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Il n’est plus guère original d’expliquer que la Méditerranée est polluée ou qu’elle est sur le point de mourir empoisonnée. Les « cris d’alarmes se succèdent dans tous les milieux scientifiques, et les gouvernements, surtout en Europe, n’hésitent plus à avouer, avec des nuances rassurantes, qu’effectivement la Méditerranée n’est pas très bien portante. Une fois ces « cris d’alarme » poussés à la cantonade, la plupart des initiés, des responsables, de ceux « qui savent », s’estiment satisfaits. Ils croient ou feignent de croire que parler suffit à exorciser les dangers. Comme si les mots guérissaient.
Pour éluder les questions précises, écarter les responsabilités et éviter la discussion au fond, les gouvernements, dans leur immense majorité, affirment trop souvent que les premiers adversaires de la Méditerranée sont des écologistes qui se complaisent dans le ca-tas-tro-phisme. Ces écologistes sont instamment priés de ne pas affoler les populations, de ne pas chercher à répandre les chiffres et les informations que les services officiels mettent soigneusement de côté pour le grand bien et la plus grande tranquillité de tous.
La France et l’Italie excellent à ce genre d’exercice, suivis de près par l’Espagne. Attitude qui s’explique aisément : ces trois pays sont, dans l’ordre, les plus grands pollueurs de la Méditerranée. Ils ont montré à la Conférence du Programme des Nations Unies pour l’environnement, à Monaco, au mois de janvier 1978, qu’ils excellaient dans l’art et la manière d’avancer le moins vite possible. Ce n’est ni la première fois ni la dernière fois qu’ils jouent ainsi aux dépens de la Méditerranée.
I. DIPLOMATIE SPECTACLE
Les écologistes qui ont assisté en 1975 à la conférence sur la pollution de la Méditerranée, à Barcelone, se souviennent encore des acrobaties qui avaient marqué la discussion entre Italiens et Français à propos des boues rouges de la Montedison déversées depuis longtemps au large de la Corse. Pour le spectacle, c’était parfait : l’Italie et la France s’empoignèrent sur ces boues, les uns exigeant que l’arrêt des déversements soit intégré dans le traité qui allait être signé, les autres protestant que ce n’était pas aussi simple, qu’il y avait des emplois à préserver et que peut-être les boues n’étaient pas aussi nocives que le disaient des experts malintentionnés.
De part et d’autre on fit savoir que l’on ne cèderait pas, histoire d’enchanter les opinions publiques tenues informées de la force de caractère de leurs représentants respectifs. Pour un profane, il y avait là matière à rupture ou bien il fallait qu’un pays cède devant l’autre.
Le spectacle terminé on inventa l’un de ces compromis qui font la fortune des diplomates professionnels maintenant qu’ils ne déclarent plus les guerres. Le traité à signer prévoyait deux listes de produits mis en accusation dans l’empoisonnement de la Méditerranée. D’abord, une liste noire : les substances qu’il serait – qu’il est théoriquement depuis février 1978 – interdit de déverser d’un bateau dans la Méditerranée. On y trouvait, satisfaction pour la France, les « composés acides et basiques » autrement dit les boues rouges. Mais, surprise, la liste grise, celle qui répertoriait les substances dont le déversement est simplement soumis à l’autorisation du pays où elles sont produites, comportait également les « composés acides et basiques ». Honneur sauf pour l’Italie.
Il ne restait à l’observateur un peu étonné qu’à découvrir dans un autre article de ce traité de Barcelone qu’il fallait réunir une commission pour déterminer la composition des boues rouges déterminant l’inscription dans l’une ou l’autre de deux listes à chaque cas de déversement. En examinant de plus près quelques autres articles on s’aperçoit que la décision de classification de ces boues rouges doit être prise à l’unanimité de la commission ad hoc. Laquelle, bien évidemment, ne s’est jamais réunie pour examiner ce point particulier. En conséquence de quoi les Italiens continuent à déverser tous les jours les mêmes quantités de boues rouges au large de la Corse et les Français les leurs au large de Cassis. Pour toute réclamation les peuples Méditerranéens peuvent s’adresser aux diplomates fiers de leur joli travail de dentelle.
Pour la conférence de Monaco qui était destinée à préparer un accord sur les pollutions telluriques, pollutions qui sont de loin les plus importantes, Français et Italiens se sont à nouveau efforcés de jouer les prolongations. En commençant par retarder le plus longtemps possible, dans les mois précédents la réunion, la publication d’un premier rapport qui accuse ces deux pays et en particulier les rejets toxiques du Rhône et du Pô : deux coulées de poisons qui prennent une bonne part dans la mort de la Méditerranée. La France a même interdit à l’équipe de recherche et de mesures de Monaco, placée sous la direction du Commandant Cousteau, de faire état des résultats de mesure de radioactivité enregistrés à l’embouchure du Rhône. Le bilan complet de la campagne d’observations ne sera terminé qu’à la fin de l’année 1978 et il est à craindre que certains pays s’opposent à la publication de données susceptibles d’inquiéter les opinions publiques ou de troubler les industries touristiques. À tout hasard sans doute, la France n’a même pas autorisé les chercheurs mandatés par le Programme des Nations Unies pour l’environnement à pratiquer des mesures de pollution bactériologiques sur le littoral français…
Cette décision et toutes les réticences ou censures déjà enregistrées auparavant, qu’il s’agisse de la France ou d’autres pays, montrent clairement les limites de l’action d’une organisation internationale en matière de lutte contre les pollutions et contre les destructions. Le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, le P.N.U.E., n’a que les moyens que veulent bien lui accorder les États qui le financent. Dans le cas de la radioactivité constatée au large de Fos, la France a tout simplement pratiqué le chantage au financement. Argument aussi redoutable qu’efficace.
II. SOUVERAINETÉ MURAILLE
Depuis qu’il s’est attaqué au problème de la Méditerranée, le P.N.U.E. se heurte à cette muraille : la souveraineté des États et leur répugnance à en abandonner la moindre parcelle même lorsqu’il s’agit de sauver une mer. Une tragique impuissance que ne peuvent plus masquer les discours et les déclarations d’intentions.
En 1974, en expliquant son projet au sujet de la Méditerranée, le premier directeur du P.N.U.E. disait que cette expérience serait un test, une épreuve cruciale. « Ou bien, me disait Maurice Strong, nous parviendrons à sauver la Méditerranée avec le concours des pays qui l’entourent ou bien nous échouerons et il ne sera jamais possible, ailleurs, d’entreprendre une quelconque action internationale en matière de pollution et de destruction de l’environnement. Et nous ne réussirons que si les gouvernements, surmontant leurs égoïsmes nationaux, consentent à abandonner une partie, même minime, de leur souveraineté nationale en matière de contrôle et d’évaluation de pollution ». À l’époque, Maurice Strong n’était pas très optimiste.
Tout mécanisme de sauvetage de la Méditerranée semble bloqué par le système politique et économique dominant alors que l’on pouvait croire il y a trois ou quatre ans que, connaissant intimement la réalité des dangers, les gouvernements s’engageraient au moins dans un « réformisme écologique » qui aurait pour avantage de parer au plus pressé. La Méditerranée, du point de vue de l’écologiste, a certes besoin d’une révolution mais elle peut dans un premier temps, comme tous les grands malades, être « prolongée », soulagée par des soins d’urgence avant que surgisse la ou les solutions politiques qui induiront – mieux que des « mesures » à l’accomplissement toujours incertain – une régression des pollutions et des phénomènes de destruction.
Le mal est pourtant profond. Au moment où une marée noire pollue la Bretagne de façon spectaculaire, il n’est peut-être pas inutile de rappeler que les navires et les raffineries ont déversé, sans le moindre accident, 400 000 tonnes de pétrole en Méditerranée pour la seule année 1977. Le super tanker Amoco Cadiz ne faisait que 230 000 tonnes. Une marée noire accidentelle, ce n’est donc pour les écologistes qu’un fait dramatique qui vient souligner les dangers d’une pollution permanente. Même s’il ne faut pas oublier que le naufrage d’un gros pétrolier serait une catastrophe irrémédiable pour la Méditerranée : ses eaux ne se renouvellent, en moyenne, que tous les 80 ans, et le mouvement des vagues et de la marée n’a pas la puissance nécessaire pour participer à un nettoyage du pétrole.
III. PRÉOCCUPATIONS DE RICHES ?
Si les raffineries et les navires persistent à polluer, ce n’est pas par une sorte de fatalité ou de « méchanceté de quelques responsables » : pour les compagnies pétrolières les économies sont énormes, même lorsque tombent des amendes, lorsqu’elles échappent aux systèmes plus propres, qu’il s’agisse des raffineries fonctionnant en circuit fermé et des pétroliers utilisant le procédé dit du Load on top qui permet de stocker les résidus de pétrole dans une cuve avant de les livrer à une installation susceptible de les traiter. Et il ne s’agit pas d’une anticipation écologique : les deux systèmes fonctionnent à la perfection depuis des années. Il est de règle pour le capitalisme, pour les multinationales de retarder le plus longtemps possible le passage à des techniques moins ou peu polluantes.
Et quand véritablement la pression réformiste et libérale se fait trop forte, bien souvent sous la pression des opinions publiques, il reste toujours un moyen de prolonger le profit d’une technique polluante depuis longtemps amortie : l’installer dans un pays en voie de développement supposé moins attentif à ces préoccupations de riches…
Lors des conférences internationales – notamment – les pays industrialisés du bassin Méditerranéen jouent habilement du besoin de croissance et d’amélioration du niveau de vie de leurs interlocuteurs insuffisamment développés. Face aux écologistes, les représentants des pays industrialisés font cause commune avec les représentants des bourgeoisies de nombreux pays en voie de développement qui estiment que vu l’état de l’environnement dans leurs pays, il est encore urgent d’attendre avant de se préoccuper d’un développement écologiste.
Cette « Union sacrée » peut être fatale à la Méditerranée. Quelle que soit la réalité des arguments des pays en voie de développement du bassin méditerranéen qui expliquent, chiffres officiels à l’appui, qu’ils polluent largement moins que les pays du Nord. À chaque conférence, et dans les réunions préparatoires, les nations fortement industrialisées trouvent quelques compères pour les aider à refuser toutes les clauses et mesures contraignantes. Au besoin, ces bons apôtres baptisent leurs réticences « défense ou respect de l’indépendance nationale » ou, a contrario, ingérences dans les affaires intérieures…
IV. LE PIÈGE
Ainsi se perpétue, y compris en économie socialisante, les défauts écologiques du capitalisme : le productivisme et l’exploitation de ce bien gratuit et commun qu’est la Méditerranée ; alors qu’il existe désormais d’autres perspectives de développement harmonieux et équilibré menant à l’élévation du niveau de vie et à la réduction des inégalités sans passer par la destruction et l’épuisement prématuré des ressources.
Il serait intéressant pour l’avenir de la Méditerranée que les pays en voie de développement évitent ce piège ; il ressemble au chantage que les industriels européens pratiquent depuis des années : la lutte trop radicale contre la pollution déboucherait inéluctablement sur le chômage. Argument qui n’est même pas soutenable lorsque les entreprises refusent de prélever une part de la prévention des pollutions sur leurs bénéfices.
Si les pays en voie de développement choisissent dès maintenant la non-pollution ils mettront, d’abord, les pays industrialisés plus facilement en posture d’accusé principal, sinon unique. Ensuite ils éviteront de reproduire toutes les erreurs économiques, écologiques, sociales et culturelles du modèle dominant occidental. L’industrialisation, étant donné l’état des techniques, peut désormais être non-polluante à 90% pour peu que l’exigence politique en soit formulée avant la mise en place. D’autre part, s’ils ne se soumettent pas aux intérêts des multinationales et des gouvernements qui leur vendent de la technologie et des usines « clés en main », les pays en voie de développement peuvent construire une industrialisation dispersée, par petites ou moyennes unités. Dans ce cas les problèmes d’environnement sont plus facilement maitrisables et la décentralisation des centres de production évite un phénomène qui est une des plaie écologiques et sociales du bassin méditerranéen : la concentration des populations en zones côtières. Concentration qui a pour corollaire, évidemment, la désertification des campagnes et de l’intérieur du pays. Ce phénomène donne des résultats dramatiques du point de vue de l’écologie dans les pays industrialisés et si le mouvement actuel se poursuit, même sans s’amplifier, la zone littorale méditerranéenne comptera 200 millions d’habitants en l’an 2000, ce qui est plus qu’elle peut supporter.
V. « RANÇON DU PROGRÈS »
Mais il est indéniable que « l’occidentalisation » de nombreux cadres des pays en voie de développement ne les porte pas à rejeter le modèle économique et surtout industriel européen ou américain. Le discours sur la « rançon du progrès » est souvent parfaitement intégré au niveau de tous les « décideurs ». Ils reproduisent donc le modèle de développement qui leur est suggéré par les crédits et leur formation et ils ajoutent un argument juste : « Nous n’avons pas à payer ni à investir pour lutter contre une pollution dont vous êtes, vous les pays développés, responsables à 80% ». Attitude globale que lesdits pays reprennent en expliquant, selon les publics, ou bien que les pays en voie de développement « ne veulent pas faire d’efforts pour lutter contre la pollution » ou bien « il serait injuste de notre part d’entreprendre une politique de non-pollution ou de contrôle de la pollution qui serait un fardeau insupportable pour nos interlocuteurs du tiers-monde ou insuffisamment développés ».
À la conférence de Monaco, dans les couloirs, les représentants de la France et de l’Italie n’hésitaient pas à expliquer que les négociations piétinaient en raison de l’opposition des pays en voie de développement. Une opposition qui, il faut le dire, se résumait souvent à une simple exigence : « Payez pour nos équipements et systèmes de surveillance, pour les recherches à faire sur notre littoral, aidez-nous à former du personnel spécialisé et une entente sera possible ».
Et pendant les travaux et les palinodies internationales, la pollution se poursuit.
Mais il faut être clair sur un point : il ne s’agit pas de la mort de la Méditerranée tout entière. Pour cela il nous faudra encore polluer quelques centaines d’années. Ce qui est en cause, ce sont les zones littorales, à la fois dans la mer et sur la terre. Car les destructions vont de pair avec les pollutions : le désastre s’étend rapidement de chaque côté du rivage.
Et si l’on considère ces seules zones littorales, zones essentielles pour la vie des hommes, la mort est désormais en vue lorsqu’elle n’a pas déjà fait son œuvre. L’Adriatique voit des résultats de pêche décroitre. Et il est fréquent que des quantités importantes de poissons en provenance de ces régions soient rejetées par les services de santé au moment de leur arrivée sur les marchés. La région de Fos et de Marseille, après la zone qui entoure Barcelone, subit la même évolution.
Sur ces points, comme en d’autre situés en Grèce, en Yougoslavie et en Turquie – notamment dans la région d’Izmir – la pollution bactérienne s’ajoute aux conséquences de nombreuses pollutions chimiques. L’explication en est fort simple : dans les régions citées la concentration en grandes villes et en industrie est de plus en plus importante et les plus récentes études du Programme des Nations Unies pour l’Environnement tout comme celles de la FAO font apparaitre que 80% à 90% des rejets urbains et des effluents industriels parviennent à la mer sans avoir subi le moindre traitement.
Or il s’avère maintenant que, contrairement aux affirmations de quelques scientifiques complaisamment relayés par les gouvernements de nombreux pays, le pouvoir auto-épurateur de la mer est un mythe. L’eau salée n’a guère de facultés pour détruire les bactéries et les virus, et encore moins pour faire disparaitre les particules de mercure, de zinc, de cuivre, de cadmium. Tout comme elle ne peut pas grand-chose contre les résidus de détergents et des organo-chlorés que les eaux de pluies, puis les rivières, lessivent sur des terres parfois fort éloignées de la mer.
VI. ALERTE AU MERCURE
Il n’est donc pas étonnant que le Professeur Cumont, du Laboratoire d’Hygiène de Paris, ait constaté que la plupart des thons pêchés en Méditerranée présentaient des taux de concentration de mercure quatre ou cinq fois supérieur à ceux – sans danger – relevés dans l’Océan Atlantique. D’autres travaux ont fait apparaître que des poissons méditerranéens comme la roussette, l’espadon, la raie, le rouget, des crustacés comme le crabe ou la langouste dépassaient largement le taux de mercure admis comme un seuil maximum pour l’OMS, à savoir 0.5 milligramme par kilo. En 1975 la Revue internationale d’océanographie médicale expliquait déjà que 17 espèces se situaient au-dessus de la cote d’alerte, avec un record de 2,96 milligrammes pour des espadons.
Le mercure est l’un des indicateurs préférés des experts qui surveillent la Méditerranée mais les recherches actuelles font apparaître des progressions de concentration pour d’autres produits : le cadmium et le zinc par exemple. Quant au pétrole, ses molécules s’accumulent dans de nombreux organismes marins et, surtout, elles s’allient à des métaux ou à d’autres produits chimiques en des cocktails dont les spécialistes se déclarent pour l’instant incapables de prévoir les effets. Ne serait-ce que parce que le nombre des combinaisons possibles échappe aux possibilités des chercheurs.
Parmi les dangers pétroliers, l’un d’eux est parfaitement identifié : l’augmentation des quantités de benzopyrène, un dérivé qui naît du réchauffement du pétrole c’est-à-dire principalement des raffineries. Le benzopyrène est identifié comme le principal agent cancérigène de la cigarette. On le retrouve de plus en plus dans les coquillages et les crustacés dans lesquels il ne laisse aucun goût sensible.
VII. PAS D’INNOCENTS
On pourrait multiplier les exemples à l’infini : dans la mer en général et dans la Méditerranée en particulier, il n’y a pas de produits innocents. D’autant moins innocent que les expériences menées au cours des dernières années à l’aide de traceurs ont permis de découvrir que les courants étaient beaucoup plus complexes et beaucoup plus surprenants que l’affirmaient les spécialistes. Ils transportent les substances dangereuses d’un bout à l’autre de la Méditerranée selon des schémas qui ne laissent aucune côte à l’abri. Il n’existe pas de zones protégées, du point de vue de l’imprégnation chimique, par le seul fait qu’elles sont éloignées de tous les rejets industriels ou pétroliers. Les courants brassent les produits bien au-delà des zones de concentration où les dangers sont déjà directement perceptibles. Et les mécanismes de la chaine alimentaire qui concentrent peu à peu la teneur en produits toxiques complètent parfaitement l’action de ces courants et sous-courants.
En matière de pollution, il y a peut-être encore quelques innocents au bord de la Méditerranée, mais tous les pays sont d’ores et déjà victimes. Dans une moindre mesure, les mêmes transferts se constatent avec la pollution bactériologique. Ainsi, personne n’a su d’où provenaient les agents du choléra qui fit 25 morts en 1973 dans la région de Naples. Tout ce que l’on a su c’est que la population avait été contaminée par la consommation de coquillages ramassés au large de la ville, en eau moyennement profonde, à la limite de la zone infralittorale. Il a été aussi constaté que le virus de l’hépatite virale, contrairement à toutes les certitudes, voyageait – avec les poissons ou les crustacés – avec une étonnante facilité sans être détruit par le trop fameux « pouvoir auto-épurateur » de la mer. Un récent rapport de l’OMS explique à ce propos :
« Un émissaire déversant continuellement, sans aucune épuration, les nuisances urbaines sur un littoral, le rend obligatoirement de plus en plus insalubre et de plus en plus dangereux. On ne peut, à ce niveau, invoquer aucun processus d’autoépuration. Les bactéries et les virus restent vivants ; ils survivent ou vivent, une fois fixés sur des particules organiques, demeurent infectants, reviennent vers les rivages et passent aisément d’une région à une autre, ainsi qu’en témoignent les photographies aériennes illustrant ce phénomène de retour et les expériences effectuées à l’aide de traceurs. Des eaux que les analyses sommaires permettent de situer dans des normes de salubrité acceptables, tiennent en réalité en suspension tous les polluants que l’on croit disparu […]. Il n’est pas exagéré de dire que la Méditerranée, mer pratiquement fermée, réalise les conditions optimales et maximales de contact entre les hommes et les agents pathogènes responsables de maladies épidémiques et contagieuses. ».
VIII. POLLUTION GRISE
Dernière « maladie » menaçant le littoral méditerranéen par le biais de la destruction de la zone infralittorale où siège l’essentiel de la vie nécessaire à la reproduction de la faune : les aménagements portuaires. Elle est partie d’Italie ou d’Espagne, fait des ravages en France et risque bientôt d’envahir de nombreux pays. L’exemple français est particulièrement étonnant et mérite d’être évoqué avec quelques chiffres.
« Nulle part en Méditerranée, écrit dans une étude parue en 1976, un biologiste du Laboratoire d’Écologie marine de Nice, on ne trouve un tel taux d’occupation de l’étage infralittoral par des ouvrages artificiels ». Effectivement, si l’on ne se fie qu’aux seuls aménagements actuellement programmés, les destructions atteindront 25% de la zone littorale au début des années 80 pour le seul département des Alpes maritimes.
Destruction qui a bien souvent pour seule fin d’installer des ports de plaisance et des « marinas ou hôtels pied-dans-l’eau » dont la fonction est d’offrir des logements de vacances à portée des bateaux de plaisance. Dans le département des Alpes Maritimes, alors que le suréquipement atteint déjà 40 à 50%, on prévoit un doublement de la capacité de ces ports de vacances de luxe pour les années 85. Ce qui signifie que si rien n’est tenté pour enrayer ce type d’aménagement, dans quelques années un quart du littoral du département des Alpes Maritimes aura été détruit irrémédiablement au bénéfice de 30 à 40 000 propriétaires de bateaux au maximum.
Car prétendre que ces aménagements portuaires, dans les Alpes maritimes et ailleurs en Méditerranée française, se font dans une optique de démocratisation de la navigation de plaisance, comme on l’entend souvent dire, relève de l’escroquerie pure et simple. Il suffit de consulter les statistiques officielles du Ministre de l’équipement pour s’apercevoir que si 146 familles de cadres supérieurs ou de professions libérales sur 1000 possèdent un bateau, le chiffre passe à un pour 1000 (dériveurs légers compris) en ce qui concerne la catégorie des ouvriers, employés ou artisans. Si l’on ne tient compte que des bateaux susceptibles de bénéficier d’un port de plaisance, la proportion passe à un pour 5000…
Ce bétonnage, cette pollution grise qui désespère les Méditerranéens et commence à faire fuir les touristes qui partent provoquer la destruction d’autres lieux, n’ont donc pas seulement des conséquences esthétiques dont on pourrait dire qu’elles pèsent peu face à des « intérêts économiques ». Le danger est plus que la mort d’une beauté : le saccage des côtes et de l’arrière-pays, la déforestation, l’arrêt des cultures vivrières, l’abandon des terres transforment profondément des habitudes de vie et des héritages culturels. À ce titre, toutes ces agressions font partie de la mort de la Méditerranée.
Il est évident qu’à ce niveau les Conférences et les traités internationaux en cours de négociation se révèlent parfaitement impuissants. Encore plus que pour les autres formes de pollution.
La conjonction de tous ces maux, leur accélération amènent à conclure qu’il n’est plus possible de faire confiance aux États amoureux de leur seul taux de croissance pour renverser la tendance. Depuis 1974, nous l’avons vu, ils ont prouvé qu’ils étaient à peine capables d’introduire quelques « réformes ». Il reste donc aux populations à prendre le sauvetage de la Méditerranée en main. Solution qui passe par l’existence de puissantes associations nationales, puis internationales, suffisamment radicalisées dans leurs réflexions et leurs actions pour imposer des modifications de comportement qui induisent ou supposent des transformations politiques. L’efficacité – avouée par la Shell – du mot d’ordre des écologistes français sur les ventes de cette Firme trois semaines après la marée noire de Bretagne est peut-être l’indication d’un impact et d’une puissance qui n’étaient que soupçonnés et doivent être utilisés.
Paris – Avril 1978