapport à elle-même et à son histoire. C’est l’image du corps qui se découvre et qui cherche une nouvelle expression. C’est d’abord un corps sans vie que D Chammam retrouve et qu’elle cherche à délivrer derrière les « barreaux tressés » :
« Départ
Fragrance, délivrance
baume de symphonie, barreaux tressés,
fenêtres vides, reflets souillés,
foyer maudit, corps sans vie,
erreurs de marches, trèfles sans goût
où s’engouffrent
espoirs
balayés par
mes espérances. »
(Le Divan, p.10)
La recherche éperdue du corps hante le poète, et le poème devient vi-lisible, puisque les mots CORPS, CHAOS, sont en majuscule et montrent le désarroi de la poète :
« Bateau perdu cherche CORPS
CHAOS en mal de chair
Bête sauvage traquée par le carnaval.
Bal masqué où se cachent les trésors
Air asphyxié par les plate-formes
d’un certain vice qui dévisse les boulons
d’une cabine
beuglant
de chaînes d’or »
(Le Divan, p.14)
Dans un autre poème intitulé Panda, le corps devient une camisole de force traversée par le vent de liberté :
« il m’importe peu
de me voir bâillonner les tripes. MON CORPS
est une camisole de force ou la liberté s’immisce
EN BILLETS DE SALTIMBANQUE »
(Le Divan, p.10)
Avec A. Saïd, c’est une femme de sable « qui traverse les ténèbres les yeux ouverts, d’un rêve l’autre, entre orient et occident, comme en pays de renaissance ». Avec F. M’rabet, tout se désagrège et « Les grains de sable virevoltent » et font dériver le corps jusqu’à « heurter les étoiles filantes ». Avec L. Ladjimi, ce tourbillon devient « danse nuptiale pour des épousailles cosmiques » et « danse rituelle, sacrée » qui, dans le vertige, l’amène à découvrir « qu’elle n’est rien » (Ladjimi, Chams, p.31).
C’est alors que sonne l’heure des départs, de l’exil, de l’existence en dehors de soi. La poète devient :
« Émigrée, émigrante…
Mon mal de vivre
N’a pour issue que la mort
En attendant je me saoule de vivre encore
Dans mes cauchemars quotidiens
les sourires ont des parfums sibyllins
stigmates de bonheur, subterfuges pour masquer
ce qui doucement inexorablement
suinte à l’intérieur
(D. Chammam, Le Divan, p. 43)
Égarée sans aucun lien, une mort violente l’attend après une séance effroyable d’exorcisme :
« on me tranchera la gorge
pour voir couler mon sang
noir du dédain des nymphes infidèles
on me poignardera le corps pour extirper le
démon
qui se déchaîne
on crèvera l’écran de ma vie
pour déteindre ma peine.
on éjaculera sur mon âme la morsure des
planches
Et l’on parlera du galbe d’une hanche ».
(D. Chammam, Le Divan, p.21)
Cette destruction de l’être n’est qu’un signe qui rappelle qu’elle est femme et que la poésie est salvatrice et non destructrice. Ainsi le regard se tourne vers le passé pour mieux le comprendre, pour y chercher son image :
« Qui es-tu
toi scellée
qui cède
l’étoile du berger
Vénus
cygne/signe
à son amour attachée
qui suis-je
moi
rêvant d’aile solaire
au risque de bruler le poème
DES/AILE ».
(Sophie El Goulli, Lyriques, p.18)
La femme et son histoire
Comment se connaître ? Le corps ne renvoie que des images négatives. La quête se poursuit vers l’histoire de femme. À travers les siècles, la rencontre se fait d’abord avec les femmes de Harem, avec leur haine intériorisée, puis avec Elyssa, la reine aimante et abandonnée. L. Ladjimi dans un poème intitulé Conte, se livre à ce projet :
« j’écrirai l’histoire
La mémoire
Le passé »
(Chams)
Cette page d’histoire est tout aussi meurtrie que le corps, la poète découvre avec amertume que cette mémoire est tatouée, qu’elle pèse sur le présent et ne peut s’en délivrer. Pour Sophie El Goulli :
« La mémoire marine sanguine d’orage
traque
mon odyssée inassouvie »
(Lyriques, p.46)
L’ancêtre femme est un corps lisse et un crâne béant, elle ne peut être un modèle à suivre car elle est pervertie par l’homme :
« Harem
elles gisent impassibles corps lisses, crânes
béants
Chairs parfumées maquillées
Chairs offertes
Aux désirs d’un Sélim
……
préparées et fardées
Et dans leurs yeux de braise
Qu’aucune larme n’a éteints
La haine de leur âme
Peu à peu a déteint »
(L. Ladjimi, Chams, p.24)
Avec Elisha, cette autre figure de femme, L. Ladjimi découvre que
« la route est infinie
Et la peine immense »
(Id., p.25)
C’est alors qu’il faut écrire le présent, « marcher sur terre », titre de Amina Saïd :
« J’écrirai le présent
Difficiles instants
Le plus amer des temps
Le triste, le cruel
Qui exige, qui commande
Qui ne sait plus pourquoi ».
La réalité, c’est aussi celle de toutes les femmes qui lui ressemblent et qui traversent l’enfer. Souâd Guellouz se demande dans cette prière d’une jeune fille de Tyr :
« leur guerre, mon Dieu
aura-t-elle fin ».
(Comme un arc-en-ciel, p.47)
La quête n’a point de bornes, tout tourne en rond, le désespoir s’installe d’abord, et Souâd Guellouz renonce à comprendre :
« Géométrie du poète
Comme dans un cercle
Mon âme tourne en rond
Comme dans un cercle
J’en perds la raison »
(Comme un arc-en-ciel, p.35)
Sa quête devient une :
« Quête affolée et affolante
je cherche une logique
je cherche une raison
je cherche la cause
je cherche le but
je cherche le plan
je cherche le système
qui permette de vivre ».
(Id., p.43)
Sans doute faut-il laisser le temps au temps pour retrouver une nouvelle sagesse avec ce poème intitulé Senelita :
« Tremblote ma voix
S’agitent mes doigts
Et ma vie s’en va
Gèle dans mes veines
Un sang assagi
Au creux d’un autre âge
Ventent les souris
J’ai semé jadis
les pleurs et les ris
À force d’années
Appris l’ironie. »
(S. Guellouz, Comme un arc-en-ciel)
Si la poète accomplit un parcours sur elle-même à la recherche de son moi, elle se retrouve en même temps locuteur, allocutaire et destinataire. Dès lors, le poème devient slogan, manifeste symbolique qui traduit de façon codée le mal-être des femmes d’aujourd’hui. Malgré les difficultés éditoriales (seuls les petits éditeurs publient la poésie, ou bien les femmes publient à comte d’auteurs) les poètes persistent ; la poésie est sans doute au centre d’un combat. Les femmes le savent bien, malgré les difficultés de diffusion, la démission des médias…
On peut s’interroger sur le rôle des poètes dans cette situation. Angoisse et désespoir devant un monde qui change. Émancipation qui devient exigence, et qui prend une tonalité nouvelle, une « parole en direct » qui n’exclut pas le trouble, l’ambiguïté des images, l’hypertrophie ou la réduction de l’être. Sous ce regard scrutateur, voire inquisiteur, on peut assister à l’émergence d’un nouveau moi qui, en un demi-siècle, a fait basculer les femmes de temps lointains à une vie moderne et au droit d’être femme.
Peuples Méditerranéens, « Femmes et Poèmes de Tunisie », no 80, pp. 177-185.