LES INCENDIES NE SONT QUE DES SYMPTÔMES

De la nécessaire gestion en bien commun des espaces boisés méditerranéens.

 
Jean de MONTGOLFIER*

   Initialement, cet article se proposait de traiter des incendies de forêt en région méditerranéenne ; mais les incendies ne sont que les symptômes, spectaculaires, de changements dans la manière dont sont gérés et utilisés les espaces boisés. Plutôt que de se limiter aux symptômes, il est apparu beaucoup plus intéressant d’analyser la nature de ces changements. Seront donc évoqués les modes anciens d’utilisation de ces espaces, la dégradation, voire la disparition de ces modes, les conséquences qui en ont résulté, dont le développement des incendies, et enfin certaines réflexions prospectives sur le devenir des espaces boisés méditerranéens.

    D’anciens modes d’utilisation intégrés à la vie rurale

   Précisons d’abord que par les termes “espaces boisés”, nous entendons toutes les surfaces où les végétaux ligneux sont abondants : il s’agit d’une part de “vraies forets” de feuillus, qui en région méditerranéenne se présentent généralement sous l’aspect de taillis, et très rarement de futaies, ou de résineux, qui constituent des futaies plus ou moins irrégulières ; il s’agit aussi, d’autre part, de tous les espaces couverts de végétaux ligneux bas : maquis en terrains siliceux, garrigues en terrains calcaires, landes, steppes ou pâturages plus ou moins boisés. La flore méditerranéenne est très riche en végétaux ligneux bas, et les “forêts basses” qu’ils forment occupent des surfaces souvent plus étendues que les “vraies forêts”. On observe d’ailleurs, souvent, un mélange en mosaïque des deux types : des maquis et garrigues parsemés d’arbres plus ou moins nombreux. Malgré leur aspect fréquemment “naturel”, l’état actuel de ces espaces résulte de l’action séculaire de l’homme. On peut aussi leur rattacher des espaces très artificialisés, mais d’aspect boisé, comme les châtaigneraies, nombreuses sur les montagnes siliceuses méditerranéennes, ou les dehesas et montados des plateaux ibériques formés de très gros chênes dominant des pâturages.

   Malgré leur diversité, ces espaces ont été longtemps soumis à des conditions analogues : d’une part, conditions du milieu naturel (grande irrégularité du climat, avec des sécheresses estivales plus ou moins prolongées et rigoureuses, des hivers relativement doux mais pouvant connaître des vagues de froid intense, des vents parfois très violents ; sols souvent fragiles et superficiels, pauvres en matière organique et facilement érodables) ; d’autre part, conditions d’utilisation par les populations méditerranéennes.

   Il n’est pas possible de décrire toute la variété des usages et des coutumes locaux ayant cours tout autour du bassin méditerranéen. Mais, il faut souligner que, à l’exception de certains massifs forestiers situés dans des régions très inaccessibles ou très peu peuplées, la plupart de ces espaces ont été le lieu d’utilisations souvent intensives : coupes de bois de feu, combustibles d’importance majeure, et de bois d’œuvre pour les charpentes, les huisseries, les meubles, les véhicules agricoles ; pâturage d’animaux, chèvres et moutons très souvent, mais aussi bovins ou porcs ; mise en culture temporaire, sous forme d’essarts – après quelques années de culture, le maquis ou le taillis repoussait durant une jachère longue d’au moins une dizaine d’années, avant une nouvelle mise en culture ; chasse ; cueillettes diverses. Ces utilisations ont présenté une grande variété dans l’espace et dans le temps. Néanmoins, elles ont eu bien des caractères communs. Un même espace était le lieu d’usages multiples, tirant parti de manière complémentaire de différentes ressources naturelles, utilisant des techniques complexes et suivant des règles élaborées correspondant à une superposition de droits d’usages divers. Les nombreux conflits et procès relatifs à ces droits témoignent à la fois de la complexité de ces pratiques et de leur importance pour l’économie locale.

  Les liens entre espaces boisés et société locale n’étaient, d’ailleurs, pas seulement économiques ; ils concernaient tous les aspects de la vie sociale : lieux de fête, de pèlerinage, de légendes, mais aussi espaces de refuge, de transgressions réelles ou imaginaires. Ces espaces étaient ainsi très fortement intégrés à la vie locale, et sous des formes diverses, contribuaient de manière essentielle à son déroulement, dans le cadre d’un système que l’on peut qualifier, selon l’expression d’Henry Ollagnon, d’autarcique-unitaire : autarcique dans la mesure où la société produisait une grande partie de ses ressources sur place, unitaire dans la mesure où l’ensemble des aspects économiques, sociaux, culturels, politiques et même juridiques de la vie locale formaient un système complexe ayant sa propre cohérence interne. Bien sûr, cette autarcie et cette unité étaient loin d’être totales ; toutes les sociétés étaient plus ou moins ouvertes vers l’extérieur, certaines même très fortement ; toutes n’étaient pas unitaires : des contradictions génératrices de conflits existaient ; des dominations extérieures imposaient plus ou moins leur loi. Néanmoins les termes autarciques et unitaire peuvent caractériser au moins le type idéal de ces sociétés.

    Les transformations dues à la modernité

   Ces systèmes, plus ou moins autarciques et unitaires, ont été confrontés à la modernité, dans des conditions et à des dates variables selon les pays et les régions. En règle générale, cette confrontation a été très destructrice de leur mode de fonctionnement. Elle a son origine à l’extérieur de la zone : c’est dans les régions de l’Europe du nord-ouest que se sont développés, dès la fin du XVIIIème ou le début du XIXème siècle, des éléments de modernité qui ont bouleversé les vieux systèmes. Ils se sont progressivement étendus vers la Méditerranée. Dans les pays du nord du bassin (France, Italie, Espagne) s’est imposée une domination économique des régions du nord sur celles du sud. Dans les pays du sud du bassin, la domination politique est allée jusqu’à la colonisation sous ses différentes formes.

   La confrontation économique s’est traduite de plusieurs façons :

  •   –  La mise en concurrence des productions locales avec celles d’autres régions plus productives, transportées et importées à des prix nettement inférieurs, a été très défavorable aux premières ; cette concurrence a été rendue possible à la fois par l’ouverture des marchés (unification économique de la France par la Révolution, unité italienne, colonisations) et par le développement de moyens de transport peu onéreux : bateaux à vapeur et chemins de fer.
  • – À l’échelle française, les blés du Bassin Parisien ont concurrencé ceux des vallées provençales ou languedociennes ; à l’échelle, les blés d’Europe de l’Est (Ukraine, Pologne, Hongrie) ou d’outre-mer (Amériques), les viandes (États-Unis, Argentine, etc.), les laines (Australie), les oléagineux ont successivement concurrencé les productions méditerranéennes correspondantes, et les ont plus ou moins fait disparaître, ou du moins ont diminué très fortement le revenu qui pouvait être tiré de leur production locale.
  • – La concurrence des productions industrielles n’a pas été moins forte, pour de nombreuses productions méditerranéennes agricoles (plantes tinctoriales, plantes textiles, soie, etc.) ou artisanales, et les a plus ou moins totalement éliminées.
  • – En même temps que les productions locales perdraient leur valeur marchande face à la concurrence extérieure, entraînant une chute, au moins relative, des niveaux de vie, des opportunités d’emplois mieux rémunérés sont apparues soit dans le pays même, soit dans les colonies, soit à l’étranger. Cette situation a provoqué une très forte émigration qui a touché toutes les régions méditerranéennes sèches ou montagneuses : émigration intérieure vers les villes et régions plus développées, vers les colonies, vers les Amériques, au XIXème siècle, émigration plus récente des pays du sud de la Méditerranée vers ceux du nord.
  • – Les techniques de mise en valeur des ressources naturelles méditerranéennes n’ont pas fait l’objet du même effort d’adaptation et de modernisation que celles du nord et sont peu à peu tombées en désuétude. En effet, l’effort de recherche et de développement des techniques de production moderne, initialisé dans le nord, s’y est de plus en plus développé, creusant l’écart avec les pays du sud. Même si de nombreux laboratoires et centres de recherche émigrent vers la Méditerranée pour des raisons de “qualité de la vie”, ce sont surtout sur des filières techniques nées au nord qu’ils travaillent. Celles-ci ne sont pas toujours adaptées aux spécificités des espaces méditerranéens, et contribuent ainsi à les marginaliser davantage.
  • – À ces effets de la domination économique se sont ajoutés pour certains pays ceux de la domination politique, les centres de pouvoir, comme parfois les meilleures terres, tombant aux mains d’une élite étrangère.

Face à cette compétition inégale, les évolutions ont été très différentes selon le contexte historique et politique dans lequel elles se sont déroulées.

  Ainsi, dans la France Méditerranéenne, après le maximum démographique du début du XIXème siècle, l’émigration rurale a commencé très tôt, et a été suivie par un abandon des terres non irrigables, qui aboutit aujourd’hui à une dualisation très forte de l’espace agricole méditerranéen français : d’un côté, des espaces limités, producteurs de cultures à très forte valeur ajoutée (fruits, légumes, fleurs irriguées, vignes), de l’autre, de très vastes espaces, soit abandonnés et retournés au maquis ou à la forêt, soit utilisés par un élevage extensif qui subsiste dans des conditions précaires grâce à des subventions importantes.

   Ce type d’évolution se retrouve, décalé dans le temps, dans les régions de montagne méditerranéenne des autres pays d’Europe ; on y assiste au déclin de la population rurale, et à la dualisation de l’espace, les zones non irrigables ou plantables en vigne étant peu à peu abandonnées.

   Dans les pays du sud méditerranéen, la situation est différente, parce qu’une croissance démographique très forte a plus que compensé les effets de l’émigration. La population rurale atteint alors des densités élevées, et pratique une agriculture de subsistance complétée par les envois des travailleurs émigrés. Cette agriculture peut aboutir à la surexploitation des terres, provoquant l’érosion des sols à cause du surpâturage, surtout du labour de terrains trop pentus, et la régression de la forêt comme cela se produisait en France méditerranéenne il y a un siècle et demi. Cependant, il semble qu’un net mouvement de baisse de la natalité soit également en train de s’engager dans ces pays. Si ce mouvement se confirmait et s’amplifiait, on assisterait successivement au ralentissement et à la fin de la surexploitation, puis l’évolution pourrait s’inverser, et, comme en Méditerranée du nord, on verrait peut-être dans quelques décennies l’abandon progressif de l’utilisation agricole des espaces de pente qui pourraient redevenir des espaces boisés.

    Au cours de cette évolution vers la déprise, ancienne en France, actuelle au Portugal, en Espagne du sud ou en Grèce, possible dans les pays du sud méditerranéen, que deviennent les espaces boisés ? Les modes de gestion autarciques unitaires dans lesquels ils étaient intégrés, ont disparu, et ont été remplacés par des modes de gestion par filières, ouverts et parcellisés. De leurs anciennes utilisations, multiples et complémentaires, ils n’en conservent que quelques-unes, souvent résiduelles. Celle de territoire de chasse est toujours très actuelle et garde une importance essentielle aux yeux des habitants locaux. Celle de terrain de parcours pour un élevage souvent très extensif se maintient parfois. En contrepartie de nouvelles demandes se développent en réponse aux demandes de “nature” de plus en plus pressantes exprimées par les urbains : cadre paysager, endroit où pratiquer des sports et des activités de plein air, lieu ou implanter sa résidence principale, ou secondaire, ou, au contraire, lieu de contemplation d’une nature sauvage plus ou moins idéalisée. Ces utilisations anciennes ou nouvelles sont souvent en conflit, notamment entre les trois pôles de la chasse, de l’urbanisation diffuse et de la protection de la nature.

    En même temps qu’ils changent d’utilisation, ces espaces boisés s’étendent : lorsque l’agriculture ou le pâturage régressent, les végétaux ligneux envahissent rapidement le terrain, amorçant un processus de remontée écologique qui, en quelques décennies, peut aller de la friche à la forêt, en passant par un certain nombre de stades intermédiaires plus ou moins broussailleux. Dans la France du sud, les superficies boisées se sont considérablement accrues depuis un siècle. Elles progressent actuellement dans tous les pays de l’Europe méditerranéenne, et même en général plus rapidement que dans l’Europe du nord. Au contraire, dans de nombreuses régions du sud du bassin, elles continuent à régresser même si, dans un scénario optimiste, l’on peut envisager leur stabilisation, voire leur augmentation à terme.

   Le principal facteur limitant l’extension de la forêt après déprise agricole reste le feu, mais il ne faudrait pas pour autant penser que la forêt méditerranéenne disparaît à cause des incendies. Au contraire, c’est parce qu’il y a de plus en plus d’espaces boisés qu’il y a de plus en plus de feux.

   Les incendies comme symptômes

   Les feux constituent en effet le symptôme spectaculaire du changement d’utilisation des espaces boisés, et plus globalement du passage d’un mode de gestion intégré dans des systèmes ruraux anciens, autarciques-unitaires, à un mode de gestion (ou parfois de non-gestion) ouvert et parcellisé, où chaque fonction est gérée au sein d’une filière autonome, efficace dans son domaine propre, mais sans grande cohérence avec les filières gérant les autres fonctions du même espace. Nous nous intéresserons surtout ici au cas de la France, parce que c’est le pays où cette évolution est la plus ancienne.

   Le feu, pour détruire la forêt, a besoin de broussailles abondantes. Usuellement, les écologues analysent les formations boisées en distinguant quatre strates végétales : la litière, formée de débris de végétaux morts, la strate herbacée, la strate ligneuse basse (vulgairement appelée broussaille) constituée par les arbres et arbustes de moins de deux mètres de haut et la strate ligneuse haute. Si, en général, le feu démarre dans la litière ou dans les herbes sèches, il a besoin de la broussaille pour prendre de l’ampleur et atteindre et embraser les cimes des arbres. Sans broussailles, le feu reste un petit feu, courant dans les herbes, et ne peut causer grand mal aux arbres ; il est de plus assez facile à éteindre. C’est pourquoi le débroussaillement de certaines parties, bien choisies, de la forêt est préconisé pour faciliter la lutte.

   Malheureusement, les stades de remontée écologique, autrement dit de reconquête forestière, qui font suite à l’abandon agricole ou pastoral, sont des stades très broussailleux, donc très combustibles. D’où un risque élevé de feux dans les zones méditerranéennes en déprise agricole.

  La situation s’est aggravée du fait que les activités résiduelles d’élevage extensif, lorsqu’il en subsiste, ont souvent recours au feu pastoral pour maintenir l’espace ouvert, et favoriser une certaine repousse de l’herbe pâturable. C’est notamment le cas dans des montagnes siliceuses bien arrosées, comme la Corse et les Cévennes, où le maquis repousse vigoureusement et élimine l’herbe, s’il n’est pas incendié périodiquement. Mais cette pratique, qui est économiquement rationnelle puisqu’elle permet d’avoir un peu d’herbe à un coût quasi nul, est écologiquement néfaste, car la répétition des incendies entraîne la dégradation progressive du sol et de la couverture végétale.

  Par ailleurs, d’autres utilisations actuelles des espaces boisés sont aussi génératrices de feu, notamment les nombreux conflits liés à la chasse, et parfois à l’urbanisation. L’utilisation du feu comme véhicule de vengeance est aussi facile à mettre en œuvre que rarement puni par les tribunaux, sans compter les feux dus au pur vandalisme, nombreux autour des grandes agglomérations. Il ne faut toutefois pas oublier que les incendies les plus nombreux sont causés par les imprudences liées aux travaux agricoles et forestiers (y compris les travaux de débroussaillement dans un but de défense des forêts contre l’incendie).

  En général, les ruraux considèrent les incendies avec une certaine philosophie : d’une part, ils savent que la forêt repoussera (par exemple le massif de Sainte-Victoire complètement brûlé en 1989, mais il avait déjà complètement brûlé en 1943, et partiellement en 1956), d’autre part les espaces boisés de “collines” présentent bien moins d’intérêt à leurs yeux que du temps où ils étaient pleinement utilisés dans les systèmes anciens : toute la population du village se mobilisait alors pour combattre les feux. Aujourd’hui ce sont surtout les habitants d’origine urbaine et les touristes qui redoutent le plus l’incendie, car il détruit les valeurs de paysage et de “nature” de la forêt, auxquelles ils tiennent le plus ; aussi sont-ils prêts à financer, par les impôts, les moyens d’une protection coûteuse.

  La protection des forêts contre l’incendie doit associer, pour être efficace, trois éléments : un réseau de détection, d’alerte et de première intervention très rapide ; un équipement du terrain pour faciliter la lutte, associant des pistes accessibles aux véhicules des pompiers et des bandes débroussaillées sur lesquelles le feu peut être plus facilement maîtrisé ; la lutte proprement dite combinant moyens terrestres (camions de pompiers) et, dans les cas les plus difficiles, moyens aériens (“canadairs” et autres avions et hélicoptères).

  Pour que la protection soit efficace, ces actions doivent être très étroitement coordonnées. Or, en France, l’équipement du terrain dépend des services forestiers, et la lutte contre le feu des services à la Sécurité Civile. Si par le passé cette gestion par deux “filières” distinctes a pu être la cause de conflits, ou du moins d’âpres “polémiques”, la coordination s’améliore grandement, du fait notamment des plans intégrés de défense et d’aménagement forestier, réalisés à un niveau local. Toutefois, comme on a pu parler d’un “lobby du feu” réclamant des moyens de lutte toujours plus sophistiqués, ne peut-on pas parler aussi d’un “lobby du débroussaillement”, prônant des débroussaillements très étendus, sans toujours se soucier de leur intérêt effectif pour la lutte ?

  Ainsi s’est mise en place une filière spécialisée (ou plutôt deux filières associées, l’une forestière, l’autre de la sécurité civile) pour la défense contre les incendies. Ne pourrait-on pas aussi envisager d’autres voies ? Ainsi, on peut montrer que, dans certains secteurs, le développement d’élevages extensifs modernes, utilisant des techniques renouvelées de contrôle du troupeau et de la végétation serait moins coûteux que les méthodes classiques de protection. Ces dernières représentent un coût moyen pour la collectivité, de l’ordre de 1.000 francs par hectare et par an (pour l’ensemble des actions de surveillance, d’équipement du terrain et de lutte). Pour un coût moindre, on pourrait développer de tels élevages extensifs modernes. Même si la vente des produits ne suffirait pas à assurer leur rentabilité, le service rendu à la collectivité par la diminution du risque d’incendie justifierait la rétribution financière, sous une forme ou une autre, de ce service.

  Le système actuel de maîtrise des incendies par une filière spécialisée a atteint une efficacité certaine (globalement la surface des espaces boisés méditerranéens s’accroît) mais non pleinement satisfaisante : d’une part, de grands incendies viennent périodiquement défigurer certaines parties du paysage ; d’autre part, cette filière est coûteuse. Par ailleurs, les différentes “fonctions” des espaces boisés (chasse, urbanisation, tourisme, protection de la nature) sont gérées par des filières ayant leur propre logique, avec souvent trop peu de cohérence. Au-delà de cette gestion par filières spécialisées, peut-on retrouver la cohérence locale d’une gestion qui serait à nouveau plus unitaire ?

   L’enjeu d’une gestion en bien commun

 Quels avantages présenterait une gestion plus cohérente des espaces boisés qui serait, selon l’expression d’Henry Ollagnon, une gestion patrimoniale en bien commun, de type ouvert unitaire, faisant suite à la gestion ouverte parcellisée qui a détruit la gestion autarcique unitaire ?

  Le principal serait d’offrir des conditions plus satisfaisantes aux utilisation actuelles, souvent conflictuelles, comme l’urbanisation, la chasse et la protection de la nature, tout en assurant une meilleure défense contre les incendies, à un coût moindre.

  L’urbanisation diffuse, et plus ou moins incontrôlée, souvent appelée mitage, est, dans les secteurs littoraux et touristiques, la principale menace qui pèse sur les espaces boisés, plus destructrice que les incendies eux-mêmes. Outre l’espace qu’elle consomme, elle entrave les activités de nature et la chasse, elle augmente les risques d’incendies et rend la lutte beaucoup plus coûteuse et moins efficace, car un très grand nombre de camions de pompiers sont immobilisés par la défense des maisons isolées en forêt. Il ne peut être question d’interdire la construction, mais il faut la contrôler et l’organiser spatialement. Quant aux conflits entre chasse et protection de la nature, ils reflètent souvent la différence de représentation de la nature entre ruraux et urbains.

  Il ne faut pas oublier non plus que, si l’évolution économique a marginalisé ou éliminé la plupart des productions commerciales de la forêt méditerranéenne, il n’en reste pas moins possible, dans certaines conditions, de développer de nouvelles formes de production : nous avons évoqué le cas de l’élevage moderne extensif. La seule vente de ses produits risque de ne pas suffire à assurer sa rentabilité. Par contre, les “avantages externes” (selon l’expression des économistes) qu’il procure à la collectivité en entretenant le paysage et en diminuant le risque d’incendie font que sa “rentabilité sociale globale” est certaine, même si sa rentabilité purement commerciale ne l’est pas. Ceci justifie une rétribution des éleveurs, dans le cadre par exemple des aides communautaires pour des pratiques agricoles favorables à l’environnement, couramment appelées “article 19”.

  Un raisonnement analogue peut être appliqué à certaines productions forestières, à condition que le problème soit pris sous l’angle d’une gestion favorisant à la fois la reconstitution de l’écosystème forestier, et ses usages multiples, et non pas sous l’angle du seul reboisement. Dans un passé récent, des aides au reboisement distribuées assez généreusement (taux de subvention de 95% et TVA récupérée dans certains cas) sans critères techniques ou économiques suffisants ont conduit à certains reboisements dont l’intérêt économique aussi bien que l’intérêt écologique sont parfois douteux. Au contraire des reboisements répondant à des objectifs bien identifiés et à des critères techniques précis peuvent être nécessaires. Par ailleurs, les méthodes de gestion des peuplements forestiers doivent être adaptées au contexte des conditions écologiques et des modes d’utilisation des espaces boisés prévalant dans les régions méditerranéennes.

  Le principal obstacle à vaincre pour mettre en place des modes de gestion unitaires et cohérents est la parcellisation des filières qui gèrent les différentes fonctions des espaces boisés. Depuis plusieurs années, une œuvre très considérable pour favoriser la concertation, la coordination et la coopération entre les différents acteurs sociaux ayant une influence sur l’évolution des espaces boisés, a été entreprise sous l’impulsion de conseils généraux, de syndicats intercommunaux, d’administrations, d’associations comme l’association Forêt Méditerranéenne. Grâce à cet effort, les différents acteurs concernés ont appris à se connaître, à réfléchir et à travailler ensemble : élus des différentes collectivités territoriales, propriétaires fonciers, fonctionnaires des ministères de l’agriculture, de l’intérieur, de l’environnement, de l’équipement, forestiers, sapeurs-pompiers, éleveurs, agriculteurs, chasseurs, représentants des associations de protection de la nature, ou de loisirs en nature, scientifiques, éducateurs, etc. Ce n’est certes pas le règne de l’harmonie universelle, mais de gros progrès sont en cours.

  Un autre obstacle provient du manque de connaissances scientifiques et techniques sur les espaces boisés méditerranéens, et sur leurs utilisations possibles, dans un contexte technologique moderne. Les travaux de recherche et de développement des universités, du CNRS, de l’INRA, du CEMAGREF, des organismes professionnels viennent progressivement combler les lacunes, souvent par des programmes de recherche-action, associant progrès des connaissances écologiques et développement de nouveaux itinéraires techniques, notamment dans le domaine du sylvopastoralisme.

   Ce qui vient d’être dit est surtout valable pour les régions de la France méditerranéenne, mais peut être étendu, moyennant les adaptations nécessaires, aux autres régions du nord de la Méditerranée, où des processus d’évolution analogues sont en cours. En particulier, il ne faut pas oublier que certaines de ces régions ont de très bonnes potentialités de production, soit pour le bois (ainsi le Portugal est le seul pays de la CEE dont la filière bois soit exportatrice nette, et cette filière joue un rôle très important dans l’économie de ce pays), soit pour l’élevage : ainsi les dehesas espagnoles, dont le système agraire est de type latifundiaire, sont dans une situation très précaire, mais les possibilités de développement d’un élevage extensif moderne y sont considérables.

   Dans les régions du sud, où la pression démographique est encore très forte, et où les ressources naturelles sont souvent surexploitées, la situation est très différente. Les principaux problèmes y sont ceux du défrichement de terres marginales, facilement érodables, pour la mise en culture, du surpâturage et de la collecte de bois de feu. Néanmoins, surpâturage et surexploitation du bois de feu ont au moins l’avantage de maintenir un sous-bois propre et sans broussailles, où les incendies ne peuvent pas se propager. Par ailleurs, certains problèmes du nord commencent à se poser localement, notamment celui du tourisme, et de l’urbanisation diffuse et incontrôlée, et des pollutions de toutes sortes qu’elle engendre. D’une manière générale, la problématique de la gestion des espaces boisés de ces régions rejoint celle du développement durable, que nous ne traitons pas ici.

  Malgré la diversité des situations régionales, les espaces boisés méditerranéens connaissent de profondes mutations. Celles-ci sont engagées depuis longtemps au nord où le développement des incendies en est le symptôme le plus spectaculaire, plus récemment au sud. Sous leur effet, les anciens modes de gestion, unitaires et cohérents se sont désagrégés. L’enjeu actuel est de bâtir, dans un contexte moderne d’économie ouverte et de technologies en constante évolution, des modes de gestion qui concilient à la fois le respect des équilibres écologiques et la satisfaction des demandes d’utilisateurs variés. La forêt méditerranéenne va-t-elle devenir exemplaire de nouveaux rapports entre les sociétés et leur environnement ?

ENITRTS

Strasbourg

Octobre 1992

Peuples Méditerranéens,nos 62-63, p.145-155.


* Ingénieur en Chef du Génie Rural, des Eaux et des Forêts, Chef du Département Environnement à l’École Nationale des Ingénieurs des Travaux Ruraux et des Techniques Sanitaires (ENITRTS).

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