LA MÉDITERRANÉE SOUILLÉE !
ORDRE ÉCOLOGIQUE ET IDENTITÉS
CULTURELLES

Martine BERLAN-DARQUÉ[1], Bernard KALAORA[2]

   Une thématique aussi vaste et englobante que Environnement et Méditerranée nécessite la plus grande réserve dans la manière de l’aborder. La Méditerranée présente une trop grande diversité de situations et de milieux pour que l’on puisse parler d’un environnement méditerranéen, la notion est trop floue pour y mettre un contenu signifiant. Et pas plus qu’on ne peut utiliser le terme environnement méditerranéen, on peut davantage concevoir l’idée d’une culture méditerranéenne. L’espace géographique méditerranéen est lui-même travaillé par les oppositions Nord-Sud, diverses influences religieuses et socio-politiques y coexistent et ce territoire est constitué de nombreuses aires culturelles.

   La posture théorique idéale aurait été, avant même de poser le problème Environnement et Méditerranée et de rassembler des textes se référant à cette question, de mieux problématiser l’objet en identifiant les différentes aires socio-culturelles qu’il recouvre. Pour éviter le bilan classique en forme de catalogue et de description des causes liées aux problèmes d’environnement et de leurs conséquences sur l’espace méditerranéen, n’aurait-il pas fallu d’abord faire un inventaire typologique de ces différentes aires et influences culturelles ? Celles-ci peuvent aussi se construire indépendamment d’un substrat territorial. Comme le terme d’aire culturelle le souligne, il peut s’agir de constructions spatiales dont les principes d’organisation sont d’ordre religieux et mental et non physique. Aborder le problème de l’environnement dans la Méditerranée sous son aspect purement physique et sous celui de l’impact des causes l’affectant, présente un caractère très réducteur car la dimension culturelle des espaces méditerranéens est d’une telle complexité qu’elle ne peut se saisir d’une manière aussi mécanique. Si l’on veut cerner les conséquences liées aux transformations de l’environnement, il conviendrait d’identifier certes les différents milieux physiques mais aussi de les appréhender de manière interactive avec les différentes aires culturelles qu’ils recoupent pour cerner les facteurs complexes d’évolution et de modification de ces territoires. Cette démarche est malheureusement absente de cette livraison. Ce manque quant à la construction de l’objet n’est certes pas uniquement imputable aux auteurs, il est lié à la nouveauté du sujet car si l’espace méditerranéen a été fortement investi par les chercheurs, et notamment les historiens et les géographes, les problèmes de la relation entre Environnement et Méditerranée n’ont jamais été pensés.

   N’invoquer que les problèmes d’environnement revient à prendre le risque de se centrer sur les dégradations physiques et, par extension, sociales, d’amnésier en revanche toute la richesse de la civilisation méditerranéenne. Cette civilisation est elle-même le produit d’un temps long de l’histoire, à la fois collective et locale. La présence de la mer et du littoral a sans doute été un élément unificateur de ces différents espaces mais il n’en demeure pas moins qu’existe une variété de situations.

   En outre, les pays méditerranéens sont des milieux sémantiquement riches, qui ont fait l’objet d’une très nombreuse littérature, sans même parler de tout ce qui relève de la mythologie dont les récits prennent appui sur ces hauts-lieux. À cette sédimentation culturelle, littéraire, mythologique, il faudrait aussi ajouter la culture technique dont le littoral a été le support. En effet, s’y sont déployées les grandes aventures maritimes et guerrières, construits les ouvrages de défense, les forteresses militaires et développées toutes les activités techniques afférentes aux transports maritimes, aux aménagements portuaires, au commerce des produits (vin, huiles, …). Les dimensions culturelles, symboliques et paysagères (paysage de la vigne et de l’olivier) sont tellement présentes qu’il serait caricatural de ne voir, sous prétexte de dégradation écologique de la Méditerranée, que destruction, détérioration, déséquilibre…

   Une vision étroitement naturaliste et écologique appelle un autre motif de réserve. Si l’invocation à la prudence précédemment évoquée tenait à la diversité des milieux, l’autre raison vient de ce que le terme d’écologie induit, dans son sens moderne, l’idée de menace, de catastrophe, de dégradation physique des ressources naturelles mais aussi de perte de substantialité du milieu social. De l’idée d’un espace dégradé on en arrive à celle de perte de civilisation et donc d’absence de culture locale. C’est faire à bon compte l’amnésie de tout ce passé vivant qui en dépit de l’existence réelle de problèmes d’environnement continue à perdurer et à marquer positivement le territoire. La culture méditerranéenne est non seulement aujourd’hui présente mais reste encore enracinée dans les parlers locaux et dans les traces patrimoniales. Les habitants du pourtour méditerranéen sont fiers de leur apparence et de leur spécificité. Ils mettent un point d’honneur à se distinguer de l’Autre par le rappel de leur singularité, l’existence d’un patrimoine particulier, la présence de qualités sensibles attribuées au territoire (les odeurs, la lumière…), la production de produits de qualité et bien entendu les plaisirs du rivage. Cette affirmation identitaire est sans cesse rappelée et peut, comme on l’a d’ailleurs vu, prendre la forme de mouvements néo-locaux comme, par exemple, le mouvement occitan ou autre.

   L’écologie peut être perçue comme un élément de dénonciation de la capacité de ces habitants à préserver et à reproduire un territoire de qualité. Provenant de gens la plupart du temps extérieurs à ce territoire, cette condamnation peut paraître choquante. Il y a un certain paradoxe à faire le procès d’habitants qui revendiquent leur passion et leur amour par leur région (les chansons populaires sur l’amour de la Provence, de la Corse en témoignent) et qui refusent d’être assimilés à des délinquants de l’environnement. Un exemple concret peut en être donné dans la dénonciation écologique de la chasse qui pour l’autochtone est plus qu’une activité de prélèvement car elle est une manière de passionnément parcourir et investir les territoires qu’on aime. Les ethnologues ont très bien montré que cette pratique exprimait un investissement très fort du territoire, une revendication de sa maîtrise et de sa fermeture à l’étranger, une transmission de savoir faire et de savoir connaître local et même un amour de l’animal. On pourrait multiplier les exemples de cette relation passionnelle au territoire au travers de la poésie de la langue populaire, d’un art culinaire où les saveurs et les épices témoignent de la présence d’un paysage olfactif. Tous ces éléments sont constitutifs d’une tradition méditerranéenne.

   À cette représentation, on oppose une vision plus nordique, plus parisienne, d’un paysage dégradé, d’une mer morte et détériorée. Cette vision doit être relativisée, même si elle comporte une part de vérité. Cette dégradation a certes des causes physiques, mais elle a peut-être aussi des raisons plus profondes liées à une perte de sens et de substantification due à la détérioration du lien social. Les mouvements de revendication identitaires résultent, d’une certaine façon, de l’anomie, du déracinement des gens du territoire, gens de l’intérieur et gens de la mer, qui étaient les acteurs de cette civilisation. En dépit d’une constante ouverture résultant des flux migratoires, des échanges entre rives, des déplacements de populations, il y a toujours eu une forme d’enracinement local liée à des traditions culturelles, paysagères et même politiques, puisque le modèle de la cité est né dans ces contrées, et sa charge symbolique a été suffisamment forte pour éviter les phénomènes de déterritorialisation. Aujourd’hui, cette perte du lien social provient en partie du fait que les locaux n’ont plus de “background” culturel et ont perdu leurs points de repère. Cette carence est due notamment à la dépopulation car ces zones connaissent des problèmes démographiques considérables (notamment, l’exode de population locale même si cette déperdition est compensée par les migrations et les apports extérieurs).

   L’exemple de Marseille est tout à fait illustratif de ce phénomène ; non seulement, cette ville s’est vidée de sa substance économique, politique et culturelle, mais aussi de ses habitants, puisque l’on peut dénombrer actuellement une diminution constante de sa population. Par ailleurs, les relations avec son arrière-pays, relations traditionnelles liées aux migrations saisonnières de la bourgeoisie marseillaise s’étiolent. Cette bourgeoisie résidait en effet dans le centre ville et prenait ses quartiers d’été dans les bastides de l’arrière pays. Quant aux couches populaires, elles s’installaient l’été dans les cabanons marseillais. Aujourd’hui les populations bourgeoises résident à la périphérie de la ville et le centre est investi par les exclus et les immigrés. Quant aux bastides, elles ont été rachetées par des étrangers. Tous ces rapports qui se nouaient autour de la bastide et du cabanon et faisaient de la ville et de l’hinterland des espaces complémentaires sont des phénomènes en voie de disparition. Cette désagrégation spatiale est un signe d’anomie qui ne peut se comprendre uniquement avec des lunettes environnementalistes.

   Cette déliquescence culturelle et sociale est la conséquence d’une part, d’une dépopulation de type natif et, d’autre part, de pressions extérieures. Mais là encore, la prudence est de mise car il ne faut pas oublier que ces dernières ont toujours existé. Mais alors qu’elles pouvaient être contrôlées, car il existait un tissu socio-culturel solide, aujourd’hui, en son absence, aucune maîtrise n’est possible.

   Quelques chiffres permettent de voir l’ampleur des transformations sur l’ensemble du littoral français, les tendances dans les départements méditerranéens étant encore plus marquées. La superficie cultivée des communes littorales a connu, au cours de la dernière décennie, un recul considérable, 9% contre 3% pour la France entière. La détérioration du paysage liée à l’absence d’usages locaux et à la progression des incendies de forêt est patente. En matière d’urbanisme, logements et équipements touristiques, l’emprise a été particulièrement forte : sur 384 000 logements autorisés en 1990 sur le territoire métropolitain, 165 000 l’ont été dans les 26 départements littoraux, ce qui représente 43% de l’ensemble des logements. À titre d’exemple, les sept départements littoraux de la Méditerranée continentale représentent à eux seuls 18% de l’ensemble des logements autorisés pour 10% de la population nationale. Les départements littoraux ont plus de 550 000 emplacements de camping, 7 300 hôtels, le tiers de la capacité nationale, 372 ports de plaisance, 170 golfs, soit 45% de l’ensemble des golfs français. Un Français sur deux part en vacances et parmi eux un sur deux à la mer soit 12 millions de personnes sur une période de deux mois auxquels s’ajoute un million d’étrangers. Pendant la période d’été la population de nombreuses communes littorales passe de 1 à 100, parfois de 1 à 1000. En ce qui concerne l’infrastructure routière, le littoral représente un tiers des investissements. À tout cela, il faut ajouter le parallélisme entre “littoralisation démographique” et taux de chômage. Si l’on observe la carte du taux de chômage, on est frappé par la corrélation entre taux de chômage élevé et taux de concentration démographique. Les départements méditerranéens dépassent très sensiblement la moyenne nationale du taux de chômage, malgré une capacité de création d’emplois en elle-même positive mais qui reste insuffisante pour absorber le solde migratoire. Les activités économiques quels que soient les secteurs (portuaire, tourisme, agriculture, pêche, transport maritime, arsenaux, cultures marines, aquaculture) sont fragiles du fait d’une concurrence exacerbée sur le marché, ce qui induit une menace constante sur les emplois. Tels sont les faits bruts qui expliquent pourquoi le rivage est un milieu qui subit particulièrement des pressions dont les impacts environnementaux sont préoccupants.

   Ceux qui y sont les plus sensibles et qui dénoncent souvent de manière catastrophique la dégradation du paysage sont ceux-là même qui contribuent le plus à cette transformation du milieu. Les touristes s’en plaignent tout particulièrement alors qu’ils fréquentent ces lieux au moment des pointes saisonnières où les taux de fréquentation et d’occupation des espaces naturels sont les plus importants. Ce mécontentement est suractivé par l’imaginaire collectif qui veut que la recherche du rivage soit aussi celle du paradis perdu. En effet, ces vagues déferlantes venues de l’Europe du Nord, du monde entier, dans une sorte de pèlerinage touristique, sont à la recherche du monde originel. Le littoral, du fait de sa force mythique est fantasmé, à l’image du paradis. Dans ce registre imaginaire, l’ambivalence est très forte et la moindre souillure apparaît comme une atteinte démesurée. Ce paysage paradisiaque forgé par la médiatisation et la publicité ne correspond jamais à la réalité. À l’arrivée, c’est souvent une ville que l’on trouve, ni plus ni moins défigurée que celle dans laquelle on habite. On est loin de l’attente immense suscitée par la quête d’espaces vierges et sauvages. De ce fait, ces citadins et touristes ont une vision totalement déformée du milieu d’accueil. Il n’est en outre pas exclu que les scientifiques eux-mêmes n’en fantasment pas aussi les qualités originelles. L’expression “mer morte” parfois utilisée n’est-elle pas excessive, n’outrepasse-t-elle pas la réalité ? La dramatisation du bilan n’est-elle pas à mettre en relation avec un imaginaire fantasmé ?

   Il n’en demeure pas moins que des problèmes existent : problèmes écologiques liés à la forte emprise urbaine sur les milieux naturels, à l’érosion marine due à l’aménagement des ports nautiques de plaisance, aux pollutions des eaux et à l’incapacité des stations d’épuration à traiter l’ensemble des déchets suscités par la sur fréquentation touristique, à l’eutrophisation et à la pollution bactérienne créée par les apports au milieu marin de nutriments, azote et phosphore, utilisés par l’activité agricole, enfin à l’appauvrissement de la diversité biologique et à l’altération du paysage résultant des incendies de forêt.

   Toutefois il convient de relativiser l’impact de ces atteintes et de tenir compte de l’existence de nombreuses controverses scientifiques quant à leurs conséquences écologiques. Ainsi, pour ce qui concerne les incendies de forêt méditerranéenne par l’homme ne sont pas des phénomènes nouveaux. En effet, depuis 10 000 ans au moins, elle est soumise à l’action conjuguée des coupes, des incendies, du défrichement et néanmoins elle s’est progressivement adaptée grâce à des processus dont on connaît aujourd’hui la dynamique. Par ailleurs, les incendies de forêt n’entraînent pas, comme on le pense à tort, la diminution des superficies forestières, ils sont eux-mêmes le résultat d’une remontée biologique importante, d’une phase d’extension liée à une diminution de la pression humaine et des activités sylvo-pastorales. Du point de vue strictement écologique, les incendies ne revêtent pas un caractère catastrophique, caractère souvent accentué par la mise en scène spectaculaire et médiatique du feu. La reconstitution du milieu se fait de manière spontanée dans un délai de 10 à 50 ans, seuls sont irréversibles les destructions causées par des feux répétitifs en raison des phénomènes d’érosion qu’ils entraînent et de leur conjugaison avec d’autres perturbations dues au climat, à la pollution par les embruns et à la démographie (déprise sylvicole). De plus, certains écologistes ont même montré que ces incendies de forêt peuvent au contraire apporter une diversité faunistique et floristique très importante et être un atout pour les paysages méditerranéens.

   Certains font état de problèmes écologiques à l’échelle planétaire, de “changement global”, et, du fait de cette menace, invoquent la nécessité d’une gestion écologique du milieu pour les prévenir ou les limiter. À supposer même l’existence de cette menace, comment, dans une société anomique, en perte de lien social, peut-on s’investir dans un problème si lointain, si incertain, si invisible et si abstrait ? Des préoccupations telles que les changements climatiques globaux ne peuvent être réglés uniquement par des états multinationaux et par une bureaucratie mondiale. Parler de développement durable n’a de sens que dans une société qui a retrouvé son souffle vital. La marque principale de la détérioration est avant tout une détérioration culturelle et symbolique. Il faut recréer du social et faire en sorte que cette religion de la Méditerranée, cette civilisation revivent, qu’elles ne soient pas simplement un appel au passé mais qu’elles reprennent du sens dans la contemporanéité.

DRAEI

Ministère de l’environnement

Conservatoire de l’espace littoral
et des rivages lacustres

Paris

Mai 1993

Peuples Méditerranéens, no 62-63.


[1] Sociologue à l’INRA, Chargée de mission à la Direction de la recherche et des affaires économiques et internationales du Ministère de l’environnement.

[2] Sociologue à l’INRA, Conseiller scientifique au Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres.

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